Lu sur The Conversation

Patrick Boucheron, Collège de France

Histoire « globale », histoire « mondiale », histoire « connectée » : tous ces termes désignent un mouvement qui s’éloigne sans doute d’une forme un peu étriquée d’histoire nationale mais qui ne lui tourne pas le dos nécessairement. Ce ne sont en rien des entreprises idéologiques de dé-légitimation des histoires nationales.

Changer de point de vue

Il faut d’abord préciser les différentes possibilités narratives – car c’est au fond de cela qu’il s’agit – que portent ces démarches. L’histoire globale serait la manière la plus simple de désigner l’élargissement des perspectives : le monde devient l’échelle même de l’histoire. Mais il faut alors en rabattre sur tout ce que l’histoire pose comme exigence dans l’attention aux acteurs, aux archives et à la manière dont celles-ci sont situées. Dès lors que l’on veut dessiner les grandes fresques de très haut, comme d’un hublot d’avion, se perdent la texture et les temporalités des sociétés.

C’est précisément pour se rapprocher des paysages, des visages et du temps que ce qu’on appelle « l’histoire connectée » tente un autre déplacement en écrivant au contraire une histoire locale de la manière dont chaque endroit du monde est travaillé et traversé par la mondialité.

Avec l’histoire connectée, le monde n’est plus l’échelle mais l’objet d’analyse et en ce sens, n’importe quelle histoire peut être une histoire mondiale (nous préparons au Seuil une « histoire mondiale de la France »). On s’épuiserait à distinguer tous les autres labels de ces courants. Retenons que, dans tous les cas, il s’agit bien de tenter une expérience en posant autrement les problèmes que l’on se pose depuis longtemps.

Il ne s’agit pas tant de découvrir des faits nouveaux que de voir quelque chose que tout le monde avait sous les yeux. Et on le voit simplement en changeant de point de vue. La méthode est élémentaire mais les gains de connaissance puissants. C’est pourquoi l’histoire mondiale n’est pas une province de l’historiographie mais peut au fond concerner, intéresser et travailler toute la discipline.

Une histoire pour notre temps ?

Nous, historiens, qui n’aimons pas nous voir imposer notre questionnaire par la demande sociale, résistons à l’idée que l’histoire mondiale est celle dont le monde a besoin à l’âge de la globalisation, de même que l’histoire nationale du XIXè siècle a accompagné la naissance des Etats-Nations modernes. Parce que nous avons changé d’époque, parce que notre cadre d’expérience s’est élargi, nous n’aurions plus d’intérêt à faire une histoire enfermée dans un cadre national. L’idée est contestable, mais demeure puissante ne serait-ce que parce que l’essor de l’histoire mondiale est, de fait, l’un des effets de la mondialisation de la pratique historienne : internet, les moyens de communication, la numérisation partout dans le monde des archives, élargissent d’abord les possibilités et les frontières de la recherche.

Mais lorsque l’on parle aujourd’hui de crise du « roman national », il faudrait faire porter l’accent sur « roman » davantage que sur « national ». La crise de l’identité – on le voit bien aussi du point de vue de la représentation politique, et c’est une banalité de le dire – est d’abord une crise du récit, crise d’une manière linéaire de construire des récits.

L’histoire, depuis longtemps discipline pourvoyeuse de récits, est contemporaine de la littérature du temps où elle s’écrit. Si Michelet nous fascine aujourd’hui c’est qu’il est pleinement contemporain de sa littérature. Il écrit dans le même temps que Victor Hugo et Balzac, dans une sorte de concurrence entre histoire et littérature pour dire la vérité du monde.

Se désorienter pour écrire l’histoire

Dès lors, la question est : l’historiographie du 20ème siècle a-t-elle été contemporaine des révolutions littéraires de son époque ? Y a-t-il chez les historiens l’équivalent de Dada, ou de Joyce, ou même de Proust ? En réalité, oui mais avec des effets retard.

Prenons le cas de Claude Simon, Prix Nobel de littérature en 1985. Son oeuvre n’a pas été qu’une mine à exergues faciles pour historiens mais une épreuve pour eux car ils trouvaient là une écriture pétrie d’histoire, d’une histoire du monde. Son grand roman Les Géorgiques (paru en 1981) convoque l’ensemble du monde dans la tête d’un général d’empire vieillissant qui regarde ses vignes et ses arbres frôlés par le vent et voit s’entrechoquer ses souvenirs, ceux de la guerre mondiale, de la guerre d’Espagne… Le monde se trouve convoqué dans une prose qui elle-même dit l’insuffisance de l’histoire et des historiens pour le décrire. Il y a là un défi réciproque entre les historiens et les écrivains pour se mettre en contemporanéité. L’effort de l’histoire mondiale vient de cette préoccupation.

« Ecrire l’histoire » ne signifie pas faire des phrases, mais savoir où on va mettre la caméra. Il y a une orientation, une décision, une action. Comment regarde-t-on l’histoire ? D’en haut ou d’en bas ? Va-t-on faire un zoom arrière qui élargit le champ ? Suit-on la bataille dans le dos de celui qui gagne ou de celui qui la perd ? Se permet-on des longs travellings pour passer la ligne de front, d’un côté, puis de l’autre ? Mais alors, quel est ce démiurge qui regarde ? Sommes-nous embarqués (embeded comme disent les Américains) dans un camp ?
Vouloir changer d’orientation exige de se poser ces questions.

Si l’on ne fait que remplacer le roman national par le roman mondialiste, si les grands principes indiscutés, jadis de l’identité nationale aujourd’hui du cosmopolitisme universel continuent d’animer la narration, alors on aura déplacé la critique mais rien gagné en connaissances nouvelles. Accepter de se désorienter ne veut pas dire pour l’historien être perdu, ni coupable, ni repentant, ni mélancolique ; cela veut dire d’abord être inquiet, sans quiétude, donc en mouvement. Cela implique de rendre le monde d’abord un peu plus distant, un peu plus opaque, pour qu’il devienne plus clair.

Patrick Boucheron, Collège de France

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Ce texte est publié en partenariat avec le site Les Archives du Présent où l’on peut retrouver l’intégralité de l’interview de Patrick Boucheron.

The ConversationPatrick Boucheron, Professeur, chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècle », Collège de France – PSL

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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