Les mains libres, corrigé du DST des TL1

QUESTION 2

 Vous ferez du dessin et du poème un commentaire comparé.

REVE

Petit jour

Je rentre

 

La tour Eiffel est penchée

Les ponts tordus

Tous les signaux crevés

 

Dans ma maison en ruine

Chez moi

Plus un libre

 

Je me déshabille.       reve2

Introduction:

Evoquer l’importance du rêve chez les surréalistes (accès au courant réel de la pensée sans les barrières de la raison et de la morale):

« Nous sommes tous à la merci du rêve et nous nous devons de subir son pouvoir à l’état de veille » (Préface de J.A Boiffard, P. Eluard et C. Vitrac, n°1 de La révolution surréaliste, 1 décembre 1924). De fait les récits de rêve constituent une part importante des publications de la revue.

Dans le cadre plus particulier des Mains Libres, beaucoup des dessins de Man ray seraient à l’origine des dessins de rêve, comme en témoigne l’inscription au bas du dessin « Rêve du 21 novembre 1936« ). A partir du dessin proposé, Eluard aurait à son tour envisagé  un poème centré sur un rêve, mettant sans doute en oeuvre ce qu’il énonce lui-même dans Femme portative « Je m’aime pas mes rêves, mais je les raconte, et j’aime ceux des autres quand on me les montre« .

D’où la question que l’on peut se poser: dans quelle mesure texte et dessin s’accordent-ils pour retranscrire la toute-puissance du rêve dans l’univers surréaliste?

I Un environnement familier menacé par une modernité fascinante et inquiétante

Premier constat: le rêve, autant chez Man Ray que chez Eluard relèvent bien plutôt ici du cauchemar. Il fait surgir un monde clairement menacé ou détruit.

Texte et dessin partent de l’environnement quotidien des deux artistes: le dessin de Man Ray est repris d’une photographie qu’il  a faite de New York, lors de son séjour dans la ville en novembre 1936, afin d’assister au vernissage d’une exposition organisée au musée d’art moderne (MOMA) et consacrée  au surréalisme (plus précisément « Fantastic  arts, Dada, Surréalism »).

Voir à ce sujet les photographies et les analyses proposées par le site Lettres volées pour élucider le point de départ du dessin.

Site Lettres volées, analyses

Eluard, quant à lui, évoque la ville de Paris avec la mention de « la tour Eiffel« , et il fait référence  à son propre domicile « je rentre« , « dans ma maison« .

Dans cet univers qui devrait être rassurant et protecteur, s’introduit un élément perturbateur, matérialisé à chaque fois par une modernité dévoyée. La locomotive du dessin s’apprête à tomber sur les immeubles, tandis que chez Eluard, la tour Eiffel est déjà « penchée« , les ponts « tordus » et sa maison « en ruines« . Ce qui constitue la ville « moderne » qu’est Paris  est définitivement détruit. On pense évidemment au poème  « Zone » qui ouvre le recueil Alcools d’Apollinaire publié en 1913 (Apollinaire est resté pour les surréalistes un prédécesseur incontournable):

« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin« 

Quant à la locomotive , elle fait penser à la conception de la beauté énoncée par Breton, autant dans Nadja, publié en 1928 (« La beauté sera convulsive ou ne sera pas« , dernière phrase du texte) que dans L’amour fou, publié en janvier 1937: « Je regrette de n’avoir pas pu fournir comme complément à l’illustration de ce texte, la photographie d’une locomotive de grande allure qui eût été abandonnée durant des années au délire de la forêt vierge » (éditions Folio p.15).

II Une catastrophe révélatrice de l’intimité de l’artiste

On note qu’entre le dessin et le poème une grande différence se manifeste: le dessin de Man Ray n’intègre pas la présence du dessinateur et la catastrophe n’est pas encore arrivée: la locomotive est suspendue. Dans le poème d’Eluard à l’inverse, le « je » est clairement affirmé (emploi de pronoms personnels « je » par deux fois,  « moi » une fois; mention de l’adjectif possessif: « ma« ) et la catastrophe est arrivée: les participes passés « penchée« , « tordus » « crevés » le marquent clairement. Le délitement de la syntaxe (les phrases sont de plus en plus courtes et composées d’éléments juxtaposés, sans verbe conjugué: « dans ma maison en ruine/Chez moi/Plus un livre« ) témoigne de la violence ressentie. La complémentarité des deux oeuvres est intéressante: le dessin suspend l’événement, laisse imaginer au lecteur la suite, tandis que le texte d’Eluard s’ouvre sur la découverte des ruines et la perdition de l’artiste lui-même. La disposition du livre brouille cependant cette vision presque chronologique: le texte apparaît en premier sur la page de gauche, et le dessin est à droite.

L’interprétation de la « catastrophe » en elle-même renvoie à l’intériorité de chaque artiste: selon l’analyse proposée par le site Lettres volées, la locomotive détruisant/détruite pourrait renvoyer à un épisode traumatisant de l’enfance de Man Ray, épisode impliquant la mère de ce dernier. Le rêve apparaîtrait ainsi à une charnière  entre présent et passé: la réussite de l’artiste finalement menacée par la résurgence d’un souvenir violent qui impliquait la négation de sa capacité créatrice (la mère détruisant le jouet fabriqué par man Ray).

Voir: http://www.lettresvolees.fr/eluard/reve.html

Quant au poème d’Eluard, il évoque un monde dans lequel plus aucune communication n’est possible: plus de « ponts« , les signaux « crevés« , la tour Eiffel « tordue » (N’oublions pas que la tour Eiffel, vu sa hauteur a joué un rôle important pour la diffusion de la radio et de la télévision: 1936, première installation d’une antenne de TV).

Voir: http://www.tour-eiffel.fr/fr/tout-savoir-sur-la-tour-eiffel/dossiers-thematiques/95.html )

Ainsi le poème d’Eluard témoigne d’une peur, celle d’un univers où le contact avec autrui est impossible. La précision « Plus un livre » rend encore plus vide le monde évoqué. Le texte s’achève par l’évidence de la solitude, dans une sorte d’abandon, de résignation: « je me déshabille« . Ce dépouillement, cette nudité du poète annoncent sa disparition.

Conclusion

Le « rêve » apparaît donc bien comme essentiel ici. Il semble exorciser les peurs de chacun des artistes, peurs qui au delà de leurs différences, interrogent la possibilité même de l’art. Il serait intéressant de rapprocher le texte d’Eluard d’un autre texte qui lie paralysie de l’écrivain, disparition de Nusch et incapacité à communiquer:

Je rêve que je ne dors pas

Je rêve que je suis dans mon lit et qu’il est tard. Impossible de dormir. Je souffre de partout. J’essaie d’allumer. N’y parvenant pas, je me lève et, dans le noir, je me dirige à tâtons vers la chambre de ma femme. Dans le corridor, je tombe. Incapable de me relever, j’avance lentement en rampant. J’étouffe, j’ai très mal dans la poitrine. A l’entrée de la chambre de ma femme, je m’endors (je rêve que je m’endors). Soudain, je m’éveille (je rêve que je m’éveille) en sursaut. Ma femme a toussé et j’ai eu très peur. Je m’aperçois alors qu’il m’est impossible de bouger. Je suis à plat ventre et ma poitrine, mon visage, pèsent horriblement sur le sol. Ils semblent s’y enfoncer. Je tente d’appeler ma femme, de lui faire entendre le mot « pa-ra-ly-sé ». En vain. Je pense avec une angoisse effroyable, que je suis aveugle, muet, paralysé et que je ne pourrai plus jamais rien communiquer de moi-même. Moi vivant, les autres seront seuls. Puis j’imagine un écran, la pression des mains sur une vitre sans la casser. Les douleurs diminuent progressivement. Jusqu’au moment où j’ai l’idée de contrôler du bout des doigts si je suis vraiment sur le parquet. Je pince légèrement des draps, je suis sauvé, je suis dans mon lit.

                                                              Paul Eluard, Rêve du 18 juin 1937, extrait du  recueil « Donner à voir », 1939

Quant à la locomotive de Man Ray, elle semble directement s’opposer à celle de Magritte, même si son apparition s’inscrit dans la même logique d’inquiétante étrangeté.

Rene_MAGRITTE_Muse_e_imaginaire_La_dure_e_poignarde_e_1938-75f41

René Magritte, La durée poignardée, 1938, Art Institute de Chicago

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