Koltès, Combat de nègre et de chiens, explication n°4

Dernière scène: Scène XX (p.106 à 108)

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Introduction

On a vu que la scène XV marquait un moment essentiel dans la pièce: seul moment où trois personnages étaient présents, cette scène révélait l’amour de Léone pour Alboury, et donc la trahison, dont était victime Horn (Noter le jeu de mots assez familier, Horn en allemand signifiant la corne). Mais la crachat d’Alboury au visage de la jeune femme mettait fin aux illusions de celle-ci, quant à la possibilité même d’un sentiment commun. A partir de cette scène, l’action s’accélère: Léone scarifie son visage, Horn organise son retour en France, et encourage Cal à tuer Alboury, tandis que lui-même envisage les préparatifs de son feu d’artifice. A la scène XIX, Cal vient saluer Léone avant son départ sans que l’on sache quel est celui qui partira vraiment. La scène XX est donc le l’aboutissement de la pièce, et Koltès joue ici avec tous les codes traditionnels du théâtre. Dans quelle mesure peut-on dire que cette scène renouvelle les normes habituelles du dénouement au théâtre?

I Le refus du texte?

Avec cette scène s’affirme nettement l’idée que le théâtre est avant tout représentation: Koltès choisit d’écrire une scène qui comporte très peu de texte, mais une profusion de didascalies.

1) Une scène de cinéma

On sait le goût de Koltès pour le cinéma (beaucoup plus que le théâtre) voire même pour le cinéma d’action pure (ainsi de sa passion pour les films de kung-fu).Ici on a le sentiment d’assister à une scène de cinéma: Koltès procède par petites phrases courtes souvent sans verbe: « Eclat bleu d’un canon de fusil« , « Bruit mat d’une course, pieds nus sur la pierre », « Lueurs de lampe torche« , ce qui instaure un rythme rapide, et suggère une série d’images très cinématographiques, renvoyant aux codes traditionnels des films d’action (Ainsi de toutes les évocations des armes: « Bruit d’un fusil qu’on arme« ; « Cal pointe son fusil haut vers la tête, « Cal est d’abord touché à la tête. Il lâche son fusil« , « un côté, un autre garde lève la sienne« ).

La succession même des images évoquées renvoie à un montage cinématographique: ainsi la mort de Cal s’organise dans une alternance entre ses blessures et les coups tirés par les gardiens: « Cal est d’abord touché au bras; il lâche son fusil. En haut d’un mirador, un garde abaisse son arme; d’un autre côté un autre garde lève la sienne. Cal est touché au ventre, puis à la tête ».

De même, Koltès mentionne des gros plans, évidemment totalement irréalisables au théâtre! « la sueur coule sur son front et ses joues; ses yeux sont injectés de sang ». On se retrouve dans une image assez « cliché » du « méchant-qui-va-mourir ».

2) Un texte à part entière?

Cependant on ne peut réduire ces didascalies à la seule description d’images cinématographiques. D’abord parce que  Koltès refuse une certaine logique, et dissocie très souvent notations visuelles et notations auditives:

1paragraphe: lumière-image

2 paragraphe: lumière-image/son/son/son/lumières/son/son/ toucher

3 paragraphe: lumière-images

4 paragraphe: son

5 paragraphe: lumière-images/son/lumière-images

6 paragraphe: son/ lumière-images (deux dernières lignes)

7 paragraphe: image.

Cette dissociation crée un climat très étrange qui ne relève plus d’une volonté de représentation réelle.

Certaines notations dépassent même toute idée de représentation, même cinématographique: « souffle frais du vent« , « Les fleurs de bougainvillées balancent. Toutes reflètent l’aube ». Le texte fait dès lors appel à l’imaginaire du lecteur, et s’inscrit dans une dimension poétique, bien éloignée de la fonction informative qui est traditionnellement celle des didascalies.

Ainsi la qualité d’écriture de ce texte le transforme en matériau théatral lui-même, et l’on ne s’étonne pas que certains metteurs en scène choisissent de le faire dire aux acteurs: ainsi dans la mise en scène de Thalheimer, le choeur de comédiens noirs se place face au public pour proférer ce texte.

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II Au cœur des ténèbres


Koltès connaissait le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, publié en 1899. Dans ce texte, que Conrad a écrit d’après son expérience personnelle lors d’un séjour au Congo en 1890, le narrateur Charlie Marlow raconte sa rencontre avec Kurtz, un blanc, chargé de la récolte de l’ivoire, autrefois l’un des chefs de poste les plus efficaces, mais devenu une sorte de tyran, régnant sur une tribu qui le vénère comme un Dieu, et qui massacre les populations alentour.

Le roman envisageait Kurtz comme un personnage en quelque sorte victime de ce lieu, très en amont du fleuve Congo dans une région difficile et hostile qui ramenait l’individu à une sorte de sauvagerie primitive : « le milieu sauvage lui avait murmuré sur lui-même des choses qu’il ne savait pas ». « Ainsi le cœur des ténèbres n’est pas une sauvagerie ambiante, mais le moi sauvage s’y installe » (Stephen Smith, article du Monde, 17 août 2002).

En 1979, Francis Ford Coppola a adapté le roman de Conrad en le transposant au Vietnam, pendant la guerre. Voici le début de ce film, qui cherche à restituer la violence et la folie de cette atmosphère de guerre.

1) Une scène nocturne

Cette dernière scène est totalement nocturne et ce qualificatif « au cœur des ténèbres » lui conviendrait de ce fait. Horn a arrêté le générateur et plongé ainsi la cité dans l’obscurité. Cet arrêt s’explique de deux manières : il s’agit d’abord de préparer le feu d’artifice, mais il s’agit aussi et surtout de permettre à Cal de tuer Alboury plus facilement.

Les didascalies marquent très clairement cette opposition de la lumière et de l’obscurité : les sources lumineuses sont rares et éphémères: la lueur des armes (« Eclat bleu d’un canon de fusil »), les lampes-torches (lueurs de lampes-torche), mais surtout le feu d’artifice :

« Une première gerbe lumineuse explose silencieusement et brièvement dans la ciel au dessus des bougainvillées »

« l’horizon se couvre d’un immense soleil de couleurs qui retombe avec un bruit doux, étouffé, en flammèches sur la cité ».

« lueurs intermittentes du feu d’artifice »

« dans une ultime série d’étincelles et de soleils qui explosent »

Le feu d’artifice est associé au ciel (« dans le ciel », « l’horizon se couvre »), il évoque le soleil (« soleils de couleurs », « soleils qui explosent »), et la beauté : la première phrase l’associe aux bougainvillées, que l’on retrouve également à la fin de la nuit (« les fleurs de bougainvillées se balancent »). De ce fait toute la scène est éclairée d’une lumière intermittente et assez magique.

2) Le déchaînement de la violence

L’ obscurité permet à la violence de se donner libre-cours, il s’agit bien des « ténèbres » que l’on porte en soi et dont seule l’atmosphère d’impunité que donne la nuit,  favorise l’expression : la responsabilité de l’ingénieur est totale : « l’approche de Cal vers la silhouette immobile d’Alboury. Cal pointe son fusil haut, vers la tête ».

Sa mise à mort par les gardiens, sur demande d’Alboury, apparaît ainsi comme légitime (« la mort du méchant »), et s’apparente à une exécution, sans que pourtant la violence ne soit extrême du côté des Noirs (3 balles seulement, au bras, au ventre et à la tête). En revanche l’image finale est beaucoup plus terrible : « Auprès du cadavre de Cal. Sa tête éclatée est surmontée du cadavre d’un chiot blanc qui montre les dents ». L’adjectif « éclatée » fait surgir l’image d’un feu d’artifice sanglant, la répétition du terme de « cadavre » accentue l’horreur, la mention des dents connote l’agressivité, et suggère une sorte de rictus morbide. Cal (et les blancs de manière générale) sont ainsi définitivement assimilés à des chiens (Noter qu’en ce qui concerne Cal, il s’agit d’un « chiot »).

3) La nuit énigmatique

Mais l’obscurité chez Koltès demeure plus ambigüe que chez Conrad : chez le romancier, elle est retour à la sauvagerie primitive qui se trouve en chaque être. Chez Koltès, elle peut aussi avoir une valeur plus rassurante : car c’est elle qui libère la parole d’Alboury et des gardiens : « Soudain, la voix d’Alboury : du noir jaillit un appel, guerrier et secret, qui tourne, porté par le vent, et s’élève du massif d’arbres jusqu’aux barbelés et des barbelés aux miradors » , « Alors s’établit, au cœur des périodes noires entre les explosions, un dialogue inintelligible entre Alboury et les hauteurs de tous côtés »

La singularité de ce dialogue, Koltès cherche à nous le restituer par le rythme : ainsi la longueur de la première phrase mime l’élévation de cet appel jusqu’aux miradors, tandis que le paragraphe 6, l’un des plus longs de cette scène, procède d’abord par de petites phrases courtes, le plus souvent nominales, qui restituent l’échange qui s’établit peu à peu : « conversation tranquille, indifférente ; questions et réponses brèves ; rires », avant qu’il ne se développe en une seule longue phrase, qui multiplie les verbes (« résonne et s’amplifie », « tourbillonne », « emplit », « règne », « résonne encore ». La répétition du verbe « résonner » accentue cette impression de cercle magique, d’autant plus que Koltès insiste bien sur l’idée que ce langage est incompréhensible aux blancs : « un dialogue inintelligible », « langage indéchiffrable », voire toujours avec un préfixe privatif qui marque l’impossibilité : « conversation indifférente ». D’une certaine manière, cette nuit restitue enfin la cité aux Africains, en excluant définitivement tous les Blancs.

III Le retour du jour

1) Le retour à la normale?

La pièce ne s’achève pas dans la nuit: la deuxième partie de la scène évoque le lever du jour: « le jour se lève, doucement« . L’adverbe qu’emploie ici Koltès s’inscrit en rupture avec la violence de la scène nocturne, qui vient de s’achever par l’exécution de Cal. Ce retour de la lumière naturelle est-il pour autant un retour à la normalité? On pourrait le croire, avec la mention des bruits quotidiens: « Cris d’éperviers dans le ciel« , « les bruits du jour« . On voit répparaître le massif de bougainvillées, dont la mention a scandé toute la pièce: « les fleurs de bougainvillées se balancent« . De même, comme l’avait annoncé Horn, la camionnette qui vient chercher Léone est là: « Klaxon d’une camionnette« , « elle monte dans la camionnette« , « la camionnette s’éloigne« .

Cependant on constate vite que la situation a totalement changé: le chantier est désormais entièrement déserté. Pendant la nuit, Alboury disparaît, après la mort de l’ingénieur: « Alboury a disparu« . En utilisant ainsi le passé composé (temps qui marque le résultat présent d’une action passée), Koltès met en relief l’aspect surnaturel du personnage (de même qu’au début de la pièce, Alboury était défini par la formule « un Noir mystérieusement introduit dans la cité« ).  Cette disparition prépare celle des gardiens eux-mêmes qui désertent le camp: la dernière phrase évoque les « miradors déserts« . La cité est donc totalement abandonnée.

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Il ne reste plus que les « déchets » si l’on peut dire: « A la surface d’égouts à ciel ouvert, des bouteilles de whisky se heurtent« . L’image est bien sûr symbolique de la présence blanche, on a vu le rôle du whisky tout au long de la pièce, dernier vestige d’une virilité défaillante. Qaunt à l’égout, il est désormais présent sur scène, « à ciel ouvert« , comme si toute la puanteur et la crasse de la cité  étaient enfin dévoilées. Le dernier « déchet », c’est bien sûr le cadavre de Cal. L’apparition finale du chien, dont la disparition avait occupé l’ingénieur tout au long de la pièce, marque bien la fin de l’histoire, et appuie défintivement l’assimilation méprisante des Blancs aux chiens. Qu’en est-il donc des deux blancs survivants?

2) Horn et Léone.

Léone est le seul personnage qui parle dans cette scène, elle parle en allemand, sa langue d’origine, et n’a qu’une expression en français « Toute nue« . Sa demande d’une épingle de sûreté (une épingle dite « de nourrice ») semble suggérer que le départ de Léone serait une nouvelle naissance. Son retour à Paris n’apparaît donc pas comme un échec dans la mesure où son expérience africaine lui permet de recommencer une nouvelle vie, même si elle est marquée physiquement par ce qui est arrivé. Loin d’être détruite par les événements, la jeune femme quitte le chantier, elle est en mouvement, et la didascalie finale précise: « elle rit« . Elle adresse aussi la parole au chauffeur, ce qui  montre qu’elle a conservé l’ouverture à autrui qui a toujours été la sienne. Ainsi de tous les personnages blancs, c’est le seul qui sort de cet enfermement que constituait la cité.

A l’inverse Horn ne quitte pas la cité:  » Horn ramasse le fusil tombé à terre, s’éponge le front, et lève les yeux vers les miradors déserts« . Le regard qu’il porte (« Il lève les yeux« )met en évidence sa position désormais inférieure . La dernière image est sur lui, comme personnage immobile, totalement seul et impuissant face à une cité vide. De fait, sa silhouette fait penser au titre même de cette scène « Dernières visions d’un enclos lointain« . Les deux adjectifs « derniers » « lointain » évoquent un éloignement progressif, qui pourrait être celui de Léone, quittant définitivement ce monde perdu. En même temps, on peut penser à Koltès lui-même qui a connu cette expérience.

Conclusion

Contrairement à la tragédie « classique » qui voit le dénouement de l’intrigue comme un désastre absolu, Koltès avec le personnage de Léone laisse une ouverture possible. Si les oppositions entre noirs et blancs sont irréductibles, la confrontation a tout de même été enrichissante pour elle, mais au prix de la dépossession absolue. Horn et Cal, quant à eux, toujours enfermés et murés dans la cité, ont fini par en mourir. Si Combat de nègre et de chiens ne parle pas de l’Afrique comme l’a dit si souvent Koltès, il dépeint un univers violent où la rencontre avec l’autre, aussi désirée que crainte, s’accomplit dans une révélation à soi, qui constitue la fatalité même de cette tragédie contemporaine.

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