Euripide: Hécube, le pièce tendu à Polymestor

Euripide, Hécube

Polymestor, Hécube, vers 985 à 1022

Introduction

La pièce d’Euripide laisse une large part à la parole argumentée de chaque personnage. Les épisodes se construisent sur la notion habituelle dans la tragédie d’????, d’affrontement, et chaque personnage est amené à défendre son point de vue dans une tirade assez longue à laquelle son adversaire répond par une autre tirade (par exemple la scène entre Ulysse, Hécube et Polyxène.) Mais si dans la première partie de la pièce, Hécube ne faisait que subir des décisions prises par d’autres, dans la seconde partie, elle décide de se venger de Polymestor, avec l’accord tacite d’Agamemnon. Dès lors, la scène entre la reine et le roi thrace change de tonalité : on assiste ici à une scène très vive, où les répliques s’enchaînent vite et où se met en place le piège tendu par Hécube.

De quelle manière Euripide fait-il partager au lecteur la tension dramatique de la scène ?

Hécube, mise en scène Bernard Sobel

I Mensonges et double sens : le spectateur au cœur de la scène

 Les deux personnages sont engagés ici dans un dialogue serré, où chacun joue un rôle. Polymestor feint de n’avoir pas tué et dépouillé Polydore, Hécube feint de ne rien savoir des événements. Le spectateur, lui, se retrouve ici en arbitre, plutôt du côté d’Hécube, dont il sait la volonté de vengeance. Il est le seul à parfaitement saisir les mensonges, les demi-vérités, et les effets d’ironie tragique (annonce par avance de ce qui va se passer).

1)           Les mensonges avérés

La première interrogation d’Hécube porte sur son fils. L’opposition qu’elle établit  ?????? ???/ ?? ?’ ???? ???????? montre bien ce qui est essentiel pour elle : la vie de son fils et la mise à l’épreuve de Polymestor. Le rejet en début de vers ?? ?? est à cet égard particulièrement explicite. De même, Hécube insiste bien sur la confiance qu’elle a témoignée à Polymestor en lui confiant son fils : la mention ?? ???? ????? suggère qu’elle a remis son fils en mains propres, et l’évocation au vers suivant de Priam ?? ?? ?????? appuie la solennité de cet acte. Tout le reste dépend de la réponse du roi de Thrace, et son mensonge scelle son avenir.

Le mensonge de Polymestor est immédiat : ???????, et la précision qu’ajoute la suite du vers résonne comme une antiphrase dont l’ironie est sans doute difficilement supportable pour la vieille reine : ????????? ??? ???????? ?????, en ce qui concerne son sort, tu es heureuse, vers 989.

A partir de cette réplique, le mensonge est enclenché entre les deux protagonistes. Toute la scène se lit à travers les mensonges alternés de l’un et de l’autre, le spectateur se situant du côté d’Hécube. On sait en effet qu’elle va chercher à se venger, même si les modalités de cette vengeance ne nous apparaissent pas dans un premier temps.

2)           Les demi-vérités

Il s’agit de formulations dont l’ambiguïté permet le double sens : celui qu’attend l’interlocuteur (et donc un mensonge), et la vérité.

Le sort de Polydore est évoqué encore sur deux vers :

?? ??? ???????? ????? . . . ???????? ?? ???;

??? ????? ?’ ?? ?? ??????? ?????? ??????. (vers 992 et 993)

Le double sens est ici manifeste, car Polydore est apparu à sa mère pour réclamer une sépulture décente et dénoncer le crime de Polymestor, il s’est donc bien souvenu de sa mère, et il s’est bien rendu dans le camp des Achéens, ??????? (le verbe ?????? a le sens de cacher, mais aussi d’ensevelir, d’enterrer).

Le mensonge de Polymestor est également dissimulé, quand Hécube l’interroge sur l’or confié à Polydore : ?????? ?? ??? ?? ????? ?? ?????? ????; L’or qu’il avait en venant de Troie, est-il à l’abri ? ???, ?? ?????? ?? ???? ????? ????????????, à l’abri, conservé du moins dans ma demeure, vers 994-995.

De fait, l’or est conservé dans la demeure de Polymestor, mais il s’en est réservé l’usage. L’emploi de la particule ??, du moins, permet au spectateur de comprendre le demi-mensonge du roi.

 Sa réplique ??????? ??? ????????, ? ?????, puissè-je profiter (optatif marquant le souhait) de ce qui est à portée de ma main ! se révèle aussi ambiguë, car on peut supposer que Polymestor est prêt à tout pour disposer de ce qui est « à portée de sa main » (le verbe ???????, être présent, être là).

Hécube elle-même n’hésite pas à mentir, particulièrement dans les témoignages d’amitié qu’elle fait au roi de Thrace, afin d’endormir toute méfiance de sa part, mais l’ironie possible de ces répliques met jour une vérité sur le comportement de Polymestor :

? ??????’, ?? ?? ?????? ?????? ?????, Très cher ami, comme tu parles bien et d’une manière digne de toi, vers 990. Est ici mise en avant l’aptitude au mensonge du roi.

 ? ???????? ?? ?? ??? ???? ????, cher ami que j’aime aujourd’hui comme naguère, vers 1000. L’opposition temporelle accentue la trahison de Polymestor.

 De même la flatterie ?? ??? ??????? ????, en effet tu es un homme pieux (vers 1004) apparaît comme une antiphrase (La piété se justifie dans la mesure où ce sont les Dieux qui protègent les relations d’hospitalité).

 

Giuseppe Maria Crespi – Hécube aveuglant Polymestor (début XVIIIe s)

Bruxelles – Musées royaux des Beaux-Arts

II La mise en place du piège

1)    La supériorité d’Hécube

Hécube dans cette scène est maîtresse du dialogue : c’est elle qui oriente toute la  conversation: soit par les ordres qu’elle donne :

?????? ??? ????, vers 986 (impératif aoriste de ????),

????? ??? ?????, vers 995, conserve le donc (impératif aoriste de ????)

soit par les questions qu’elle pose :

????’ ??? ? ????? ??? ?? ??? ?????? ????; sais-tu ce que je veux te dire, à toi et à tes enfants ? (vers 998), ????’ ??? ?????? ????? ??? ??????, tu sais où se trouve le temple d’Athéna à Ilion ? (vers 1008).

Polymestor ne fait que répondre à la reine ; La stichomythie accentue cette dimension : il est celui qui répond aux sollicitations d’Hécube. Néanmoins, il devient plus réactif au cours de la scène, dans la mesure où la vieille reine l’atteint dans sa cupidité. Dès lors qu’elle parle de l’or des Priamides,  ?????? ??????? ????????? ????????? (les cachettes anciennes de l’or des Priamides, vers 1002, noter le terme ?????? est au début du vers), Polymestor commence à s’intéresser à son discours, et ne cesse de poser des questions :

????’ ???’ ? ????? ????? ??????? ?????, c’est cela que tu veux révéler à ton fils ? vers 1003

?? ???? ?????? ????? ??? ?????????; pourquoi la présence de ces enfants est-elle nécessaire ? vers 1005

 ??????’ ? ?????? ????; ??????? ?? ??; C’est là qu’est l’or ? Quel indice ? vers 1009 (la brièveté de la formulation témoigne de l’avidité du personnage),

??’ ??? ?? ????? ??? ???? ??????? ????; tu désires donc me dire quelque chose, concernant ce qui se passe là ? (vers 1011).

Ces dernières questions portent sur la localisation de l’or :

 ??? ????; vers 1013

??? ?’; vers 1015.

La répétition du même terme à deux vers d’intervalle semble traduire l’affolement de Polymestor à l’idée de mettre la main sur ce trésor.

La fin de la scène conserve la stichomythie, mais la scission du vers en deux propositions (deux questions par exemple, vers 1009, 1013, 1015), ainsi que les phrases nominales (10010, 1014, 1016) suggèrent une accélération du rythme : le piège est en train de se refermer sur Polymestor.

2)    Les modalités pratiques du piège

L’habileté d’Hécube se voit dans sa manière de déjouer toutes les inquiétudes de Polymestor. Celui-ci s’interroge d’abord sur la nécessité de la présence de ses enfants. La reine réplique aussitôt : ???????, ?? ?? ????????, ?????’ ???????, il vaut mieux qu’ils sachent, si toi, tu meurs.

Les questions que pose ensuite le roi visent la localisation exacte des trésors troyens, et la précision avec laquelle Hécube lui répond le convainc de la vérité de ce qu’elle dit : ainsi de la pierre noire marquant l’entrée du souterrain, ??????? ?????.

Appâté par ces premières richesses, il voit très rapidement la possibilité de s’emparer aussi de ce qu’ Hécube a apporté au camp.  Les questions deviennent plus précises, car il s’agit là de duper aussi les Grecs.

?????? ?? ????? ???????? ??????; l’intérieur est-il sûr, et vide d’hommes ? vers 1017,

?????? ?????? ?????, ???’ ????? ?????, aucun Achéen à l’intérieur, mais nous seules, vers 1018

La seule présence des captives troyennes rassure complètement Polymestor (Que craindre des femmes ? Quantité négligeable…)

L’entrée du roi dans la tente marque l’aboutissement : le piège se referme sur lui, même si le spectateur en ignore encore la nature.

3)    L’ironie tragique

Rappelons que tout cet épisode est une invention d’Euripide, qui est le premier à donner cette suite à l’histoire d’ Hécube. Certaines formules dans le discours de la vieille reine semblent relever de ce que l’on appelle l’ironie tragique (« On appelle ironie tragique l’emploi par un personnage de formules à double sens que son interlocuteur n’est pas en état de comprendre, mais dont le spectateur, lui, eut saisir la portée », J. Romilly, La tragédie grecque, PUF 1970, p.105).

Ainsi la mort du roi thrace est suggérée avec la réplique d’Hécube , ?? ?? ???????? si tu meurs, vers 1006. La fin de la tirade manifeste un autre effet d’ironie tragique, lorsqu’ elle évoque le retour de Polymestor : ??? ?????? ????? ??? ???? ?????? ?????, avec tes enfants là où précisément tu as installé mon fils, vers 1022.  Pour le lecteur, la menace de mort est évidente, le lieu ainsi évoqué renvoyant au royaume d’Hadès. Quant à la pierre noire qui marque l’entrée des souterrains de Troie, il est possible d’y voir une image funèbre, annonciatrice de mort. Mais les attentes du spectateur sont totalement déjouées, puisque ce sont les fils du roi de Thrace qui seront tués et non Polymestor lui-même.

 Ainsi, on le voit, toute la scène est un piège fondé sur les mensonges et des demi-vérités de chacun des protagonistes. Le spectateur lui-même est trompé par les propos d’Hécube. Loin d’être un personnage victime, elle apparaît dans cette scène comme une manipulatrice très douée, qui maîtrise parfaitement la parole. A cet égard elle n’est pas sans rappeler le personnage de Médée : toutes deux victimes, elles sont capables de se défendre par leurs paroles, mais seuls les actes terribles qu’elles finissent par commettre témoignent de l’hybris propre aux héros tragiques.

Comments are closed.

buy windows 11 pro test ediyorum