Grec: Le Banquet, Platon

Eloge de Socrate par Alcibiade

Commentaire du texte:

Platon, Le banquet

A la fin du Banquet, alors que chacun des convives a proposé son éloge de l’amour, arrive Alcibiade:

« Un instant après, nous entendîmes, dans la cour, la voix d’Alcibiade, à moitié ivre, et qui faisait grand bruit en criant, Où est Agathon? qu’on me mène auprès d’Agathon. Alors la joueuse de flûte, et quelques autres de ses suivant, le prenant sous le bras, l’amenèrent vers la porte de la salle où nous étions. Alcibiade s’y arrêta, [212e] la tête ornée d’une épaisse couronne de violettes et de lierre, et de nombreuses bande- 320 lettes. Amis, je vous salue, dit-il. Voulez-vous admettre à boire avec vous un buveur déjà passablement ivre? « 

(http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/banquet.htm

Alcibiade décide de prononcer, lui, l’éloge de Socrate, en mettant en avant la singularité de son comportement. Cette présentation de Socrate par Alcibiade prend tout son sens, si l’on sait que lors de son procès, le philosophe a été accusé de corrompre la jeunesse, et que cette accusation résultait du comportement jugé très problématique de deux disciples de Socrate, Alcibiade et Critias (qui lui a fait partie des 30, les tyrans, qui ont imposé une violente dictature à Athènes en 404). Dans ce passage, en faisant ainsi parler Alcibiade, Platon répond à ces accusations: il dégage la responsabilité du philosophe, en montrant que malgré la puissance reconnue de la parole socratique, Alcibiade n’a pu résister à l’appel de la gloire et le l’ambition. En même temps, la relation entre Socrate et Alcibiade apparaît comme ce qu’aurait pu être l’amour tel que l’entend Socrate: une élévation spirituelle vers la beauté.

 I la puissance de la parole socratique

1) Cette puissance se traduit par les réactions physiques qu’elle réussit à susciter: Alcibiade met en avant les effets sensibles de cette parole, effets qu’il subit lui-même: ? ?????? ???? ??? ?????? ???????? (mon coeur bondit et mes larmes coulent; noter en grec l’emploi d’un chiasme). Alcibiade utilise aussi le verbe ??????? (aoriste du verbe ????? souffrir, subir).

Avec l’emploi de ???? et du subjonctif, (valeur de répétition, à chaque fois que) Platon insiste sur la fréquence de ces manifestations: la rencontre avec Socrate, ses paroles sont toujours un bouleversement, et il n’est pas le seul à éprouver les mêmes émotions: la deuxième partie de la première phrase appuie la communauté de ses réactions: ??? ?? ??? ?????? ?????????? ?? ???? ????????? (on retrouve le verbe ?????).

 2) Cette puissance amène Alcibiade à une série de comparaisons:  il envisage Périclès et les autres orateurs (Rappelons que Périclès a été le tuteur d’Alcibiade). Il s’agit là des hommes politiques qui ont joué un rôle important dans la vie de la cité: il sont seulement qualifiés de ?? …??????. Le balancement  ?????  accentue l’opposition.

 3) La parole de Socrate finit par dépasser celle des hommes pour relever d’une parole sacrée: Alcibiade n’hésite à la considérer comme supérieure à celle des Corybantes: ???? ??? ?????? ? ??? ?????????????? (noter l’adverbe qui appuie le comparatif). Les Corybantes constituaient un groupe  de divinités ou de prêtres attachés au culte de Cybèle. Leurs cérémonies constituaient en danses accompagnées de musique de flûtes, de cymbales et de tambourins. La référence au satyre Marsyas est également reprise: ??? ??????? ??? ???????. Le choix du personnage est intéressant dans la mesure où la laideur de Marsyas renvoie à celle de Socrate. Une anecdote affirme en outre qu’Alcibiade, à l’image d’Athéna, aurait cessé de jouer de la flûte, lorsqu’il aurait vu son visage déformé par le souffle.

 II Alcibiade, tel qu’on ne l’a jamais vu

 1) L’ivresse d’Alcibiade le conduit à des confidences extrêmes: il reconnaît en effet que Socrate l’amène à prendre conscience de la vie qu’il mène et de celle qu’il devrait mener: ???????? ?? ???? ???????? ???? ??? ????? ?? ?????? ????? ?????? ?? ??? (je me suis souvent trouvé ému au point de penser qu’à vivre comme je fais ce n’est pas la peine de vivre). L’emploi de ????????  est à souligner, d’autant que l’aveu est plus que surprenant: Alcibiade, enfant chéri d’Athènes, jeune, beau, d’excellente famille, ayant apparemment tous les avantages et toutes les qualités, reconnaissant publiquement que sa manière de vivre est une erreur absolue…cette prise de conscience est reprise avec l’expression: ??????? ??? ?????? (J’ai conscience; littéralement; je sais avec moi, ??????, pronom réfléchi de la première personne).

Platon va plus loin encore dans sa présentation du personnage, et prend soin de désamorcer  toute critique possible: à ceux qui lui reprocheraient un portrait fantaisiste de jeune homme, il fait répondre Alcibiade lui-même, qui précise ? ??? ?? ??? ?????? ?? ???? ??????? (ce que personne ne penserait exister en moi), à savoir la capacité à éprouver de la honte. Le terme est employé deux fois, dans deux phrases brèves, ce qui le met en valeur. Il est d’abord à l’infinitif ?? ??????????? ????????, puis à la première personne du singulier: ??? ?? ?????? ????? ?????????? (l’emploi de ??? souligne la portée de cet aveu). Ce même verbe est repris dans la dernière phrase.

 2) De ce fait, loin d’apparaître ici comme pervertissant la jeunesse, Socrate est considéré comme prescripteur de vertu: ?????????? ??? ?? ???????? ?? ?? ??? ?????? ? ????? : » ne pas pouvoir répliquer qu’il ne faut pas faire ce que cet homme ordonne ». Les deux verbes ??? et ??????? définissent une manière d’agir conforme à la vertu, et laissent supposer un Socrate résolu dans ses préceptes.

3) Pourtant Alcibiade n’a pas suivi les conseils de son ami. Platon nous présente ici un personnage tiraillé entre deux aspirations contradictoires: ???? ??????????? ??? ? ????. Il est intéressant de constater que le verbe ???u??? renvoie au vocabulaire de la guerre, et le jeune homme se définit lui-même comme subissant des forces auxquelles il ne peut se soustraire: ????????? ?? ???????????? ??????????? (l’adverbe évoque une condition servile: Alcibiade s’irrite de l’esclavage qu’il ressent), ???????? ??? ????? ??? ??? ??? ?????? (le passif du verbe vaincre suggère la défaite du personnage). L’importance que possède la gloire aux yeux d’Alcibiade apparaît donc ici comme la justification de son comportement futur: il a finalement succombé à l’ambition, au désir de la gloire, en choisissant la vie politique, au lieu de suivre les avis de Socrate, qui l’incitaient à se préoccuper de lui-même.

Jean Charles-Nicaise Perrin (1754-1831) : Alcibiade surpris par Socrate dans la maison d’une courtisane.

 III Une relation unique

 

1) Ainsi que le note J. de Romilly, dans l’ouvrage qu’elle a consacré à Alcibiade: « L’amitié entre le jeune homme et le philosophe apparaît bien dans le dialogue de Platon…le Banquet; mais leur lien est confirmé par tous: par les dialogues et par les biographies. C’est un fait: Socrate aimait Alcibiade et Alcibiade aimait Socrate » (p. 28, édition de Fallois).

Le caractère exceptionnel de cette relation se lit dans ce passage où Socrate est toujours désigné ici par le pronom démonstratif: ??? ??? ????? ??? ??????, ??? ??????? ??? ???????, ???? ?????? ????? ????????, ?????? ?????: avec une tonalité affectueusement ironique. On remarque également que par deux fois, Alcibiade emploie l’adjectif ?????, ce qui souligne le caractère unique de leur relation. A chaque fois, il se définit également dans une relation de dépendance vis à vis de Socrate (emploi d’un passif avec le complément d’agent introduit par ???, utilisation de la particule ????, devant en face de, construction du verbe ??????????: rougir devant quelqu’un)

 2) Ainsi on peut réellement parler d’un sentiment unique entre les deux hommes et le vocabulaire même employé par Alcibiade renvoie au sentiment amoureux: il y est bien question du « coeur » et des « larmes » que fait couler la voix même de l’être aimé. Mais il s’agit bien sûr de l’amour tel qu’il est défini par Socrate dans son discours même: un sentiment qui est avant tout recherche de l’élévation spirituelle, effort pour dépasser le monde sensible et parvenir à la contemplation de la beauté en soi. Socrate de toute évidence a cherché à accompagner Alcibiade dans cette recherche, mais celui-ci s’est dérobé: . ????????? ??? ????? ??? ?????. La redondance des verbes (emploi de deux termes qui ont la même signification) dénonce le comportement du jeune homme, et rappelle peut-être la manière dont il a agi au moment où il a été convoqué à Athènes pour y être jugé, alors que l’expédition de Sicile était déjà commencée: Alcibiade, le fuyard, celui qui n’hésite pas à trahir les siens.

3) D’une certaine manière, il est donc présenté dans ce dialogue comme le disciple manqué, celui qui n’a pas suivi l’enseignement du maître, et c’est ce qui rend sans doute ce texte plus intéressant: Platon (le bon disciple?) fait prononcer l’éloge de Socrate, par celui-là même qui l’a trahi. Car la comparaison du philosophe avec Marsyas n’est pas seulement amusante: le satyre a été écorché, à cause de ses talents de flûtiste, tout comme Socrate a été condamné à mort, pour ses discours. Ironie du sort terrible de lui avoir reproché l’un des seuls disciples qui a fui ses leçons…

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 Conclusion

 Ainsi le texte apparaît bien comme une réponse aux accusations qui ont pu être portées contre Socrate, mais en même temps, il contribue également à entretenir le mythe autour d’Alcibiade: jeune homme brillant, auquel on finit par tout pardonner, son ivresse, son ambition, ses trahisons, tout cela, parce qu’il est beau, parce qu’il est drôle, et parce qu’il est aussi d’une bouleversante sincérité, lorsqu’il raconte la tentation que lui a fait miroiter Socrate, celle d’une vie vertueuse, l’idéal enfin réalisé du ????? ???????.

 

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