Suétone, Le meurtre d’Agrippine

Suétone, Vie de Néron

Chapitre 34

De « Verum mimis ejus ac violentia territus… » à « sitique interim oborta bibisse »

Bacoli-côte

Traduction du texte:

Mais terrifié par ses menaces et sa violence, il décida de la faire périr. Et alors qu’il avait essayé trois fois par le poison, et qu’il s’apercevait qu’elle était protégée par des antidotes, il prépara un plafond à caissons afin qu’il tombe pendant la nuit au dessus d’Agrippine  endormie, par l’action d’un mécanisme. Ce plan ayant été peu caché parmi les complices, il imagina un navire qui pouvait se disloquer, afin qu’Agrippine périsse soit par le naufrage de celui-ci, soit par l’effondrement du pont, et ainsi, une réconciliation ayant été simulée, il la fit venir à Baies par une lettre très agréable pour célébrer en même temps les fêtes des Quinquatries.La tâche ayant été confiée aux triérarches de briser comme par un accident fortuit le navire léger avec lequel elle était venue, il fit durer le festin, et lui proposa au moment où elle regagnait Baules, pour remplacer le bateau abîmé celui qui avait été truqué, l’ayant joyeusement accompagnée, et lui ayant couvert le sein de baisers; le reste du temps, il resta éveillé avec une grande agitation, attendant l’issue de ce qui avait été commencé. Mais lorsque il comprit que tout s’était passé différemment et qu’elle s’était échappée en nageant, dépourvu de projet, il ordonna que soit arrêté et étranglé Lucius Agermus, son affranchi qui lui annonçait  avec joie qu’elle était sauve et indemme, après avoir jeté en cachette un poignard près de lui, [ce qui le présentait] comme un assassin soudoyé contre lui. Il ordonna que sa mère soit tuée, comme si elle avait évité par une mort volontaire la révélation de son acte criminel. A cela sont ajoutés des détails plus atroces, et de la part d’auteurs qui ne sont pas douteux: il avait accouru pour voir le cadavre de celle qui avait été tuée, il avait palpé certains membres du corps, en avait critiqué d’autres. Pendant ce temps, la soif étant venue, il avait bu.

Introduction

Au fur et à mesure que Suétone développe son oeuvre, il en vient à évoquer les aspects les plus noirs de la personnalité de Néron. Son goût du spectacle tourne ainsi progressivement à l’exhibition et au ridicule, son amour du luxe le conduit à la cupidité la plus extrême et ses débauches prennent également une ampleur de plus en plus grande. L’aboutissement de ces excès, c’est bien sûr le meurtre de tous ceux qui veulent s’opposer à lui. Premières victimes évoquées: Claude et Britannicus, les deux obstacles  à l’empire. Il est à noter que Suétone mentionne l’assassinat de Claude, même si Néron n’en est pas l’instigateur. Pour l’historien, il en est au moins la complice.Il raconte ensuite le meurtre de Britannicus a lieu en 55, un an après la mort de Claude, avant d’envisager le matricide, la mort d’Agrippine.Les mêmes événements ont été rapportés par Tacite au livre XIV des Annales et la confrontation des deux versions est particulièrement éclairante pour mettre en évidence la spécificité de Suétone.

I Des points de vue radicalement opposés

1)Un récit sans fioritures?

Le récit fait par Suétone semble délibérément bref et sans ornement. Si l’on compare la longueur des deux versions, on constate que Tacite est beaucoup plus disert. Lorsqu’il raconte l’échec du naufrage, il détaille les faits, soulignant la tranquillité de la nuit, le calme de la mer, il montre Agrippine sur le bateau, entourée de ses proches, Acerronia et Crepereius Gallus, il insiste sur la confusion du naufrage, la mort d’Acerronia, la fuite d’Agrippine. Deux longs paragraphes lui sont nécessaires, alors que Suétone se contente  mentionner cet échec avec deux propositions infinitives: « ut diversa omnia nandoque evassisse eam comperit« .

2 )Le point de vue de Néron

 Mais cette plus grande brièveté est liée au point de vue choisi par Suétone. Si Tacite nous donne à voir la tragique prise de conscience d’Agrippine, découvrant que son fils a décidé de la tuer, Suétone n’envisage le récit que du point de vue de Néron, résolu à tuer sa mère: au début du passage la formule « perdere statuit » marque clairement ce choix.

Néron est donc ici le sujet de tous les verbes des propositions principales, tous employés au parfait: « paravit« , « commentus est…evocavit« , « protraxit…optulit« , « vigilavit« , « jussit« . Il nous est ici présenté comme multipliant les actions pour parvenir à ses fins. Le dernier verbe « jussit » est celui de l’ordre enfin ouvertement donné de tuer Agrippine « matrem occidi » (infinitif passif), alors que jusque là les tentatives de Néron voulaient se présenter comme des accidents.

De la même manière, Suétone nous a montré l’attente inquiète du personnage: « Reliquum temporis cum magna trepidatione vigilavit opperiens coeptorum exitum« : la brièveté de la phrase, placée entre deux phrases beaucoup plus longues consacrées aux efforts déployés par Néron pour que sa mère meure, ménage une courte pause et le lecteur attend l’issue de la tentative au même titre que l’empereur.

3) Le seul responsable du meurtre

 On voit aussi clairement que Néron agit seul. Il n’est nullement question de conseil pris ou reçu de Sénèque ou de Burrhus. De même, aucun nom de complice n’est mentionné, alors que Tacite évoquait longuement le rôle que l’affranchi Anicetus avait joué. A l’inverse, chez Suétone ce sont les exécutants qui font échouer la première tentative d’accident: « hoc consilio per conscios parum celato » et la complicité du triérarque n’est ensuite mentionnée que pour une circonstance mineure: endommager le bateau avec lequel Agrippine est venue à Baïes afin qu’elle soit contrainte de repartir avec le bateau trafiqué. Tacite insistait sur le nombre des hommes ayant joué un rôle dans le naufrage, Suétone les ignore: au final, c’est Néron seul qui semble tout faire.

Site de BaïesSite de Baïes

Villa impériale

II Un portrait à charge

1) L’acharnement du personnage

Suétone nous présente Néron de plus en plus acharné à faire périr Agrippine. Ses tentatives en effet se multiplient et prennent de plus en plus d’ampleur. Il est d’abord question d’empoisonnement à trois reprises: « cum ter veneno temptasset« , puis d’un accident avec l’effondrement d’un plafond: « lacunaria, quaenoctu super dormientem laxata machina deciderent« , enfin d’un navire trafiqué pour faire naufrage »solutilem navem, cujus vel naufragio, vel camarae ruina periret« . On note que ses stratagèmes sont de plus en plus détaillés dans le passage, et que le dernier implique Néron lui-même puisqu’il attire sa mère dans un piège. Tacite de son côté réunissait dans une même tentative l’histoire du plafond destiné à s’effondrer et le naufrage du bateau.

2) Un personnage ridicule

Mais dans cet acharnement  Néron nous apparaît aussi comme un personnage assez ridicule tant son impuissance est soulignée par Suétone: on note ainsi l’échec par trois fois de l’empoisonnement, avec la précision  » praemunitam antidotis« . Lorsqu’il attend de savoir si le navire a fait naufrage, la précision que donne Suétone « cum magna trepidatione » appuie cette impression de ridicule: c’est toujours l’enfant face à sa mère, alors même qu’il est maître de l’empire, ce que déjà l’historien évoquait lors de la première décision: « minis ejus ac violentia territus« .

Quant au dernier choix, on voit bien qu’il est totalement improvisé. Suétone souligne avec l’expression « inops consilii » le désarroi de Néron qui ne sait plus du tout quoi faire. Alors que chez Tacite ce désarroi avait entraîné une discussion avec ses conseillers, Suétone ne parle pas du tout d’eux, et il accélère l’action. La même phrase évoque en effet le moment où Néron apprend son échec (une proposition subordonnée introduite par ut, dès que),  l’arrivée d’Agermus (un participe présent apposé « nuntiatem« ) et sa mise à mort (proposition principale: « jussit arripi constringique« ). Le prétexte de cette arrestation et la mise en scène qui vise à accuser Agermus d’une tentative de meurtre sont également rapportés dans la même phrase, à partir d’un ablatif absolu: « abjecto clam juxta pugione« . Une telle précipitation ajoute à la dévalorisation.

3) Un fils dénaturé

On a déjà noté la peur qu’Agrippine inspirait à son fils. De fait, à son égard, il ne réagit que par le mensonge et la dissimulation: « commentus est« , « reconciliatione simulata« . L’utilisation du superlatif pour qualifier la lettre qu’il lui envoie appuie cette faculté de mensonge: « jucundissimis litteris« . Quant aux participes qui décrivent son attitude, « prosecutus atque in digressu papillas quoque exosculatus« , ils semblent clairement renvoyer au mensonge (Néron est un bon comédien, on le sait). On peut remarquer ici que Suétone n’interprète pas du tout l’attitude de l’empereur, alors que Tacite le faisait et envisageait même la possibilité d’une émotion réelle (« Il la reconduisit à son départ, couvrant de baisers ses yeux et son sein; soit qu’il voulût mettre le comble à sa dissimulation, soit que la vue d’une mère qui allait périr attendrit en ce dernier instant cette âme dénaturée« ).

Face au cadavre d’Agrippine, Néron n’a plus besoin de feindre et tout son comportement est qualifié d »atrociora« . L’emploi de la litote « nec incertis auctoribus » permet à Suétone d’insister sur la véracité des faits rapportés (ce que Tacite, de son côté, mettait en cause: « Voilà les faits sur lesquels on s’accorde. Néron contempla-t-il le corps inanimé de sa mère, en loua-t-il la beauté? les uns l’affirment, les autres le nient« , XIV, 9, 1). On remarque tout d’abord le verbe « accurrisse » qui évoque la précipitation comme si l’empereur voulait être bien sûr que sa mère était morte.  Quant à ses paroles ou ses gestes, « contrectasse membra, alia vituperasse » ils renvoient à la légende noire concernant Néron et Agrippine, à savoir la question de leur relation incestueuse. Suétone n’affirme rien, mais suggère largement. Et le comportement déplacé de l’empereur qui se fait servir à boire « sitique interim oborta bibisse » ressemble bien à un toast de victoire sur l’ennemi.

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Bacoli

Conclusion

Ainsi la mort d’Agrippine est elle pour Suétone l’occasion d’accabler un peu plus le personnage de Néron. Autant Tacite faisait de l’évènement un moment tragique où Agrippine accomplissait son destin (« Qu’il me tue, pourvu qu’il règne »),  autant Suétone met en scène un fils pitoyable rendu monstrueux par la haine et la terreur que lui inspire sa mère. Le ridicule du personnage en fait une sorte de clown sinistre, d’autant plus inquiétant et imprévisible qu’il a désormais tous les pouvoirs.

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