Terminales L: Lorenzaccio, dissertation

Sujet de devoir:

Dans L’École du désenchantement, ouvrage publié aux éditions Gallimard en 1992, le critique littéraire Paul Bénichou écrit : « Les sarcasmes de Lorenzo atteignent peut-être la société française des années 1830, mais ils vont singulièrement au-delà, ils dépassent toute société et tout régime politique particulier. La cible de Musset est l’espèce humaine ; son désespoir est définitif. »

Cette lecture de Lorenzaccio vous semble-t-elle pertinente ?

Sarcasme:  Moquerie ironique et méchante.

Corrigé:

En considérant le drame historique comme une relecture de l’histoire afin d’éclairer l’actualité présente, les romantiques assignent au théâtre un rôle politique au sens large et l’on ne s’étonne plus de l’attitude des censeurs prompts à interdire la remise en cause des pouvoirs dans Le roi s’amuse ou Marion Delorme. Pourtant dans L’École du désenchantement, ouvrage publié en 1992, le critique littéraire Paul Bénichou nuance cette importance accordée à l’actualité du temps dans Lorenzaccio: « Les sarcasmes de Lorenzo atteignent peut-être la société française des années 1830, mais ils vont singulièrement au-delà, ils dépassent toute société et tout régime politique particulier. La cible de Musset est l’espèce humaine ; son désespoir est définitif. » Peut-on considérer cette lecture de la pièce comme pertinente? Pour répondre à cette question nous verrons que Musset a bien choisi d’atteindre les républicains de 1834 derrière l’apparence florentine, mais que les critiques faites par Lorenzo concernent l’humanité dans son ensemble. Dans un dernier temps, nous nous demanderons si pour autant il faut conclure au définitif désespoir de Musset lui-même.

Au delà de la Florence du XVI ème siècle, Musset met en cause par le biais de Lorenzo la situation politique de 1834. Avec l’avènement de la Monarchie de juillet, les espoirs de la révolution de 1830 ont été oubliés et les républicains semblent paralysés devant cette situation.

Lorenzo souligne l’impuissance de tous ceux qui préfèrent le langage à l’action et se moque des discours patriotiques qui ne sont suivis d’aucun effet. Les anachronismes de la pièce ( le bonnet de la liberté, la barbe coupée comme signe de ralliement au parti républicain, la mention des banquets patriotiques, réalité de 1834 et non de 1637) témoignent bien de la volonté qu’a Musset de mettre en cause les républicains de son temps par le biais des sarcasmes de Lorenzo.

Son ironie éclate dans la scène avec son oncle Bindo et le seigneur Venturi: « Pas un mot? Pas un beau petit mot bien sonore? Vous ne connaissez pas la véritable éloquence » (Acte II, scène 4). En comparant les beaux discours à la toupie d’un enfant, il souligne le caractère vain d’une parole considérée comme un amusement pour des hommes incapables d’accéder à l’âge adulte. De même, à la scène 3 de l’acte III, Lorenzo raconte ses errances à travers la ville avec la même moquerie: « J’ai bu dans les banquets patriotiques le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée« , et c’est bien ce genre de réunion inefficace que Musset nous donne à voir dans la scène de banquet qui réunit la famille Strozzi, dont la révolte ne se fait que par la parole.

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Cependant cette critique ne semble pas se limiter aux lendemains de 1830. Les sarcasmes que Lorenzo formule se présentent sous une forme beaucoup plus générale. Il s’agit de remettre en cause l’humanité dans son ensemble. Première évidence: l’universelle corruption.  Aucun personnage dans la pièce n’y échappe et la première tirade de Lorenzo annonce l’ensemble de la pièce: Gabrielle, Bindo, Venturi, Tebaldeo même se laissent séduire par les paroles de Lorenzo, et acheter avec  l’argent du duc. Face à sa tante, le jeune homme va jusqu’à commencer un discours de corruption qu’il interrompt dans la crainte de réussir: « Catherine n’est-elle pas vertueuse, irréprochable? Combien faudrait-il pourtant de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils roux?« . Lorenzo lui-même n’échappe pas à cette corruption et  avoue « J’aime le jeu, le vin et les filles« , reconnaissant ainsi que « le vice a été pour moi un vêtement; maintenant il est collé à ma peau« .

Deuxième caractéristique: la lâcheté humaine, que Lorenzo se plaît à souligner à plusieurs reprises, d’abord face à Philippe Stozzi: « Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio? Et les enfants ne me jettent pas de la boue?« , mais aussi lors de son monologue dans la rue à l’acte IV, lorsqu’il oppose l’inertie des hommes face au duc vivant avec leur activité lorsqu’il s’agit de mettre en croix un homme de marbre. Sa dernière moquerie éclate à l’acte V, quand il affirme à Philippe Strozzi que le prix offert pour sa mise à mort rendrait presque les hommes courageux.

Cette remise en cause de l’humanité, Lorenzo la résume dans la scène 3 de l’acte III: « L’humanité souleva sa robe, et me montra comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité« . Il rectifie son propos à l’acte V en évoquant les hommes dans leur ensemble: « Je suis très persuadé qu’il y en a très peu de très méchants, beaucoup de lâches, et un grand nombre d’indifférents« , ce qui tempère la violence de ses affirmations avant le meurtre, mais témoigne cependant d’un pessimisme certain sur la possible évolution du monde vers davantage de justice et de bonheur.

De fait, la pièce ne met en évidence que l’échec: échec des paroles (celle de Philippe Strozzi perdu dans ses livres; celle de la marquise Cibo incapable d’influencer le duc), échec du meurtre, pourtant seul acte véritable de la pièce, permanence des mêmes situations: Côme I vient remplacer Alexandre, et certaines mises en scène, en faisant jouer les deux personnages par le même acteur soulignent l’éternel recommencement.

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Faut-il dès lors considérer Lorenzaccio comme une pièce désespérée, à l’image de son auteur même? Le désespoir est souvent caractéristique des héros romantiques et cela peut les conduire au suicide, comme en témoignent les exemples de Werther ou de Chatterton. La pièce de Musset s’inscrit pourtant en rupture avec ces oeuvres, car même si Lorenzo ne fait rien pour éviter la mort à l’acte V, il a poursuivi tout au long de la pièce un projet qu’il a mené à bien. « Que la nuit est belle! Que l’air du ciel est pur! Respire, respire, coeur navré de joie!«  s’écrie-t-il juste après le meurtre. Bien sûr son action est incomprise et ne suscite aucun sursaut républicain, mais Lorenzo avait prévu cette possibilité et l’avait même anticipée dans la scène 3 de l’acte III: « Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit ce que j’ai à dire…Qu’ils m’appellent comme ils voudront Brutus ou Erostrate, il ne me plaît pas qu’ils m’oublient« .  A cet égard, Lorenzo a réussi: son meurtre le fait entrer dans l’histoire, et il est intéressant de voir que dans cette tirade, la mort du duc est considérée comme une vraie parole, la seule que Lorenzo, personnage plutôt bavard,  revendique comme telle. La précision « je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas tailler leurs piques et l’humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang » réhabilite le discours, mais un discours écrit qui garde le souvenir du personnage.

Cette attitude de défi, cette mise en cause de l’humanité, cette affirmation de soi parce que seul capable d’un acte qui soit parole, autant d’attitudes qui évoquent Musset lui-même,  probablement désespéré de l’état du monde et des hommes, probablement dégoûté de l’incompréhension dont a été victime La Nuit vénitienne,  mais encore confiant dans l’écriture théâtrale, dans la possibilité d’une parole qu’un jour peut-être on finira par entendre sur une scène de théâtre ou ailleurs.

Ainsi, on le voit, si la lecture de Paul Bénichou rend compte avec pertinence de la pièce, on peut néanmoins nuancer le caractère définitif du désespoir qui serait celui de Musset. Ecrire et écrire pour dénoncer, même sans espoir d’amélioration, témoignent d’une volonté qui n’est pas encore résignée. L’orgueil de Lorenzo lui interdit l’abandon et le silence, car il ne s’agit pas de « laisser mourir en vain l’énigme de sa vie« , paroles que sans doute Musset pourrait reprendre à son compte.

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