Koltès, Combat de nègre et de chiens: explication n°3, scène XV

Scène XV: Léone, Alboury, Horn

De « Acceptez, Alboury, acceptez »  à « Aidez-moi, aidez-moi »

Introduction:

La scène XV marque un tournant essentiel dans l’action: jusque à la scène XIV,  toutes les scènes proposées sont duelles, et leur entrelacement explore  les possibilités de rencontre entre les personnages: Horn-Alboury; Cal-Horn; Cal-Léone; Horn-Léone; Alboury-Léone. La seule rencontre impossible étant celle de Cal et d’Alboury, dont on suppose qu’elle ne pourrait qu’être violente. Cependant toutes ces scènes semblent avoir atteint un point de non retour: Cal a essayé en vain de séduire Léone, Léone et Alboury ont partagé un moment de compréhension, au delà de leurs différences sociales et raciales,  tandis Horn essaye, toujours en vain,de détourner Alboury de sa quête. Dans la scène XIII, il lui offre de l’argent, et c’est alors que Léone apparaît. D’après les critères classiques pour délimiter les scènes, il n’y aurait pas lieu de dissocier les scènes XIV, et XV, dans la mesure où ce sont les trois mêmes personnages qui sont présents. Cependant ce choix opéré par Koltès alerte l’attention du lecteur sur la longue tirade de Léone, la brutalité extrême de l’intervention d’Alboury et la réplique finale de Horn. Dans quelle mesure cette scène fait-elle basculer la pièce vers une fin tragique?

I La déclaration d’amour de Léone

La longue tirade de Léone se présente en effet comme une déclaration d’amour faite à Alboury en présence de Horn, et on ne peut qu’être frappé de l’extrême volonté dont elle fait preuve ici.

1) La revendication du bonheur

Loin d’apparaître ici comme un personnage effacé, Léone n’hésite pas à affirmer clairement sa volonté: l’utilisation systématique du gallicisme « Ce n’est pas…c’est » met en valeur ses choix. Deux anaphores négatives énoncent son refus de la violence: « Ce n’est pas la guerre que je veux vivre, non, ce n’est pas me battre que je veux« , auxquelles s’oppose une très forte affirmation « Moi, c’est vivre tout court que je veux« . La phrase débute de manière très volontaire par le pronom personnel « Moi« , et on est frappé dans le discours de Léone par la multiplication de la formule « Je veux »  (3 occurrences), qui se décline par la suite deux fois en « Je veux bien« .

Léone assimile ainsi la violence au malheur et à la mort: « la guerre« , « me battre« , « trembler », « être malheureuse« , // »tuer« , « me battre«, « serrer les poings« . A l’opposé, elle évoque seulement un verbe « vivre«: « je veux vivre » (p.91); « vivre tout court » (p.92); « vivre d’absolument rien du tout » (p.92).

2) Le renoncement à soi

Pour ce bonheur, Léone est prête à de nombreux renoncements: d’abord elle accepte la pauvreté dont elle évoque les réalités en trois compléments: « je veux bien être pauvre…et chercher l’eau très loin et cueillir aux arbres et tout le saint frusquin« : la répétition de « et« , l’utilisation d’une formule familière « le saint frusquin« , la mention de ce qui peut apparaître comme des clichés sur la pauvreté africaine « chercher l’eau très loin« , « cueillir aux arbres » peuvent faire sourire, mais le renoncement de Léone est total, alors que sa venue en Afrique s’était faite à l’inverse dans l’espoir d’une vie plus aisée et plus facile aux côtés de Horn.

Mais surtout Léone est prête à renoncer à sa race, à sa « blancheur« . Elle affirme déjà qu’elle n’est pas vraiment « une Blanche« . L’emploi de la majuscule est ici significatif, il faut entendre ici le terme de Blanche comme synonyme de privilégiée. Or Léone est pauvre, elle était femme de chambre dans un hôtel à Paris. Sa condition même de femme la range également du côté des « condamnés » pour reprendre une expression de Koltès (« De plus en plus, de façon à la fois vague et décisive, je divise les gens en deux catégories: ceux qui sont condamnés et ceux qui ne le sont pas« , Entretien avec Hervé Guibert, « Comment porter sa condamnation« , Le Monde février 1983). La résignation et la lucidité dont elle fait preuve « Oh moi, je suis tellement habituée à être ce qu’il ne faut pas être », la conduisent naturellement du côté d’Alboury pour lequel elle s’affirme prête à renoncer à elle-même: « Ma blancheur, j’ai déjà craché dessus, je l’ai jetée, je n’en veux pas« : trois affirmations pour refuser sa race, deux au passé, dont l’une utilise le verbe « cracher« , image même du mépris tout au long de la pièce, et la dernière au présent, à la forme négative « Je n’en veux pas« , en opposition aux autres emplois du même verbe à la forme affirmative.

3) Le serment amoureux

Seul ce renoncement à elle-même permet à Léone d’offrir à Alboury un serment, qui de toute la pièce est l’unique témoignage d’amour. La didascalie « un temps » marque la solennité du moment: l’apostrophe lyrique « O noir, couleur de tous mes rêves couleur de mon amour » s’inscrit en rupture totale avec ce qui a précédé, et permet à Léone de passer du vouvoiement au tutoiement. Elle prononce alors un serment (emploi à deux reprises de l’expression « Je le jure« ; utilisation du futur), qui est  une déclaration d’amour tout autant envers Alboury qu’envers l’Afrique. Ainsi elle accepte tout d’Alboury: sa maison, sa famille, son village, sa langue, sa terre (Noter l’agrandissement progressif), elle multiplie l’usage des pronoms de la deuxième personne, (« toi » x 2; « te« ; « tes« ; « ta« ; « ton« ; « te« ), et affirme sa présence jusque dans le sommeil et la mort de celui-ci.

L’amour de Léone passe donc par le don absolu d’elle-même, et la croyance sans doute naïve que les barrières peuvent se franchir.

II La naïveté du personnage

1) Un monde fondé sur la violence

La naïveté de Léone s’exprime dans cette croyance selon laquelle la violence est évitable, alors que tout dans la pièce affirme exactement le contraire. D’emblée, le titre nous avait avertis « Combat« , et dans la tirade même de Léone,  le vocabulaire de la guerre est omniprésent : « se battre« , « me battre« , « des airs de guerre« , « la guerre« , « tuer« , « me battre« . De même une expressions comme « serrer les poings » est répétée à deux reprises. Et bien qu’elle réclame la paix, on n’oublie pas que dans ses carnets Léone divise le monde en deux catégories, « les cogneurs » et les « cognés« . Les femmes, quant à elles, sont vouées à mettre au monde les uns et les autres.

De fait, il suffit de deux courtes répliques des deux hommes présents pour ruiner tout espoir de paix: Horn annonce ce qui va être la réplique d’Alboury: « Va-t-en loin d’ici, hors de ma vue, fille de chien » et prépare d’une certaine façon à la violence extrême de son  geste : « Il crache au visage de Léone« , rejet , mépris absolu qui renvoie au néant, comme elle le disait elle-même:  » Alors si vous aussi vous ne vouliez plus de moi…« . Les points de suspension étaient là particulièrement importants pour signifier le néant dans lequel Léone sera alors rejetée.

2) Des enjeux mal discernés

La naïveté de la jeune femme se manifeste également dans le manque de discernement dont elle fait preuve, quant aux enjeux en présence: ainsi elle n’est sensible qu’à la gentillesse de Horn, qu’elle voit sous un jour on ne peut plus positif: caractérisé par un mouvement vers Alboury (« Il vous propose même« , « lui est venu« , « lui, ce n’est pas du tout la même chose, lui est venu« ), Horn est systématiquement associé à l’adverbe « gentiment » (« gentiment de l’argent« , « on vient gentiment proposer« , « pour gentiment parler« ), et à l’expression « arranger les choses » (« arranger les choses« , « arranger tout« ). Léone oublie donc que c’est Alboury qui est d’abord venu réclamer le corps, et que Horn essaie désespérément de s’en débarrasser. Sa naïveté la conduit à tout rejeter sur Cal, en l’accusant d’être fou, et de croire qu »à nous trois on arrivera à l’empêcher d’embêter le monde, c’est sûr de faire du mal, et alors tout marchera comme sur des roulettes«. Cette naïveté se retrouve dans les affirmations qu’elle multiplie, manifestant ses convictions: « C’est certain« , « c’est possible« , « c’est sûr ».

Les expressions souvent enfantines que Léone emploie « embêter le monde« , « marcher comme sur des roulettes« , « têtu« , ou les onomatopées qu’elle utilise « ouh« , « ouyouyouille » lui donnent une fraîcheur naïve, qui illumine la noirceur de la pièce, mais soulignent aussi cruellement son décalage avec la violence qui l’environne. De la même manière, son emploi de la troisième personne (« Mais il ne sait pas du tout s’y prendre, celui-là, pas du tout« ) finit par signifier le décalage qui est le sien face aux valeurs d’Alboury: cette façon de s’adresser à lui et de le critiquer peut renvoyer à l’habituel dédain blanc que Léone retrouverait à son insu.

3) Des barrières infranchissables?

Faut-il dès lors considérer Léone comme une jeune femme totalement dépassée par la violence des hommes pour lesquels les barrières sociales et raciales demeurent infranchissables? Sa dernière réplique, l’appel à l’aide « Aidez moi, aidez-moi » suggère un personnage désormais détruit. Considérer ainsi Léone serait l’affaiblir. D’abord, parce qu’aux usages établis, au respect voué aux morts, et à l’exigence de justice, elle n’oppose qu’une chose: la vie, la possibilité du bonheur individuel : « Alors je ne vaux pas un mort déjà à moitié bouffé, je ne vaudrais pas cela! » , et qu’à cet égard, elle réussit malgré tout à émouvoir les trois hommes qui gravitent autour d’elle. Ainsi, on peut penser que la réplique de Horn est aussi un moyen de la prévenir, afin d’atténuer le choc que va entraîner le rejet d’Alboury. A aucun moment, le chef de chantier n’a envers elle d’attitude agressive ou insultante, alors même qu’elle vient de le trahir et lui demande de l’aide.

Quant à Alboury, il rejette la jeune femme en lui crachant au visage et en l’insultant. Cependant il l’insulte en ouolof, c’est-à-dire dans une langue qu’elle ne comprend pas, mais que les gardiens comprennent. Son geste apparaît ainsi lié aux circonstances, aux valeurs qu’il défend vis à vis de son peuple. S’éclairent ainsi les deux répliques d’Alboury concernant Léone, « J’ai pensé: c’est une pièce qu’on a laissé tomber dans le sable; pour l’instant, elle ne brille pour personne; je peux la ramasser et la garder jusqu’à ce qu’on la réclame » (Scène XI, p.71), et « Je t’aurai gardée aussi longtemps que je l’aurai pu » (scène XI, P.72).

Conclusion

Cette scène précipite l’action:  Alboury disparaît à l’intérieur du chantier, Horn souhaite désormais sa mort  et encourage Cal à le tuer. Léone, quant à elle, retournera à Paris. De fait, c’est le seul personnage qui soit réellement en mouvement, de Paris à l’Afrique et de l’Afrique à Paris. Semblablement, la scène suivante qui voit sa scarification montre bien la force du personnage, qui inscrit dans sa chair même la trace de son passage, et n’hésite pas à affirmer de cette manière sa ressemblance avec Alboury. Dans l’ordre du rejet, du mépris, ils ont traversé la même expérience,  ce qui accentue leur identité, et confère à Léone une grandeur et une force qu’elle n’avait pas en arrivant.

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