Koltès: Combat de nègre et de chiens, explication n°2

Scène 3

De: « Pourquoi renoncent-ils au chantier, Horn? » à « Je suis ».


Portrait de Koltès

Introduction

La première scène de la pièce a mis en présence les chefs: Horn, « le chef de chantier » et Alboury, le noir venu réclamer le corps de son frère, un ouvrier noir qui a trouvé la mort à l’intérieur même du camp retranché où se déroule l’action.La deuxième scène permet l’apparition de Léone, la femme que Horn veut épouser et qui vient d’arriver directement de France. La scène III voit l’entrée en scène du deuxième personnage masculin blanc, Cal. Nous sommes donc toujours dans une logique d’exposition: il s’agit de donner aux spectateurs tous les éléments importants qui expliquent la situation. On sait par les didascalies du tout début de la pièce que Cal est l’ingénieur du chantier, il a donc des diplômes qui le rendent supérieur à Horn, mais en même temps il lui est subordonné, Horn étant le « chef du chantier ». On sait aussi que Cal est un personnage beaucoup plus jeune, il a « la trentaine ». Enfin, il faut se souvenir que Koltès apparente le personnage à un chacal: « imprenable et impénitent détrousseur, assassin d’occasion ».
En quoi cette scène est-elle importante dans la progression de la pièce?

I Les enjeux dramatiques

Cette scène voit l’élucidation de ce qui est arrivé, à propos de « l’accident ».

1) La version de Cal

Cal défend une version fausse, « officielle »: la mort de l’ouvrier noir résulte d’un enchaînement malheureux de circonstances: l’homme en effet est un « journalier » peu habitué au chantier, dont il refuse à deux reprises de respecter les règles. D’abord en voulant partir, avant l’heure réglementaire:  « Quitter le chantier une heure avant; c’est important, une heure, il y a l’exemple que ça fait » p.23, ensuite en désobéissant aux ordres de l’ingénieur, et en quittant le chantier sans porter son casque « il ne porte pas son casque« .

L’accident survient alors: l’homme fait une chute et est écrasé par un camion qui passe à ce moment-là. L’orage ajoute à la confusion. Pour défendre sa thèse, Cal se lance dans un récit très précis qui cherche à reconstituer les événements:

*Le temps utilisé est le présent de narration.

*Il multiplie les mots de liaison et veut faire croire à l’enchaînement logique des événements: « Alors » (les actes de l’ouvrier: « Alors il veut partir« ; « Alors il me crache aux pieds« ; « Alors il est tombé« ), « donc » (les conséquences, les actions de Cal lui-même: « Je dis donc, non« ; « Donc j’appelle les autres gars« ).

*Cal restitue également les dialogues au style direct: « Vous le voyez le gars? -Oui, patron, on le voit« ; « Je demande encore: mais qui conduit le camion? mais à quelle vitesse il fonce?« .

2) La réalité de l’assassinat

Horn établit la vérité en deux phrases qui viennent ruiner tout le discours de Cal: « Tout le monde t’a vu tirer« ; « Tout le monde t’a vu monter dans le camion« . La symétrie de la construction renforce la véracité de ces deux affirmations, fondées sur l’évidence de le présence des témoins, et dessinent le portrait d’un personnage violent, Cal, capable d’abattre un homme puis d’écraser ensuite son cadavre. Ce déchaînement se confirmera dans la dernière tirade de Cal, lorsqu’il évoquera ce qu’il a fait du corps, avant de le jeter à l’égout.

Le racisme de Cal est sensible dans sa tirade même: d’abord Koltès prend soin d’indiquer dans les didascalies « imitant l’accent nègre » (Cette imitation a pour but de ridiculiser les ouvriers noirs) d’autant que Cal les  présente comme des marionnettes: « oui patron« , formule répétée 3 fois; « non patron« , une fois.

La haine du personnage est aussi manifeste du fait que tout acte de désobéissance est considéré comme une insulte personnelle: « Alors il me crache aux pieds et il part. Il m’a craché aux pieds et à deux centimètres c’était sur la chaussure« . Le reprise du verbe cracher au présent et au passé composé témoigne bien du fait que pour Cal il s’agit là d’un affront terrible. La paranoia du personnage se déclinera de fait dans la tirade sur les crachats à la scène 12,mais le crachat d’Alboury sur Léone manifestera la violence du geste lui-même. Tout le décalage vient ici de la localisation, si l’on peut dire: « aux pieds« , « à deux centimètres, c’était sur la chaussure« . A la scène 15, la violence sera effective, la didascalie précise: « Il crache au visage de Léone ».

Lorsque le spectateur apprend ce qui s’est passé, il comprend aussi que la situation ne peut qu’empirer: Horn est dans l’incapacité totale de restituer le corps de Nouofia, et Alboury n’est pas apparu comme susceptible de lâcher prise: le conflit semble inéluctable, d’autant que les deux blancs, Horn et Cal sont aussi en train de s’opposer l’un à l’autre.

Cal (Philippe Léotard)  et Léone (Myriam Boyer)

Mise en scène de Patrice Chéreau, 1983, théâtre des Amandiers

II Les chiens entre eux

1) Cal

Cal est présenté avant tout comme un enfant: l’affection qui le lie à son chien « Toubab » relève de cette dimension enfantine: il est à fois inquiet pour lui: « Toubab! Je l’entends. Il traîne près de l’égout » et en même temps le rejette, parce que celui-ci l’a abandonné.  En parlant de son chien, il hésite entre la deuxième et la troisième personne, il l’insulte: « Saloperie », « Vieux Cabot », et affirme ne pas vouloir faire un geste pour lui: « Qu’il y tombe, je ne bougerai pas« ; « je n’irai pas te repêcher« ; « S’il tombe, je ne bouge pas ».

Dans la mise en scène de Thalheimer, à aucun moment, on n’entendait d’aboiements de chiens: tout se passait comme si Toubab n’existait pas réellement, mais constituait pour Cal une sorte de présence imaginaire, signe de de son rattachement à un univers enfantin.

En même temps, la chute possible de « Toubab » dans l’égout renvoie au corps de Nouofia que Cal a volontairement jeté dans le même égout, et préfigure la mort du « blanc »,et de son animal symbolique, le chien.

Le comportement de Cal vis à vis de son chien se retrouve dans sa manière d’agir avec les ouvriers: il veut tout commander, il ne supporte pas qu’on puisse lui désobéir. Là encore, il s’agit d’une attitude enfantine, la recherche et l’illusion de la toute-puissance. Et comme un enfant, Cal croit pouvoir effacer par la parole ce qui est réellement arrivé: « Je peux te le dire », « je leur dis« ; « Moi je dis« ; « Je demande encore« , « C’est comme je te dis« . (Le verbe « dire » s’opposant à l’évidence du « voir » énoncé par Horn). Il essaye même des formules de substitution: « le coup de feu, c’est l’orage« ; « Le camion, c’est la pluie qui aveuglait tout« , « Ce n’est pas moi, c’est une chute« .

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A l’est d’Eden – Trailer

Bande annonce originale du film A l’est d’Eden

Le nom du personnage principal du roman de John Steinbeck , A l’est d’Eden est Cal, et à l’écran ce rôle a été interprété par James Dean, acteur devenu culte, après sa mort tragique dans un accident de voiture, alors qu’il n’avait participé qu’à trois grands films, Géant(1956, film de Georges Stevens),  La fureur de vivre, (1955, film de Nicholas Ray) et à A l’est d’Eden (1955, film d’Elia Kazan), films  dans lesquels il incarnait une certaine image de la jeunesse.

2) Horn

A l’inverse Horn apparaît comme une figure d’autorité, une figure paternelle à laquelle Cal ne cesse de se référer, même si la différence culturelle est elle-même reconnue par le chef de chantier (« Je n’ai peut-être pas été à l’école » p. 24). Dans ce camp retranché, la situation initiale est inversée, Horn représente la connaissance, Cal ne cesse de l’interroger: « pourquoi tout de suite, Horn? pourquoi sans explication? » (p.22) « Pourquoi on ne sait rien, Horn, rien de que qui se décide? et pourquoi toi tu ne sais rien? » p.23: le passage de « on » à « tu » montre bien que pour Cal cette ignorance du chef de chantier n’est pas concevable. Pour’ l’ingénieur, Horn est également celui qui peut agir et sauver la situation: « Là, derrière l’arbre, le nègre, dis-lui de partir, Horn » p.23. Même dans le jeu de dès, Cal est réduit à être le second: « Je suis » p.24.

Horn n’hésite pas non plus à remettre Cal, à sa place,  comme on le ferait pour un enfant: « Imbécile, tu ne supportes même pas ta foutue colère », « Toutes les conneries que tu diras, je les connais d’avance« , « Pour moi, salut, tu es un imbécile et ce n’est pas mon affaire« . Les paroles de Horn apparaissent aussi comme une menace: dans quelle mesure n’est-il pas capable d’abandonner Cal à Alboury?

On peut en effet s’interroger sur l’occupation des deux personnages durant cette scène. Le lecteur ne comprend absolument rien à ce jeu de « gamelles », où il est question de miser, de jouer et de gagner. Il ressort cependant que Horn est celui qui mise (de plus en plus gros: « cinquante francs« , p.22; « je mets cent francs » p.24), et que Cal est celui qui récolte la mise: « Cal ramasse« ;  p.23; « Cal ramasse » p.24. Le jeu voit la victoire de Cal contre Horn, qui relance à chaque fois, ce qui suggère l’existence d’une rivalité latente entre les deux hommes. Au delà de l’argent, la mise pourrait renvoyer à Léone, récemment arrivée, que Cal va chercher à séduire, et  à détourner de Horn.

3) Deux personnages dérisoires

Mais ce qui frappe  dans cette scène, c’est aussi à quel point ces deux personnages sont misérables et perdus. Le chantier auquel ils ont consacré leur temps et leur énergie va fermer, et leurs travaux n’ont servi à rien: les paroles de Cal opposent un « ils » inconnu et tout puissant (« Pourquoi renoncent-ils au chantier, Horn?« ), voire même une formule pronominale qui exclut toute intervention humaine (« ce qui se décide ») à une première personne qui n’a plus aucune possibilité d’agir sur sa propre vie: « Moi, je veux encore travailler ». Les réalisations accomplies sont également dérisoires: « une moitié de forêt abattue, vingt-cinq kilomètres de route? un pont en construction? » (réduction progressive). La fin de la réplique du personnage est martelée par la répétition  des négations et du pronom indéfini « rien« : « Tout ce temps pour rien? Pourquoi on ne sait rien, Horn, rien de ce qui se décide? Et pourquoi toi, tu ne sais pas?« .

Ne restent dès lors que les apparences: celles des deux blancs, avec des attributs de puissance virile (le jeu, la boisson).On sait qu’en écrivant la pièce, Koltès a pensé à un texte de Jack London, L’auberge de la dernière chance, dans lequel apparaît un John Barleycorn (John Graindorge). Dans ce nom, il voyait une métaphore du whisky. On a bien l’impression ici que c’est tout ce qui reste à Cal et Horn.

Conclusion

Cette scène confirme l’impression de conflit latent que suggérait le début de la pièce. Nouofia a été assassiné et le corps ne peut être rendu à la famille. Léone est arrivée dans une atmosphère très tendue, et les relations entre Cal et Horn sont elles-mêmes confuses, tissées de connivences et de rivalités mêlées. Cal qui apparaît pour la première fois laisse au lecteur une impression ambigüe: antipathique, bien sûr, il représente le méchant blanc raciste et assassin, mais aussi un personnage enfantin et perdu, qui ne comprend rien à ce qui se passe, et ne connaît que les armes pour se défendre.

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