Robert Desnos, « J’ai tant rêvé de toi », explication

Robert Desnos, “J’ai tant rêve de toi”

“A la mystérieuse”, Corps et biens (1930)

 Introduction

Critiquant la toute-puissance de la raison, les surréalistes se sont plongés avec élan dans l’exploration des rêves. La revue qu’ils publient à partir de 1924, La révolution surréaliste, laisse une large place aux récits de rêve. Robert Desnos, lui-même, avait acquis au sein du groupe la réputation d’une grande réceptivité aux états de demi-sommeil, ou de rêves hypnotiques et était considéré par ses amis comme une sorte de voyant ou de médium. André Breton n’hésita pas à écrire , dans le premier Manifeste du Surréalisme (1924): “Aujourd’hui Desnos parle surréaliste à volonté. La prodigieuse agilité qu’il met à suivre oralement sa pensée nous vaut autant qu’il nous plaît de discours splendides et qui se perdent, Desnos ayant mieux à faire qu’à les fixer. Il lit en lui à livre ouvert et ne fait rien pour retenir les feuillets qui s’envolent au vent de sa vie”. C’est au cours de années 1926 qu’il compose les poèmes dédiés “A la mystérieuse”, dont fait partie le texte “J’ai tant rêve de toi”.

De quelle manière Robert Desnos présente-il ici le rêve? Nous verrons qu’il retrouve ici une inspiration sans doute plus traditionnelle, puisqu’il reprend ici le lyrisme amoureux amorcé par Verlaine et développé par Eluard, mais que fort de son expérience explore également les dangers du rêve, même s’il affirme au final ne pouvoir s’en échapper, dans l’impossibilité même de renoncer à l’amour qui en justifie l’existence.

I Un rêve amoureux

 1) Le lyrisme amoureux

 On retrouve dans ce texte le rêve associé à l’amour: comme pour Verlaine ou pour Eluard, le rêve est avant tout expression lyrique du sentiment amoureux. On retrouve ici l’emploi constant de la première personne: “J’ai tant rêvé” (x4), “je deviendrais”, “je m’éveille”, “je dors”, “je pourrais”, “qui m’est chère”, “ce qui me hante et me gouverne”, “il ne me reste plus”, “pour moi”, “mes bras”, “ma poitrine”.

 Cet emploi de la première personne est associée à un lexique amoureux: l’anaphore qui donne son titre au texte “J’ai tant rêvé de toi” suggère que la jeune femme est objet de désir, l’intensif “tant”, appuyant cette idée.

 Cet amour s’exprime également dans d’autres expressions: “la voix qui m’est chère”, “ce qui me hante et me gouverne”. On notera avec cette formulation la force des verbes qui réduisent Desnos à un rôle passif, ce que confirme l’emploi du pronom personnel “me” comme COD du verbe.

 Cette rêverie amoureuse reste très charnelle: la femme aimée est évoquée par “ce corps vivant”, “cette bouche”, “ton corps”, “ton front et tes lèvres”. Et vis-à-vis d’elle la rêverie insiste sur l’aspect physique de la relation: “baiser”, “étreindre”, “toucher”, “marché, parlé, couché avec”.

 2) Une adresse directe: une déclaration désespérée

 Cependant à la différence des textes de Verlaine et d’Eluard, le poème de Desnos est clairement adressé à une femme réelle: “tu perds”, “de toi” (x4), “toi”, “ton ombre”, “ton corps”, “ton front”, “tes lèvres”, “ta vie”. De même on note l’emploi du démonstratif qui semble s’adresser directement à une personne présente: “ce corps vivant”, “cette bouche”.

 Adressés à “A la mystérieuse”, cet ensemble de 7 poèmes a été inspiré par la chanteuse de music-hall, Yvonne Georges, ce que peut-être pourrait suggérer l’allusion à la “voix qui m’est chère”.

 Dans ce contexte, l’utilisation de la deuxième personne peut être interprétée comme une déclaration, un appel, une demande, d’autant plus pathétique que cet amour rêvé ne paraît pas avoir été entendu, alors qu’il est associé au temps: “J’ai tant rêvé”, avec jeu de sonorités: “est-il encore temps”, “j’ai tant rêvé qu’il n’est plus temps”, “mes bras habitués”, “depuis des jours et des années“(hyperbole). Dans le dernier paragraphe, cette longueur temporelle est rendue par l’accumulation “marché, parlé, couché”, appuyée par le jeu de sonorités.

II Un rêve dangereux

 1) Une interrogation constante

 Le poème évoque le danger de cette rêverie amoureuse, qui finit par faire perdre au rêveur tout contact avec la réalité et toute capacité à y prendre pied. Il est à noter que dans les trois premiers paragraphes, ces dangers sont d’abord évoqués de manière interrogative: “Est-il encore temps…”, ou hypothétique: “mes bras ne se plieraient pas”, “je deviendrais”, avec ici l’emploi du mode conditionnel. Dans les deux derniers en revanche, le ton est plus affirmatif: le “il n’est plus temps” répond à la question du premier paragraphe, et le “je pourrais moins toucher” affirme une évidence dont le deuxième paragraphe se contentait d’énoncer la possibilité, avec l’emploi de “peut-être”.

 Il reste cependant que l’état même de Desnos est associé au doute et à l’incertitude dans cet état de trouble entre rêve et réalité, comme le montrent les modalisateurs “peut-être”, “sans doute”, employés en chiasme dans le texte.

 2) L’impossibilité amoureuse

 Si le rêve est refuge car il permet de “réaliser” un amour impossible, son irréalité est soulignée par le vocabulaire employé: “ton ombre”, “ton fantôme” (l’emploi du verbe “hanter allait dans le même sens). On note la progression des termes qui vont vers une déréalisation de plus en plus marquée. Le rêve s’apparente à la mort: il conduit à la perte (“tu perds ta réalité”), et sa toute-puissance finit par empêcher une relation réelle.

 Desnos dit la difficulté de passer du rêve à la réalité, de confronter l’image idéalisée du rêve à la réalité effective, et il insiste très matériellement sur cette dimension: “atteindre ce corps vivant”, “baiser sur cette bouche”, “mes bras ne se plieraient pas au contour de ton corps”, “je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres”. Ainsi “l’apparence réelle”, “les apparences de la vie et de l’amour” sont des expressions qui expriment le monde réel en mettant en évidence le fait que pour Desnos rêveur, elles semblent inaccessibles.

 L’expression “O balances sentimentales” qui scinde le texte en deux parts suggère l’impossibilité amoureuse même: à aucun moment les deux personnes ne peuvent coïncider: puisque la jeune femme refuse son amour, elle est seulement ombre, mais si l’occasion de cet amour se prdoduisait, Desnos ne saurait s’y plier, et il deviendrait une ombre à son tour. La phrase exclamative, introduite par “ô” suggère la plainte, devant une situation sans issue.

Salvador Dali, Le rêve (1931)

 3) Une disparition programmée

 Il va plus loin en suggérant que ce refuge délibéré dans le rêve aboutit pour lui-même à une disparition plus marquée: il est condamné au sommeil “il n’est plus temps que je m’éveille”, “Je dors debout, le corps exposé”, et ce sommeil devient analogique d’une mort à soi-même. La correspondance du vocabulaire est très marquée: le terme “ombre” est employée quatre fois (3 fois pour qualifier Desnos, une fois pour parler de la femme rêvée), “fantôme” trois fois (deux fois pour le poète, une fois pour la jeune femme).

 Bien plus l’emploi des pluriels “fantômes parmi les fantômes”, ou du comparatif “plus ombre cent fois que l’ombre” montre bien que la disparation du poète sera encore plus totale. (A cet égard, le “ô balances sentimentales” semble pris en faute). De même l’expression “il ne me reste plus qu’à” témoigne d’une sorte de résignation à n’être plus dans le monde réel. L’opposition est ici très nette entre la qualité lumineuse de la jeune femme et l’ombre dans laquelle s’inscrit le poète. La métaphore du cadran solaire le place en retrait, mais indéfectiblement liée à elle. L’emploi du présent et du futur “qui se promène et se promènera” l’ affirme comme éternellement présent à ses côtés. Quant à l’adverbe, “allègrement”, il suggère malgré tout une sorte de bonheur retrouvé, comme si au terme du poème, cette disparation de lui-même semblait être accepté par le poète.

 Conclusion:

 Un texte qui explore la rêverie amoureuse en en soulignant les ambivalences et les dangers: refuge, elle conduit au retrait du monde réel et à la disparition de soi. Si Desnos met en garde contre le rêve, il ne peut cependant y renoncer .Reste l’exercice poétique, la volonté d’exprimer le rêve par des mots, la parole adressée au monde comme effort pour y demeurer. Composés vers 1926, les sept poèmes de “A la mystérieuse” se lisent comme une affirmation amoureuse envers et contre tout, et leur résonance est sans doute plus forte quand on sait que leur inspiratrice mourut, très jeune, le 22 avril 1930, avant la la publication en mai de cet ensemble de textes dans le recueil Corps et Biens.

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