Lundi dernier, pour la première fois de ma carrière je me suis pris un coup par un élève. Je me suis retrouvée face à ma classe, la lèvre ouverte puis, me retournant, face à mon bureau contre le tableau blanc, emporté par les tables de la première rangée, les chaises renversées, avec le titre de la séance inscrit au feutre rouge au tableau :
Découvrir une œuvre, Le dieu du carnage de Yasmina Reza.

super_heros

Retour à la réalité/Back to reality.

Quand la réalité rattrape la fiction…

Si nous étions dans une chronique télévisée vous auriez vu ici défiler les images en arrière et en accéléré : flashback (ou analepse) sur ce cours entre tragique et épique.

Nous sommes donc un lundi de juin comme il y en a tant, le conseil de classe est passé et malgré la menace du brevet arrivant les élèves de troisièmes ne sont plus guère concentrés. Ma première heure de cours se passe donc relativement normalement ; entre les remarques pour que L. arrête de bavarder, A. lâche son téléphone et écoute, F. se retourne, W. à la porte deux minutes pour se calmer et réfléchir parce qu’il a traité J. de « sorcière » (anodin sauf quand on sait que J. a été opéré x fois du fait d’une malformation comme un bec de lièvre mais en plus grave) et mon cours à proprement dit à propos du personnage de Médée et de l’évolution de la tragédie. Lecture de plusieurs passages de la pièce de Jean Anouilh avec ledit L. mentionné plus tôt.

Sonnerie. Récré de l’aprem.

Heure 2 : retour en classe. Les élèves s’assoient L. et C. au premier rang se plaignent de ne pas avoir assez de place et recule la table de J. au 2e rang qui grommelle. « Toutes les rangées reculez les tables svp.. » Début du cours sur Le dieu du carnage de Yasmina Reza que nous allons jouer par la suite en classe. Questions de base : alors que raconte l’histoire ? Qui sont les personnages ? Quand tout à coup je vois J. se lever et vociférer en bousculant sa table « Mais vous allez arrêter! » Je regarde et vois les deux garçons du premier rang me regardant sans comprendre. Une élève fait remarquer à J. qu’elle a fait tomber ses lunettes et elle lui rétorque en criant toujours qu’elle s’en fout de ses lunettes. L. imite la jeune fille et là, c’est le drame. Celle-ci toujours debout se met à crier « qu’il est con c’t’enfant! » Et là je vois sa main s’abattre fortement sur L. au premier rang.

Et là qu’auriez-vous fait vous ?

Moi j’ai bondi. Sur mes talons de 10 cm j’ai couru, faisant le tour de mon bureau pour attraper le bras de mon élève L. en me criant intérieurement « Non Non Non Nooooon ! » Mais trop tard, L. avait fait volte face et plaqué la tête de la demoiselle sur sa table (Toujours cris intérieurs: « P***** ! M***** ! Elle vient de se faire opérer y a 2 mois ! Nooooooon ! »).

Peu importe sa taille, son âge, sa force, je ne réfléchis pas, je saisis L. par le bras, le fais se retourner, le pousse de toutes mes forces en le maintenant par les épaules, faisant comme je pouvais pour contenir sa rage que je sentais bouillir dans son corps tendu. J’ai vu des bras l’agripper de chaque côté, un élève surgir de nulle part et lui passant son bras autour de son cou (j’ai su après qu’il avait sauté sur les tables pour arriver à nous). Je ne pensais qu’à une chose: « Lui a-t-il fait mal ? Il faut que je l’arrête ! » Continuant d’être un rempart entre lui et elle dans mon dos, je me maintiens contre lui, lui attrape le visage et lui dis fortement mais calmement: « L. L. Regarde moi, regarde moi. » Premier regard furtif, mais j’ai le temps d’y lire toute la rage qui l’habite. Le regard s’enfuit de nouveau vers elle. « L. Arrête, oublie-la, calme toi, regarde moi, dans les yeux. » Et lui prenant le visage de ma main droite je le fais pivoter légèrement malgré sa lutte. Alors, son regard plonge dans le mien. « Oui, regarde moi, calme toi. C’est ça, calme toi »… Le corps se détend, le regard reprend son humanité. Ma main se détend. Lui caresse la joue comme un enfant « calme toi. » Je dis aux autres : « Lâchez-le c’est bon. »

J’entends derrière moi « Madaaaaaame J. s’est enfui! » Ok. Je nomme 2 élèves pour aller derrière elle, un autre chez la CPE pour la prévenir de l’incident, mais je garde un contact avec L.

Et là, ce fut comme un retour à la réalité, comme si je me réveillais d’un songe. La classe est là, face à moi, face à nous. Je sens ma lèvre enflée et la touche. Regarde mes élèves « Vous vous êtes pris un coup madame.

– Pas grave. »

(Ce n’est rien, juste un petit coup, au bout d’une heure avec un mouchoir d’eau froide collé dessus on ne voit plus rien.)

Je me retourne, vois mon bureau contre le tableau blanc emporté par les tables du premier rang, les chaises renversées. Je ne me rendais pas compte que cela avait été si violent. Un collègue entre dans ma salle. « Ça va? J’ai cru que tu faisais du théâtre et puis…

– oui on en faisait, mais… Ça va. C’est réglé. La situation est gérée. »

Et là, j’ai soufflé. On se regarde avec mes élèves, on se sourit, je plaisante: « et bien, je retiens qu’on a un super-héros dans notre classe! » R. rigole et me montre les marques de pas qu’il a laissé sur les tables.

Après coup, je me rends bien compte que je suis allé à l’encontre de ce qu’on nous apprend à l’IUFM (enfin apprenait…), que dans pareil cas il ne faut pas s’en mêler mais appeler de l’aide. Sauf que nous sommes des humains. Je n’ai pas réfléchi avant de me lever. C’était instinctif c’est tout. Primitif. Je devais les protéger. Je devais y aller.

Cependant, attention, je connais mes élèves, je connais L. Je sais que c’est un garçon gentil, intelligent, mais avec un ego de mâle de 15 ans. Je savais qu’il pouvait lui faire mal mais qu’il s’en serait voulu. Cette altercation nous a finalement rapproché.

Que faire dans d’autre cas ? Nous ne sommes pas préparés face à la violence. Une fois de plus, ce n’est pas mon ego fan de Buffy qui m’a poussé à m’élancer, mais bien cet amour pour mes petits. Une classe c’est une meute. Je suis Baguera.

« Moi je crois au dieu du carnage. C’est le seul qui gouverne , sans partage, depuis la nuit des temps. »

Cette chronique n’a aucun intérêt pédagogique, c’est juste un instantané de vie de prof parce qu’on peut tous se trouver dans cette situation un jour ou l’autre. On réagit avant tout par ce que l’on est. Et pour reprendre une citation de Médée dans la pièce éponyme d’Anouilh « Les mots ne sont rien mais il faut qu’ils soient dits. »

Une chronique d’Amélie L

2 réponses

  1. Je suis désolée, mais je n’arrive pas a admirer…
    Non seulement vous faites passer cette violence comme etant une situation dans laquelle nous autres collègues pouvont nous retrouver a tout moment…et trouvez cela presque normal, voire acceptable, mais en plus vous n’en tirez aucune reflexion sur la violence que notre systeme scolaire et notre societe en general peut provoquer.
    J’ai enseigne la moitie de ma carriere dans une zep et l’autre dans un college que je vois se deliter de jour en jour, ne tenant plus que par la force de volonte de ses enseignants. Des hommes et des femmes qui ne sont pas des Baguerras mais des etre humains qui preferent reperer les conflits pour les eviter avant qu’ils n’explosent.
    Il y aurait tant a dire sur les hierarchies qui n’aident pas, sur les politiques qui torpillent notre systeme educatif depuis des années, laissant , et là je suis entierement d’accord avec John, la part belle au privé; il y aurait tant a dire sur ces gamins sans plus aucun but ou ambition, parqués avec leurs parents dans des cités ou des quartiers d’une crasse et d’une pauvreté ecoeurante… Il y aurait tant a dire… Sans se faire le film du prof qui sauvera ses élèves malgré le systeme et malgré eux.
    Racontez nous plutôt comment s’est passé votre piéce de theatre avec ses reussites et surtout ses echecs formateurs.. Ou comment cette bagarre vous aura permis de reperer a l’avance les conflits possible et de trouver des parades pour apprendre au eleves, sinon la litterature française, au moins le respect d’eux meme et de leur camarades.

  2. Bonjour,
    Deux remarques face à cette très littéraire description de ce qu’il faut bien nommer un « fait divers » :
    Le courage, tout d’abord. Au-delà des âneries pédagogisantes à la Merdieu (Merieu/Bourdieu), une enseignante qui d’humanité se souvient au coeur de la tourmente. C’est dans les situations d’exception que se révèlent les gens d’exception. Chacun de ces moments-limites nous permet de mieux nous connaître, de révéler éventuellement le grand personnage ayant réussi à survivre dans l’abrutissement décérébrant d’une Institution à la dérive.
    Mais, en marge de ce courage et de l’admiration qu’il m’inspire, une grande peur aussi. Le triomphe de la lobotomisation, du refus d’interroger (à tout le moins !!!) le simple fait que de telles situations puissent advenir au sein d’une classe, lieu de culture, de recueillement, de Sacré dans la plus large et la plus noble acception de ce terme. Je sais me placer ainsi très loin de Merdieu et de leurs borborygmes mongoloïdes sur la « professionnalisation » du « métier » d’enseignant mais … je l’assume.
    Comment peut-il exister, de façons courante, des situations telle que décrite ? Les élèves n’ont pas le moindre respect pour le dépositaire du Savoir que représente le Professeur, ni, d’ailleurs, pour le Savoir (affaire « d’intello », de « lèche » et j’en passe…).
    Ce que je tente de pointer ici est tout simplement cette confusion savamment orchestrée par de véritables escrocs intellectuels, sophistes professionnels de la politique. Ils ont réussi à faire déraper les mentalités d’une promotion de « l’Ecole pour tous », très grande et très belle idée de la République vers l’imposition de l’école pour « n’importe qui », pataquès impossible qui entrave désormais le moindre espoir de promotion sociale.
    Tout ceci m’inspire une immense admiration pour ce courage survivant et un abyssal dégout de ces Merdieu(x?) de pédagogisants qui ont pourri une grande et belle idée pour le plus grand profit de « l’école pour certains », j’ai nommé l’enseignement privé.

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