Suétone, La mort de Néron

La mort de Néron

de « Inter moras perlatos a cursore Phaonti codicillos » à usque ad horrorem formidinemque visentium ».

Traduction: (proche du texte, pas très élégante en français)

Au milieu de ces retards, il arracha la lettre apportée par son messager, Phaon,  lut qu’il avait été  déclaré ennemi public par le sénat et qu’il était recherché, afin d’être puni selon la coutume, et demanda quel était ce genre de châtiment. Et alors qu’il avait découvert que la nuque d’un homme  était placée sur une fourche et que le corps était frappé par des fouets jusqu’à la mort, terrifié il saisit deux poignards qu’il avait apportés avec lui, et  ayant essayé leur tranchant, il les cacha à nouveau, prétextant que l’heure fatale n’était pas encore là. Et tantôt il exhortait Sporus à commencer à se lamenter et à pleurer, tantôt il priait que quelqu’un par son exemple l’aide à accepter la mort. Parfois il blâmait sa lâcheté par ces paroles: “je vis indignement, honteusement, c’est indigne de Néron, c’est indigne; il faut du sang froid dans de pareils moments, allons, réveille-toi!”. Déjà approchaient les cavaliers à qui il avait été ordonné de s’en saisir vivant. Dès qu’il comprit cela, après avoir dit avec des tremblements “le galop des chevaux aux pieds rapides frappe mes oreilles”, il s’enfonça le fer dans la gorge, avec l’aide Epaphroditus, le maître des requêtes. A moitié vivant, comme un centurion faisait irruption jusque là et qu’il faisait semblant de lui porter secours, en ayant déposé un manteau sur la blessure, il ne répondit rien d’autre que “Trop tard”, et “Voilà de la loyauté”. Et il mourut à cette parole, les yeux exorbités et figés au point de susciter l’horreur et l’épouvante de ceux qui le voyaient.

Introduction:

Avec le soulèvement de Vindex en Gaule en mars 68, puis celui de Galba et d’Othon en Espagne et au Portugal, Néron se voit abandonné peu à peu.  Si les armées de Vindex sont vaincues en mai, au mois de juin, le 8,  le Sénat proclame Galba, empereur. Néron que Suétone jusque là nous avait présenté comme peu inquiet et enclin à prendre des résolutions contradictoires prend conscience de la gravité de la situation. Les appuis qu’il recherche à Rome cèdent: chacun le fuit et semble lui conseiller la mort. Il finit par se réfugier chez l’un de ses affranchis, Phaon.

De quelle manière Suétone évoque-t-il les derniers instants de Néron?  La noblesse d’un empereur et l’influence du stoïcisme  feraient espérer un suicide courageux, « à la romaine » si l’on peut dire, dans la droite ligne des philosophes qui choisissent devant l’adversité une mort digne et héroïque. Il n’en est rien ici. Néron meurt comme un histrion, avec tout l’aspect péjoratif de ce terme, l’empereur joue ici son dernier spectacle, et sa lâcheté foncière n’en est que plus évidente.

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Peter Ustinov dans le rôle de Néron, Quo vadis, 1951, Mervyn LeRoy

I La mort d’un histrion

1) Une mort obscure

Suétone avec ironie fait mourir Néron à l’inverse même de ce qu’il aurait souhaité: son amour du théâtre et son goût de l’exhibitionnisme s’opposent à cette mort à l’écart et solitaire: Néron se retrouve en effet à l’extérieur de Rome, dans la maison de son affranchi Phaon, responsable des finances. Cette demeure  (suburbanum) est située au nord est de la ville. Il meurt ainsi à l’écart, à la marge, dans un lieu que Suétone décrit de manière sordide: une chambre (cella) dans laquelle se trouve un lit avec un matelas peu épais, recouvert d’un vieux manteau. L’empereur en est réduit à du pain grossier (sordidum panem) et à de l’eau tiède (aquae tepidae). Pour entrer dans cette maison, il a été contraint de marcher à quatre pattes, ce qui le réduit à l’état animal.

Il est également seul: peu de public autour de lui sinon trois affranchis, c’est-à-dire trois anciens esclaves . S’ils ont été appréciés de Néron, Suétone laisse supposer de leur part toutes les compromissions possibles . Sont donc à ses côtés Phaon, Epaphroditus, et Sporus (un esclave que Néron a émasculé, habillé en femme, et fait vivre auprès de lui, voir paragraphe XXVIII).

2) Un dernier spectacle

Pourtant dans des conditions aussi sordides, Suétone nous présente Néron continuant à jouer. Comme d’habitude, l’historien nous le présente comme sujet des verbes, et ici toujours dans la parole: le verbe « legit » joue sur l’ambivalence (on peut penser que Néron lit à haute voix sa condamnation par le Sénat), alors que les autres verbes sont plus explicites: «  »interrogavit« , « causatus« , « hortabatur« , « orabat« , « his verbis increpebat« , « effatus« , « respondit« . La mort interrompt sa parole, preuve que jusqu’au bout Néron aura utilisé cette voix dont il était si fier.

Pour dénoncer un peu plus ce spectacle que veut donner l’empereur, et qui s’affirme bien sûr dans la citation très connue « Qualis artifex pereo! », Suétone n’hésite pas à citer Néron, d’abord au style indirect, avec  « quale id genus esset poenae » (interrogative indirecte au subjonctif introduite par interrogavit), puis avec la proposition infinitive « nondum adesse fatalem horam« . Il emploie ensuite le style direct dans une première formule qui mêle le latin et le grec, la première et la troisième personne. De fait  ce mélange amène à mettre en doute la sincérité du premier aveu (« Vivo deformiter, turpiter« ). La citation grecque semble un emprunt soulignant que même les regrets de l’empereur sont un nouveau rôle auquel il s’essaie. Quant à la citation d’Homère (Iliade, chant X, vers 535, parole de Nestor qui entend les chevaux d’Ulysse et de Diomède revenant de leur expédition nocturne à Troie), sa force est annulée par les deux dernières paroles de Néron, en elles-mêmes peu glorieuses: « Sero » et « Haec est fides » (dont on ne sait si elle est ironique ou non). Elles semblent « de trop », comme si l’empereur « seminanimis« , à moitié vivant, ne se résignait pas à mourir.

1024px-RemorsodeNeroLes remords de Néron (John, William Waterhouse, 1878)

II La mort d’un lâche

1) Une mort sans cesse différée

Suétone insiste sur le manque de courage de Néron, alors que la tradition romaine fournit des exemples de suicides courageux face à l’adversité, comme celui de Caton d’Utique. Arrière petit fils de Caton l’Ancien, partisan de Pompée contre César lors des guerres civiles, il se tua en -46, après la bataille de Thapsus qui voit triompher César. Ne voulant pas “survivre à la liberté”, il se poignarda, malgré son entourage qui voulait l’empêcher de commettre cet acte. De manière plus récente car associés au règne de Néron les suicides de Pétrone ou de Sénèque racontés par Tacite dans les Annales manifestent de la part des deux hommes condamnés par l’empereur suite à la conjuration de Pison une détermination inflexible.

Néron est bien loin de ce courage. Sa peur est clairement évoquée à deux reprises: “conterritus”, “trepidanter”. Par ailleurs il ne cesse de différer sa mort: “inter moras” ouvre le texte, et Suétone multiplie les notations temporelles : “modo…modo”, “interdum”, “jamque” qui insistent sur le temps qui passe. le texte met par ailleurs en scène une première tentative de suicide et de nombreuses exhortations à le faire.

2) La peur de souffrir?

La lâcheté du personnage, reconnue par lui-même, avec l’emploi de “segnitiem” est illustrée par l’anecdote des poignards. Néron  est terrorisé par la violence du supplice prévu par la loi,  ce que l’on peut comprendre. Suétone détaille presque avec complaisance le châtiment qui l’attend: deux propositions infinitives qui envisagent la tête d’abord (“cervicem nudi hominis inseri furcae”) puis le corps (“corpus virgis ad necem caedi”), deux verbes au passif qui traduisent l’impuissance, deux instruments de supplice, la fourche et les fouets. le suicide apparaît alors comme le moyen d’éviter une mort aussi douloureuse et infamante.

Mais Suétone montre aussi que les poignards eux mêmes terrorisent l’empereur. La précision “tempatata utriusque acie” le ridiculise, en le montrant décidé à agir puis renonçant en s’apercevant que le poignard est effilé. Si on compare avec Caton à qui on a confisqué son arme, et qui n’hésite pas à réouvrir de ses propres mains la première blessure qu’il s’est faite, le contraste est saisissant.

3) Une mort assistée

Au final, Suétone nous présente un personnage incapable de se suicider. Cette incapacité est avouée lorsque l’empereur demande de l’aide “ad mortem capessendam” (adjectif verbal remplaçant un gérondif de but). La précision apportée par “exemplo” souligne l’égoïsme monstrueux du prince, qui se soucie peu du seul entourage qui lui est resté fidèle. Quand Suétone rapporte enfin la mort de Néron, sa formulation illustre le proverbe latin “in cauda venenum”., dans la mesure où les derniers mots de la phrase mentionnent l’aide nécessaire d’Epaphroditus, la reprise du verbe juvo, constituant un écho ironique à la demande préalable de Néron: “orabat ut se aliquis ad mortem capenssendam exemplo juvaret”, “juvante Epaphrodito a libellis”.

La mort de Néron est donc honteuse et indigne. La preuve en est certainement l’horreur que son cadavre continue de susciter: en soulignant le regard exorbité que Néron conserve dans la mort, “extantibus rigentibusque oculis” et la violence des réactions des spectateurs, à la fois l’horreur et la crainte (“usque ad horrorem formidinemque”), Suétone souligne que jusqu’au bout l’empereur n’aura fait naître que terreur et répulsion.

Conclusion:

Une page extrêmement frappante qui achève le portrait de Néron. Exhibitionnisme, lâcheté, égoïsme, tous les éléments déjà mentionnés dans l’oeuvre se retrouvent dans l’évocation de ces derniers moments, comme si la mort même de Néron résumait à elle seule le personnage tout entier. Si la partialité de l’historien semble assez évidente, on ne peut que souligner l’habileté de son écriture, puisque c’est bien cette image dégradée de Néron que la mémoire collective a gardée.

Morts de philosophes

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