Grec: Prologue d’Hécube, Euripide (vers 1 à 27)

Euripide, Hécube

Prologue vers 1 à 27

Introduction:

Euripide a consacré plusieurs tragédies à la chute de Troie et à ses conséquences, dont quatre nous sont restées complètes: Andromaque   (427), Hécube, 424, Les Troyennes (416), Hélène (412). On le voit, elles concernent les femmes, et la manière dont, seules survivantes de la guerre, elles affrontent l’esclavage qui est désormais leur sort. Seule Hélène, pièce singulière, propose une version de la légende qui réhabilite le personnage qu’à la différence d’Homère, le V siècle athénien ne parvient plus à justifier (La vraie Hélène aurait été enlevée par les Dieux, transportée en Egypte, dans le palais de Protée, tandis qu’un fantôme à sa ressemblance aurait été façonné par Héra et envoyé à Troie).

 

Hécube assistant au meurtre de Priam, par Neoptolème, le fils d’Achille

La tragédie est donc ici consacrée à Hécube, la reine déchue,  la mère privée de tous ses enfants, ce deuil absolu relevant bien du tragique, dans la mesure où l’excès va caractériser le comportement du personnage, incarnation de ces mères dont la cité se méfie terriblement , si l’on en croit les analyses de Nicole Loraux.

Nous assistons ici au prologue, pris en charge par le fantôme de Polydore.

I La fonction informative

Le prologue a pour but de donner aux spectateurs toutes les informations nécessaires. Il ne s’agit bien sûr pas d’apprendre la mythologie à un public déjà très averti, mais de préciser quelle version mythologique a été privilégiée par le poète tragique.

Polydore apparaît donc et se présente aussitôt en indiquant son nom ainsi que ceux de ses père et mère: ?????? ???? ????? ??? ??????? / ??????? ?? ?????? (né enfant d’Hécube, la fille de Kissée et de Priam, mon père). Cette double précision est importante, dans la mesure où l’Iliade présente un autre Polydore, également fils de Priam, mais d’une autre mère, Laothoé, qui est aussi le plus jeune et qui est tué par Achille, avant que celui-ci n’entreprenne de combattre Hector (Iliade, chant XX, V; 407).

De même, Polydore raconte son histoire: confié aux soins de Polymestor, il est tué par son hôte, dès lors que Troie manifeste des signes de faiblesse, et ce par pure cupidité. Là encore, c’est une des versions de la mort de Polydore, mais d’autres légendes avaient cours. Le fantôme du jeune homme fait ici un récit chronologique:

  • La décision de Priam et son envoi auprès de Polymestor.
  • Les premiers temps de son séjour, au moment où Troie avait encore des succès militaires.
  • Les revers de Troie après la mort d’Hector et le meurtre commis par Polymestor: l’opposition ??? ???, tant que d’une part (vers 16) /???? ??, mais lorsque (vers 21)appuie l’opposition entre ces deux époques, et manifeste la volonté très pédagogique de ce prologue, qui cherche à clarifier dès le départ toutes les données de l’histoire.

Cet effort chronologique se retrouve dans l’énumération des malheurs de Troie, tous présentés dans leur succession: la mort d’Hector (???? ?? ????? ?’ ??????? ?’ ????????? / ????, vers 21), la destruction de la ville (?????? ?’ ????? ?????????, quand les foyers paternels ont été ruinés, vers 22), et la mort de Priam (????? ?? ???? ???? ???????? ?????? //??????? ???????? ?????? ?? ?????????. v.23 et 24).

Un élément essentiel est donné aussi dans les vers qui suivent notre passage: la localisation de la scène. La tragédie se déroule en Chersonèse de Thrace, aujourd’hui la péninsule de Gallipoli, et c’est là qu’Euripide situe le tombeau d’Achille, alors que d’autres traditions le  localisaient au cap Sigée. Ce changement de lieu permet à Euripide de relier les deux histoires qui constituent la tragédie: la mort de Polydore assassiné, puis jeté à la mer par le roi de Thrace, Polymestor, et la mort de Polyxène, sacrifiée sur le tombeau d’Achille.

Mais la portée du prologue ne se limite pas à cette seule fonction informative: il ouvre la tragédie, en situe l’atmosphère et préfigure les éléments qui la caractérisent.

 

Polymestor tuant Polydore

II Une ouverture ténébreuse

Si Eschyle et Sophocle ne faisaient intervenir que des hommes dans les prologues ( à l’exception de Prométhée enchaîné, mais la pièce met en scène un titan comme personnage principal), Euripide fait souvent intervenir des dieux. Mais de toutes les tragédies qui nous ont été conservées, Hécube est la seule qui s’ouvre par l’apparition d’un fantôme.

Son entrée en scène se veut spectaculaire: il est probablement monté sur la méchanè, et affirme dès le début son appartenance au monde infernal:

??? ?????? ???????? ??? ?????? ?????

?????, ??’ ????? ????? ??????? ????,

La mention des morts (?????? ????????, le séjour des morts), la présence de l’ombre (?????? ?????, les portes de l’ombre), la spécificité de ce monde sans dieux (?????…????, loin des Dieux)) suscitent la peur, d’autant plus que la scène se situe de nuit, et que de telles apparitions présagent l’irruption de forces malfaisantes.

La scansion elle-même multiplie les spondées, ce qui confère au vers plus de solennité.

??? ?????? ???????? ??? ?????? ?????

(Spondée/iambe/spondée/iambe/iambe/iambe)

La coupe est après le 7ème demi-pied.

Cette solennité est appuyée par la longueur même de la phrase initiale de Polydore, qui se développe sur 9 vers, et cultive des résonnances homériques: ainsi de l’emploi du pronom relatif ??, associé rapidement à ????[1], des épithètes homériques comme ???????? ???? v.9. (le peuple qui aime les chevaux) ou même du vocabulaire lui-même: ???????, cachette (vers 1) est un terme employé par Homère et Hésiode, qu’Eschyle et Euripide s’approprient ensuite.

Le prologue dans son ensemble se développe sous le signe des fantômes, et joue de la mise en abyme: Polydore, fantôme réclamant justice, va lui-même raconter l’apparition du fantôme d’Achille lui aussi réclamant justice, même s’il ne s’agit pas de la même: Polydore demande un tombeau, une sépulture décente, Achille réclame sa part d’honneur (????? ??????). L’enfant est ici opposé au guerrier brutal, à l’image des grandes thématiques qui organisent la tragédie.

III Les enjeux de la tragédie

Le prologue dessine clairement des figures antithétiques: d’un côté, le clan troyen, ruine, deuil et innocence, de l’autre les vainqueurs et ceux qui se sont ralliés, la violence,  l’impiété et  le mépris de toutes les lois humaines.

Polydore met en avant les pertes subies par Hécube, en évoquant tout d’abord Hector. Deux vers opposent son destin:

????? ?’ ??????? ????? ??????? ????, (vers 18): le succès (Hector, mon frère, connaissait le succès avec sa lance)

???? ?? ????? ?’ ??????? ?’ ?????????

????, (vers 21 et 22): la mort (Lorsque disparurent Troie et l’âme d’Hector)

Le succès de Troie est clairement associé à Hector , il apparaît comme le garant de Troie. Lui disparu, la cité s’effondre. Rappeler la mort d’Hector, c’est aussi rappeler le souvenir d’Achille, ce même Achille qui, quelques vers plus loin, va réclamer la mort de Polyxène.

C’est le fils d’Achille (???????? ??????: le fils d’Achille, il n’est pas désigné par son nom, mais par sa filiation), qui est également responsable du meurtre de Priam. Celui de Polydore suit immédiatement: le vers 24 commence par le participe passe aoriste ??????? (égorgé en parlant de Priam), le vers 25 par ??????? ?? (il me tue, en parlant de Polymestor assassinant Polydore). L’emploi du présent de narration  met en évidence le déchaînement de cette violence.

Les victimes, un enfant, un vieillard, sont très clairement du côté de la faiblesse: Euripide insiste sur la jeunesse de Polydore: le superlatif de l’adjectif ???? (????????), la reprise par l’expression ??? ???????? le montrent. L’emploi des négations: ???? ??? ?????? ????//  ???’ ????? ???? ?’ ? ??? ????????(en effet, je ne pouvais ni porter les armes, ni porter une javeline, avec mon jeune bras) met l’accent sur l’impuissance du jeune garçon. Son statut de victime innocente est également appuyée par les adjectifs ????? (vers 20), et ?????????? (?? ??? ??????????) au vers 25.(Même sens: malheureux).

Les meurtres apparaissent donc d’autant plus scandaleux, et ils sont commis au mépris des lois divines: Priam est tué alors qu’il se tient auprès d’un autel : ???? ???? ???????? (devant l’autel construit par les Dieux). Et Polymestor, en tuant Polydore, contrevient aux lois de l’hospitalité: ???????????? ???? ???? ??????? ????? (vers la demeure de Polymestor, son hôte thrace). Le terme de ?????, l’hôte est repris au vers 26 ????? ??????? (l’hôte de mon père), ce qui insiste bien sur la faute que comment le roi de Thrace. (pour une définition précise de cette notion d’hospitalité chez les Grecs, voir Daremberg et Saglio, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, désormais numérisé).

Les motivations de Polymestor sont également explicitées: le roi de Thrace est un être cupide: alors même qu’il vit dans un pays riche et fertile (?? ???<?’> ??????? ??????????? ????? //???????: lui qui cultive la très fertile Chersonèse,  noter le superlatif ???????, superlatif irrégulier de l’adjectif ??????), il n’est attaché qu’à l’or. Mentionné au vers10, ????? ?? ??? ???? ??????,(beaucoup d’or avec moi) l’or réapparaît au vers 27  ??’ ????? ?????? ?? ?????? ???, (afin lui-même de conserver l’or dans ses demeures) soulignant l’avidité de Polymestor.

Mais c’est en promettant davantage d’or au roi qu’Hécube l’attirera dans le piège destiné à punir la mort de son fils. S’il met l’accent sur les deuils subis par la vieille reine, le prologue suggère également les voies de sa vengeance, la ruse et la violence, tournée contre les innocents pour atteindre les coupables.

 

Hécube, mise en scène Bernard Sobel, 1988

Maria Casarès dans le rôle d’Hécube

Conclusion

Le prologue de la pièce avec l’apparition du fantôme de Polydore, le rappel des violences commises et l’exigence de sacrifices nouveaux, est propre à susciter terreur et pitié. Il amène le spectateur à attendre l’entrée en scène d’Hécube, la mère qui a vu ses enfants mourir les uns après les autres, et qui doit affronter ici la mort des deux derniers, Polydore et Polyxène. Mais n’oublions que dans une cité où les manifestations de deuil sont strictement limitées par la loi, les mères en deuil constituent des figures inquiétantes, dont on craint la douleur, susceptible de se déchaîner en violence sauvage.


[1] Se souvenir de l’invocation à la Muse dans l’Odyssée:

????? ??? ??????, ?????, ??????????, ?? ???? ?????
???????, ???? ?????? ????? ?????????? ???????
?????? ?’ ???????? ???? ????? ??? ???? ????,
????? ?’ ? ?’ ?? ????? ????? ????? ?? ???? ?????,
????????? ?? ?? ????? ??? ?????? ???????. 5

Muse, chante ce héros, illustre par sa prudence, qui longtemps erra sur la terre après avoir détruit la ville sacrée de Troie, qui parcourut de populeuses cités, s’instruisit de leurs mœurs, et fut, sur les mers, en proie aux plus vives souffrances pour sauver ses jours et ramener ses compagnons dans leur patrie

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