Giono, Le Hussard sur le Toit, texte n°1

Jean Giono, Le Hussard sur le toit

Chapitre  de “C’était le moment où le médecin inspecteur…” à “et commandait une absinthe”.

Introduction

Publié en 1951, après un travail échelonné sur cinq ans (Giono a commencé à travailler sur ce roman en 1946), Le Hussard sur le Toit apparaît comme un roman novateur dans la production de Giono. Car si ce texte se situe comme tous les romans de Giono en Provence, l’action se situe durant la Monarchie de Juillet  (1830-1848) et suit les aventures d’un personnage, Angelo Pardi, un colonel de hussards italien, qui traverse cette région tandis que sévit une épidémie de choléra. Le chapitre 1 s’ouvre à l’aube sur le personnage d’Angelo, en route à cheval vers Banon; on le suit dans son parcours jusqu’en milieu de journée, au moment où la chaleur est extrême, puis le narrateur élargit son propos en évoquant ce qui se passe au même instant dans divers lieux.

De quelle manière Giono utilise-t-il la narration pour mettre en valeur le début d’une épidémie qui va bouleverser violemment les êtres et les choses?

Banon

I L’organisation de la narration

1) Quatre récits entrelacés

Le passage s’organise autour de quatre narrations, chacune renvoyant à un lieu précis, et à un personnage différent:

  • A Toulon, le médecin de la marine a tenté de prévenir les autorités, mais a été prié de revenir plus tard. Il est à noter que si lecteur pressent qu’il s’agit d’une épidémie grave, le terme de choléra n’a pas encore été prononcé dans le roman (il ne le sera qu’au chapitre 2 par “le petit médecin français”).

  • A Carpentras, le médecin juif a examiné trois cadavres tombés à l’entrée de la synagogue.

  • A la Valette, une fille de cuisine est morte, alors que Pauline de Theus (ici “la jeune Madame) l’avait envoyée au village pour acheter des tomates et des melons).

  • Angelo continue son chemin à travers les collines en direction de Banon. la chaleur devient de plus en plus éprouvante et le paysage ne laisse plus voir que des traces de mort.

2) Ceux qui savent

Les personnages qui ont compris ce qui est en train de se passer sont les deux médecins, évoqués ici successivement au début du passage. Ils se caractérisent par leur volonté d’action:

Le médecin juif fait partir sa famille: une phrase qui insiste sur la rapidité: 3 propositions participiales (“étant rentré”, “ayant parlé”, “ayant fait préparer”) et le résultat mentionné dans la proposition principale: “sa femme quittait” (verbe de mouvement). Trois noms de lieux marquent cette fuite de plus en plus lointaine: depuis Carpentras, Vaison, Dieulefit, Bourdeaux. Noter aussi les adverbes “précipitamment” “très vite”, et l’emploi du terme de “diligence”.

Le médecin de la marine, qui a voulu prévenir les autorités, n’a pu réussir: sa réplique “tant pis” est citée au style direct, ce qui montre tout autant une situation grave, qu’un personnage parfaitement impuissant. Il est de fait réduit à une activité parfaitement stérile. Le narrateur évoque un long trajet (12 lignes environ), avec une énumération de verbes de mouvement: “remontait”, “prenait”, “traversait”, “entrait”, “tournait”, “passait”, “descendait”, “remontait”, “débouchait”. Cependant toute cette activité est parfaitement inutile et l’on sent l’ironie du narrateur, à la fin de la phrase lorsque tant de mouvement aboutit simplement “s’asseyait enfin à la terrasse du Duc d’Aumale et commandait une absinthe”.Un  tel contraste marque déjà l’impuissance des hommes face à la maladie.

Dans une certaine mesure, on peut aussi penser que cette dérision se montre dans le contraste entre les noms prestigieux des rues ou même du café (“Duc D’Aumale; “La Fayette, “Lamalgue” (nom d’une forteresse à Toulon); ou références religieuses: Miséricorde, Oratoire, Larmedieu) et la description de ces mêmes rues, qui insiste avant tout sur la saleté et l’ordure: “les ruissellements d’urine, “l’odeur de son estomac vert”, “les issues d’un lieu d’aisance”).

Ainsi ceux qui savent ont beau s’agiter, leur activité n’aboutit à rien.

3) Ceux qui ne savent pas

Ceux qui ne savent pas se caractérisent par l’observation, mais une observation qui leur fait comprendre l’anormalité de la situation: Angelo et Pauline sont évoqués successivement: tous deux sont témoins des transformations:

Angelo du paysage extérieur: “voyait”, “voyait peu à peu”, “regardait

Pauline de l’homme intérieur: “devant les quelques personnes du village, plus la jeune madame” “pendant qu’elles étaient ainsi fascinées”: il est à noter que dans cette évocation, c’est la cadavre qui est sujet de l’action, il semble” vivre” tandis que les assistants sont réduits à l’inaction.

Cette observation amène les deux jeunes gens à la réflexion, qui constatent chacun le changement radical qui s’est opéré depuis le matin:

  • La région… qu’il avait vue dès le matin du haut de sa première colline”; “mais alors que le matin et vu de loin, ce pays avait une forme et des couleurs avec lesquelles on pouvait faire bon ménage

  • La jeune madame pensait: “Il y a à peine quelques heures que j’ai envoyé cette femme m’acheter des melons”.

Ce contraste temporel entre le matin et la fin de la journée amène à s’interroger plus précisément sur la manière dont Giono joue de la temporalité pour mieux faire sentir la progression inquiétante de l’épidémie.

Manosque

II Les jeux de la temporalité

1) L’imparfait “flash”

Le passage d’un récit à un autre se fait par la temporalité: utilisation de l’imparfait dit “flash” (action ne se produisant qu’une fois, montrée en train de s’accomplir), qui exige l’indication du moment choisi comme repère (Complément circonstanciel de temps et qui se fonde sur le principe de la concomittance (même moment, lieux différents): “C’était le moment où”, “C’était aussi exactement le moment où”, “A ce moment-là”, “A cet instant précis”, “Pendant que”; “A l’heure même où”.

Il est à noter que cette utilisation conduit à des repères temporels de plus en plus infimes.

2) Un temps arrêté

Cet effet de flash finit par immobiliser une action, qui elle-même peut être très brève: ainsi du regard d’ Angelo ou de la pensée de Pauline. Ce que le narrateur finit par clairement affirmer: “Le temps s’était arrêté à La Valette”. Une telle immobilité est bien sûr à relier avec la permanence de la chaleur et de la lumière.

Permanence que Giono suggère également avec un autre jeu de temporalité: la répétition. C’est ce que fait Angelo qui surveille l’est (???), dans l’espoir du soir: “il se demandait pour la centième fois”, “s’étant tourné cent fois vers l’est” (Noter l’hyperbole). A cette répétition s’oppose l’immuabilité de la lumière marquée par l’adverbe “imperturbablement” (la longueur même du mot accentue cette immuabilité).

3) Un temps accéléré

Mais en même temps, le passage d’une narration à l’autre donne une impression de rapidité, d’autant que Giono l’accélère par la transformation grammaticale: au début du passage, chaque narration est bien séparée l’une de l’autre: “C’était le moment où”, “C’était aussi exactement le moment où”, “à ce moment-là”.

Puis Giono choisit d’effectuer le changement de narration à l’intérieur d’une même phrase:

  • A cet instant précis où il se demandait” (Angelo), “le temps s’était arrêté à la valette où” (Pauline).

  • « A l’heure même ou devant le cadavre, la jeune madame pensait,(Pauline)

                                  » où Angelo regardait vers l’est« ,(Angelo)

« le médecin inspecteur de la marine » (Toulon).

Cette accélération étant bien sûr à mettre en rapport avec le développement de la maladie, et avec les métamorphoses qu’elle provoque pour la nature et pour les hommes.

Couverture du Petit Journal Illustré (1912): le choléra

III Les métamorphoses dûes à la maladie.

1) L’évocation de la ville: Toulon

La description est moindre que celle de la nature; Giono évoque cependant :

  • La chaleur, avec l’image  des “pavés chauffés à blanc”: la couleur est caractéristique du choléra.

  • L’ordure, véhicule de la contagion: “l’urine”, “l’odeur de son estomac vert”, “les issues d’un lieu d’aisance”, à relier avec le thème des tomates et des melons donnant la colique, l’adjectif “vert” suggérant les fruits trop peu mûrs.

  • ces deux éléments sont appuyés par des effets de grandissement qui montrent le développement de la maladie: “ruissellement d’urine mûrissant”: jeu de sonorités en ri/rui, m, n, an: l’ensemble évoque l’écoulement, le flux qui s’accentue: “à bouffées de dormeurs”, expression qui suggère une haleine mauvaise, l’inconcience des hommes qui sont en train de tomber malades. Le port est lui-même personnifié par l’expression “son estomac vert”.

2) La métamorphose du paysage

Deux passages descriptifs avec une progression nette entre les deux, les caractéristiques funèbres s’étant accentuées entre des deux moments:

1ère évocation:

Giono met l’accent sut la chaleur et la lumière: champ lexical du feu “roussis”, “calcinés” et de la lumière “lampes”, “lumière”, “usée de soleil”. les couleurs sont étouffées par cette lumière: “vert de gris”, “roux, “gris”, “ocre pur” (aucune image de verdure, alors que nous sommes dans la description d’arbres: « chênes », » châtaigniers », « cyprès”.

Le paysage dans son ensemble se contente dans un premier temps d’être “brouillé”: “brouillard de lumière”, “mirage”, “flottait et tremblait”, “presque entièrement effacées”, et Giono emploie des métaphores empruntées aux tissus: “tapisserie usée”, “trame transparente” pour parler du paysage, “couleur de toile de sac” pour définir ‘air ambiant.

Cependant dès cette première évocation, des éléments très négatifs sont mis en place: l’aspect graisseux de l’atmosphère “luisait l’huile de lampes funèbres” (noter les allitérations en l et en ui), la présence de la mort (“lampes funèbres, mention du cyprès, arbre associé aux cimetières).

2ème évocation:

Elle reprend les caractéristiques de la première en les amplifiant: la détérioration est sensible:

La lumière est désormais qualifier “d’une violence inouïe”.

L’air est devenu “tremblant”.

La caractéristique huileuse concerne non seulement l’air (“sirupeux”), mais le paysage tout entier: les arbres sont comparés à des “taches de graisse”, et les forêts à des “blocs de lard”, si bien que le paysage se “décompose” et “fond” (noter l’allitération en f: »les forêts fondaient”). Giono continue la métaphore de la tapisserie, de l’air “toile de sac” avec l’expression “les fils d’un air à grosse trame”, mais il n’y a plus qu’effacement des formes et des couleurs, du dessin, une sorte de brouillage absolu en un vaste débordement graisseux: “élargissant leurs formes et leurs couleurs”.

3) La métamorphose des hommes

Mais cette transformation du paysage correspond à la décomposition des hommes eux-mêmes, frappés par la maladie: les “lampes funèbres” du paysage font songer à celle de la veillée mortuaire à laquelle assiste Pauline de Théus, et le même vocabulaire qualifie le cadavre de la servante: “la femme de cuisine pourrissait”, “la morte qui fondait à vue d’oeil”.

Banon

Conclusion

La fin de ce premier chapitre permet à Giono de montrer la maladie en train de se répandre à travers toute la Provence, avec une rapidité et une force contre laquelle les hommes ne peuvent rien. Les choix narratifs ici mis en oeuvre se révèlent parfaitement efficaces. Ils amorcent les thèmes principaux du roman (les ravages de la maladie, les réactions humaines devant l’épidémie), et mettent déjà en présence les deux héros du roman, Angelo et Pauline de Théus.

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