Grec: Hécube, tirade de Polyxène

Euripide, Hécube

Tirade de Polyxène, vers 342 à 378

Sacrifice de Polyxène (British Museum)

Introduction

Le premier épisode met aux prises Ulysse, Hécube et Polyxène. Ulysse vient chercher la jeune fille pour la conduire au sacrifice et l’immoler sur le tombeau d’Achille, conformément à ce qu’a réclamé le fantôme de celui-ci. Hécube, dans un premier temps, cherche à émouvoir Ulysse, lui rappelant le moment où elle l’a sauvé, lorsqu’il s’est introduit à Troie et a été reconnu par Hélène (Euripide, à cet égard,  modifie quelque peu l’épisode raconté dans L’Odyssée). Mais la prière d’Hécube est vaine, Ulysse ne se laisse pas fléchir. La vieille reine se tourne alors vers sa fille, en espérant que ses supplications  seront plus efficaces. Cependant le comportement de Polyxène est tout autre. Loin de supplier pour qu’on lui laisse la vie, elle revendique hautement la mort. De quelle manière Euripide fait-il de la jeune fille une véritable héroïne?

I Une tirade très construite

1) L’organisation de la tirade

Du vers 342 au vers 348 (7 vers), Polyxène s’adresse à Ulysse, et annonce sa résolution de mourir.

Du 349 au vers 366 vers, elle explique sa décision, en opposant sa vie d’autrefois (vers 349 à 356, soit 8 vers), à sa condition actuelle d’esclave (vers 357 à 366, soit 10 vers).

Elle réitère sa volonté de mourir afin de rester libre aux vers 367 et 368.

Elle revient ensuite à ses interlocuteurs, Ulysse d’abord du vers 369  au vers 371 (3 vers), puis sa mère du vers 372 au vers 374 (trois vers également).

Les quatre derniers vers apparaissent comme une sorte de conclusion en forme de vérités générales, qui réaffirment le bonheur de mourir plutôt que de subir esclavage et déshonneur. La dernière phrase, très elliptique, ?? ??? ??? ?? ????? ????? ?????. (Ne pas vivre dans l’honneur est une grande peine) résonne comme une maxime qui permet de clore la tirade sur une idée forte.

2) Une réflexion rigoureusement conduite

La logique est à l’oeuvre dans la construction rigoureuse de son argumentation: Polyxène multiplie les adverbes ou les adjectifs de temps: ??????/ ????? (vers 350 et 351); ????? ??? / ?????’ ????  (vers 357 et 359. Elle emploie aussi des connecteurs logiques:

  • ?? ??? ?? ??? ??? (vers 349): Pourquoi dois-je vivre en effet?
  • ???’ ??????? ??? ???? ??? ????? ??? (vers 370 et 371)

?????? ???’ ???? ?? ???’ ?? ?????? ?? ???. (Je ne vois en effet près de nous  aucune assurance d’espoir ou de foi selon lesquesl il me faut un jour être heureuse)

  • ????? ??? ??? ????? ???????? ?????, (375-376)

????? ???, ????? ?’ ?????’ ???????? ????? (Celui qui n’est pas habitué à goûter les malheurs, il les supporte mais il souffre, en plaçant son cou sous le joug).

De même, elle utilise très fréquemment l’opposition ???/ ??.

Car une fois posé la question essentielle: ?? ??? ?? ??? ???; pourquoi en effet faut-il que je vivre? La jeune fille va répondre  en opposant d’abord présent et passé.

3) Le sort d’une captive

Elle rappelle d’abord son origine,  la puissance de Priam, et le mariage brillant auquel elle était promise. Le vocabulaire est celui du pouvoir et de la puissance: ???? ?????? ??????? (roi de tous les Phrygiens), ????????? ?????, fiancée promise à des rois, ???????? ????????? ? ???????, j’étais reine des femmes de l’Ida. L’emploi au vers 352 d’une litote ????? ?? ??????? ????? ?????’, suscitant une envie mon petite pour mon mariage, accentue sa position de princesse recherchée par tous.  Cette évocation du passé se développe sur une longue phrase, construite sur une gradation ascendante, qui la présente elle, singulière au milieu de l’admiration générale (multiplication des pluriels). Cette admiration culmine avec l’emploi de l’adjectif: ??????????, qui en fait le centre de l’attention de tous, et l’expression ??? ?????? (égale aux Dieux) pourrait apparaître comme extraordinairement orgueilleuse, même sil elle est tempérée ensuite par l’expression ???? ?? ????????? ????? (à l’exception seulement du fait de mourir).

En contraste, une phrase brève évoque sa déchéance présente: ??? ?’ ???? ?????. Maintenant, je suis esclave. Le vocabulaire est alors celui de la nécessité, de la contrainte: l’expression ????????? ????? à cause de la nécessité apparaissait déjà au vers 346. On retrouve ??????? au vers 362, et le verbe ????????? au vers 364.

Alors qu’elle avait évoqué sa vie de princesse, en huit vers (du vers 349 au vers 356), elle consacre également huit vers à ce qu’elle imagine de sa nouvelle vie d’esclave (du vers 359 au vers 366), et multiplie les oppositions au développement précédent: ainsi le ????????, qu’elle mentionne au vers 359, contraste avec le ???????? au vers 354; fille du roi des Phrygiens, elle n’est plus que la soeur d’Hector, c’est-à-dire d’un guerrier mort, tué par Achille. Elle se retrouve à accomplir toutes les taches des esclaves ?????????, faire le pain, ??????? ?? ???? ???????? ?’ ?????????, balayer la maison et se tenir au métier à tisser. Quant à son mari, ce sera un esclave acheté  n’importe où (?????? ?????? ????? au vers 365), et non un prince. L’esclave acheté, rang auquel elle-même craint de se trouver ravalée (vers 360 ????? ??????? ?’ ????????//??? ??????? ?? ??????? ?????? ?????: quelqu’un qui achètera pour de l’argent la soeur d’Hector et de nombreux autres) est présenté comme le dernier rang dans l’échelle sociale.

Polyxène, Hécube (Mise en scène Bernard Sobel, 1988)

II Une morale aristocratique

1) Le thème des sacrifiés volontaires chez Euripide: l’honneur avant tout

Polyxène s’inscrit dans une lignée de personnages qui traversent tout le théâtre d’Euripide: celle des « sacrifiés volontaires ». Trois jeunes filles, Macarie dans les Héraclides (-430), Polyxène dans Hécube, Iphigénie dans Iphigénie à Aulis (-406), et un jeune garçon, Menécée dans les Phéniciennes (-410). De pièce en pièce, Euripide dessine une figure idéalisée de jeune fille ou de jeune homme, qui préfère la mort à toutes les compromissions de la vie, et se sacrifie pour l’avenir de sa patrie. Le personnage le plus abouti à cet égard restant sans doute Iphigénie, dans l’avant dernière pièce du poète, celle qui a inspiré Racine.

Ici, c’est l’horreur de l’esclavage qui conduit Polyxène à la mort. Elle met en avant son origine noble et l’éducation qu’elle a reçue, en évoquant le « manque d’habitude »:

????? ??? ?? ???????

?????? ???? ??????? ??? ?????? ???

D’abord le nom [d’esclave], n’étant pas habituel, fait que je désire mourir.

De même au vers 375, son expérience personnelle est érigée en proverbe:

????? ??? ??? ????? ???????? ?????,

????? ???, ????? ?’ ?????’ ???????? ?????

En effet, celui qui n’est pas habitué à goûter les malheurs, il les supporte, mais il souffre en plaçant son cou sous le joug.

L’image du joug marque bien sûr la privation de la liberté, et Euripide joue ici sur l’assonance qui unit désormais ???? et ??? pour Polyxène. L’opposition entre ????? ???, ????? ?’ fait la différence entre le courage face aux malheurs, et la souffrance qu’inspire le déshonneur de la servitude. Il s’agit bien sûr d’une morale très aristocratique que Polyxène énonce dès le début:

?? ?? ?? ??????????,

???? ???????? ??? ????????? ????.

Si je ne veux pas [mourir], j’apparaîtrai comme une femme mauvaise et lâche.

Se dessinent donc deux champs lexicaux opposés, celui du bien et de l’honneur: ????? (vers 378), ???’ ????? (374) celui de la honte et du déshonneur: ????, ?????????, ??????? (vers 374)

Il s’agit donc de conserver aux yeux des autres sa qualité de « reine », l’adjectif ?????????, signifiant à l’origine « qui aime vivre », ce qui selon les Anciens, conduit à la lâcheté. Notons que c’est un qualificatif essentiellement masculin. Par le choix qu’elle fait, Polyxène dépasse sa qualité de jeune fille pour acquérir un statut héroïque.

En même temps, l’évocation des vers 367 et 368:

?????’ ??????? ?????????

?????? ???’, ???? ??????????’ ???? ?????.

(Le regard que je lance ici, je le rends libre en livrant mon corps à l’Hadès)

Suggère le pathétique adieu à la lumière que prononce bon nombre de jeunes gens voués à la mort dans la tragédie. Polyxène y gagne une certaine fragilité qui nuance un héroïsme qui pourrait sembler inhumain.

Cette thématique du regard renvoie au premier mot de la tirade, le verbe voir, ???, qu’elle emploie à nouveau au vers 370. La clairvoyance la conduit à accepter de mourir, et en retour elle conserve ce regard libre sur le monde qu’elle évoque au vers 367. La franchise du regard de Polyxène s’oppose au regard fuyant d’Ulysse, et de tous ceux qui acceptent toutes les compromissions pour vivre. Dans le théâtre d’Euripide seuls les très jeunes gens sont capables de cette exigence d’absolu qui les conduit à la mort.

2) Le renversement de situation: Polyxène face à Ulysse et Hécube

En acceptant de mourir, Polyxène opère dans la tragédie un renversement absolu:

D’abord parce qu’elle modifie les attentes du spectateur, et met un terme au conflit auquel on s’attendait. Le souvenir du sacrifice d’Iphigénie évoqué par Eschyle laissait attendre le déchaînement de la violence des chefs de guerre contre la faiblesse et la fragilité de la jeune fille, conduite à la mort malgré elle.

L’acceptation du sacrifice fait disparaître cette violence attendue. En se présentant volontairement à la mort, Polyxène acquiert une supériorité, qui se manifeste ici dans la manière même dont elle s’adresse à Ulysse et à sa propre mère.

Dès le début de sa tirade, elle n’hésite pas à révéler la gêne d’Ulysse qui veut éviter ses supplications:

??? ?’, ???????, ?????? ??’ ???????

????????? ????? ??? ???????? ???????

?????????…

Les deux attitudes ici dénoncées (cacher, ?????????; détourner, ?????????) évoquent la dissimulation et l’hypocrisie, qui apparaissent caractéristiques d’Ulysse, le « bavard à l’esprit retors, le démagogue au verbe charmeur » (vers 130-131). Il est ainsi pris en défaut par la jeune fille qui montre son ironie avec l’impératif  » ?????? », « tranquillise-toi », et emploie ensuite le parfait du verbe ?????, ????????, qui prend une coloration insultante, en suggérant que le grand héros a préféré la fuite, l’évitement, qu’il a eu finalement peur d’affronter une jeune fille, sachant très bien que son action était proprement impie. Polyxène, en effet, lui rappelle la puissance de Zeus, protecteur des suppliants.

Après quoi, Ulysse n’apparaît plus du tout dans la tirade, sinon à la fin, et là encore Polyxène ne fait que lui donner des ordres:

??’ ??? ?’, ???????, ??? ????????? ?’ ?????

La répétition du même verbe ???  (emmener, conduire) au début et à la fin du vers, à l’impératif puis au participe, réduit Ulysse au rôle d’intermédiaire, chargé seulement d’escorter Polyxène au sacrifice.

Cette supériorité, Polyxène l’acquiert également vis à vis d’Hécube. Là encore, elle s’adresse à elle en lui donnant des ordres, mais elle cherche aussi à la convaincre du bien fondé de sa décision. Le vers 372 multiplie les négations,

  ?????, ?? ?’ ???? ????? ??????? ????,

??????? ???? ?????

et la  précision apportée par les deux participes ??????? ???? ?????, ni en parlant ni en agissant montre que Polyxène est consciente de la détermination qui peut être celle de la vieille reine. Le deuxième ordre qu’elle lui donne ????????? ?? ??? ?????? l’invite au consensus (???????????: vouloir avec + datif, consentir avec qqun que). Mais ce faisant, elle déplace maintenant le noeud de la tragédie, car le sort de Polyxène est fixé. Le récit de sa mort ne peut donner lieu qu’à une évocation pathétique, l’enjeu dramatique que représentait Polyxène est abandonné.

Conclusion

Ainsi loin de constituer l’essentiel de la tragédie, comme pouvait le laisser entendre le prologue, le sacrifice de Polyxène apparaît avant tout comme un événement qui accable Hécube de douleur. L’annonce de la mort de Polydore n’en est que plus cruelle ensuite et justifie le déchaînement de sa vengeance contre Polymestor. Le personnage central de la pièce reste la vieille reine, son parcours, et la démesure dans laquelle ses malheurs la jettent.

Pour d’autres illustrations concernant Polyxène: voir le site mediterranées. net

Texte complémentaire

Eschyle, Agamemnon, le sacrifice d’Iphigénie

Et il osa égorger sa fille afin de dégager ses nefs et de poursuivre une guerre entreprise pour une femme.

Antistrophe IV. Et les chefs, avides de combats, n’écoutèrent ni les prières de la vierge, ni ses tendres supplications à son père, [230] et ils ne furent point touchés de sa jeunesse. Et le père ordonna aux sacrificateurs, après l’invocation, d’étendre la jeune fille sur l’autel, comme une chèvre, enveloppée de ses vêtements et la tête pendante, et de comprimer sa belle bouche, afin d’étouffer ses imprécations funestes contre sa famille.

Strophe V. Mais, tandis qu’elle versait sur la terre son sang couleur de safran, [240] d’un trait de ses yeux elle saisit de pitié les sacrificateurs, belle comme dans les peintures, et voulant leur parler, ainsi qu’elle avait souvent charmé de ses douces paroles les riches festins paternels, quand, chaste et vierge, elle honorait de sa voix la vie trois fois heureuse de son cher père.

 

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