Enseigner le français aujourd’hui

Bonjour, je m’appelle Frédéric Lapraz, j’ai 40 ans et je suis enseignant en français anonyme. Je désire témoigner à visage flouté pour vous raconter la relation interdite que nous entretenons, mes élèves et moi, avec la langue française, à l’occasion de la semaine de la langue française du 17 au 25 mars 2018.

langue-sms

Je fais l’appel.

La grammaire ?

« Monsieur, elle est arrivée en retard, les pions ils l’ont pas acceptée je l’ai vue au portail. »

L’orthographe ?

« Il a été viré, il est passé en conseil de discipline quand il a temenike avec la prof d’Arts. »

La conjugaison ?

« Elle s’est réorientée on m’a dit elle se sentait isolée ici. »

Molière, Voltaire, Chateaubriand ?

«  AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAABsents monsieur ! »

(Putain je vais encore devoir faire cours avec Musso, Levi et Rowling la British.)

La langue victime

La langue française en lycée pro, la victime est désignée. Ouverte.

Qu’elle soit ouverte soit. Pleinement disponible. Qu’elle s’offre à nous telle une blennorragie lors d’une soirée de permission militaire je veux bien.

Mais.

N’a-t-elle pas depuis longtemps succombé sous les assauts des coups de boutoir de nos ennemis jurés, j’ai nommé Samsung, Apple, et autre Nokia ?

La lutte est inégale.

L’issue.

Certaine ?

Vous me trouvez négatif ? C’est car cela fait maintenant des années que je conjugue les verbes réfléchis, modaux et pronominaux avec les LOL, TKT, OKLM et autre pécho.

Oui, le langage SMS est une cirrhose et nous buvons tous le calice jusqu’à la lie, ou plutôt jusqu’à Lalie, mon élève de première bac pro à qui je viens de répéter pour la énième fois la règle pour le choix entre -ER et -É.

Lalie tu peux dire mordu, là ? Non ? Bah voilà, c’est -ER. Elle ne répond pas. Lalie aime rêvassER (et mordre aussi son voisin des fois…).

Je me trouve donc bien désemparé lorsqu’arrive la semaine de la Langue Française, telle que les notables l’entendent ; puisque j’ai bien du mal à faire respecter le Petit Robert et Larousse en classe : les élèves les houspillent, les mettent à mal, les terrorisent.

De la chair à bizut.

Du harcèlement lexical. Syntaxique et systématique.

«  Sérieux Monsieur le français, c’est trop dur, les mots ils sont tarpin durs à écrire, ils aiment trop se compliquer la vie les gens là ! »

Oui effectivement tu as écrit misérable avec un H. Mais là pour le coup c’est toi qui te complique la vie.

Me voilà donc tiraillé.

Je paye une langue française que l’Histoire a fait évoluer, mémoire gréco-latine oblige : « Ça va « rhume » monsieur, le H genre il est vraiment utile ? »

Je paye une mondialisation galopante et des anglicismes eux aussi galopants :

« Je vais checker mon classeur car je crois que vos cours je les ai boycottés, suis en bad….OMG. »

 

Mathieu, des fois, tu me mets le seum.

 

Je paye aussi le jargon des jeunes, dont on ne sait plus finalement ce qu’il veut dire, et qui est également repris à la télévision, ce qui ne facilite pas les choses (merci Monsieur Hanouna).

« J’ai décidé d’être candidat car askip j’ai la grinta. Ensemble on va s’ambiancer. On est des badass et fini la golri car la France c’est la hess. »

La langue vivante

Donc face à tout ça, je pourrais bien entendu fondre en larmes derrière mes copies, dont j’ai depuis longtemps arrêté de corriger l’intégralité des fautes d’orthographes. D’une car cela stressait les élèves.

« Monsieur, on écrit, mais vous n’allez pas compter les fautes hein hein…? »

(lèvre inférieure balbutiante et yeux humectés façon chaton des réseaux sociaux)

De l’autre, je ne pouvais plus leur rendre des copies dont les corrections orthographiques rendaient le texte illisible car invisible, je ne voulais pas non plus taper comme certains camarades sur mes collègues de collège ou d’école primaire ; tout ceci étant vraiment trop archétypal. Ils luttaient eux aussi.

J’ai donc décidé d’utiliser le credo de mes inspectrices : LA VA-LO-RI-SA-TION (et pas plus de deux points en moins pour l’orthographe le jour du bac).

«  Mais oui tu as des fautes, mais tu as produit un texte phonétiquement correct ! Il est vraiment très réussi. Vraiment. Je veux juste que la prochaine fois tu essayes de ne pas rédiger en utilisant le passé simple et le futur intérieur. Pardon antérieur. Restons sur le présent, sur l’imparfait. Voilà. Car nous lûmes. Comment dirais-je… Tu lus beaucoup de livres chez toi comme je te l’ai demandé ?… Non… Ah mais tu écris plus de textes quand tu envoies des photos sur Snap….Oui oui, ben c’est déjà bien Thomas… »

Snapchat ou le minimalisme textuel que n’aurait pas renié Malevitch.

Vous me trouvez positif ?

 

Car je ne suis en fait pas tiraillé entre l’ognon ou l’oignon. La langue française évolue et je ne suis pas pour m’arcbouter sur les règles, même si elles sont, j’en suis conscient, des marques du patrimoine du pays.

 

La francophonie est vaste. La lutte ne semble pas si inégale.

L’issue pas si certaine.

Une chronique de Frédéric Lapraz

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