Premières: images de femme, Manon Lescaut

Abbé Prévost (1731)

De « J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens » à « qui ne pouvait être d’un grand secours pour elle et pour moi »

Introduction : Le texte étudié est extrait d’un roman intitulé Manon Lescaut et écrit en 1731 par l’abbé Prévost, auteur notamment connu pour sa vie mouvementée. Manon Lescaut est le septième tome du roman-mémoire Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde. Le récit que Des Grieux fait à M. de Renoncour de sa rencontre avec Manon et des aventures qui en ont découlé est donc enchassé dans le récit fait par l’homme de qualité. Des Grieux le rencontre pour la seconde fois, à Calais, alors qu’il revient d’Amérique après la mort de Manon. La particularité de ce texte vient ainsi du fait que le narrateur, par ce récit rétrospectif  prend du recul sur sa première rencontre avec la jeune fille.

Quelle image le texte nous donne-t-il ici du personnage féminin, devenu éponyme du roman alors que l’abbé Prévost l’avait intitulé « Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut »?

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I Un narrateur impliqué

La narration est prise en charge par le personnage de Des Grieux, sa personnalité et ses sentiments pour Manon Lescaut  méritent qu’on s’y attarde, car ils interrogent la fiabilité de l’image qu’il nous donne de la jeune fille.

1) Des Grieux: un jeune homme naïf et bien élevé

Cadet de sa famille, Des Grieux est issu d’une famille noble. Il a reçu une bonne éducation (il vient de terminer ses études) et est destiné à rejoindre l’ordre de Malte (ordre religieux) qui va faire de lui le Chevalier Des Grieux. On apprend que c’est un jeune homme très tranquille: il parde de sa « sagesse« , de sa  « retenue« , et s’avoue «excessivement timide et facile à déconcerter ». On remarque que les expressions qui insistent sur sa naïveté et son innocence sont systématiquement redoublées. Dans le même temps, il se déclare fidèle et prêt à s’engager de manière définitive : « j’emploierai ma vie pour la délivrer […] et pour la rendre heureuse ». Il met aussi en avant « son honneur« , ce qui suggère une certaine droiture dans ses intentions.

2) La transformation du personnage

Après avoir vu Manon, Des Grieux n’hésite pas, même s’il est de nature timide « je m’avançai vers la maîtresse de mon coeur« . Le mouvement assumé et la périphrase qui désigne désormais Manon comme dominant Des Grieux marque le profond changement du jeune homme.

Le jeune homme insiste en une seule phrase sur la métamorphose qui s’opère en lui. Trois propositions construites en crescendo insistent sur sa sagesse: « moi, qui n’avait jamais pensé à la différence des sexes , ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue« . Mais cette sagesse, appuyée par la lenteur du rythme, est balayée par la rapidité du passé simple: « je me trouvai tout à coup enflammé jusqu’au transport« .  Le changement du personnage est exprimé par le terme de « transport » ((Définition du dictionnaire Littré: « Mouvement violent de passion qui nous met hors de nous-mêmes »), associé à la métaphore du feu, « enflammé« .  On remarque ainsi deux temps dans cette phrase , un avant et un après rencontre avec Manon.

3) Un nouveau Des Grieux

On voit ensuite un nouveau Des Grieux, qui surmonte ses difficultés. Il parvient à montrer clairement  ce qu’il éprouve: « je parlai d’une manière qui lui fit comprendre mes sentiments». Sa parole se libère, comme le montrent les verbes « je l’assurai« , « je lui répétai« . Sa timidité du début est devenue « hardiesse et facilité à m’exprimer« .  Il se transforme alors en une sorte de chevalier servant : « j’emploierais ma vie pour la délivrer», « j’étais prêt à tout entreprendre« , « la servir ». Il pervertit même son éducation religieuse, en mentionnant son  «éloquence scolastique », devenue une aide pour convaincre Manon de fuir le couvent avec lui. Ce détournement  montre l’habileté désormais acquise par des Grieux pour présenter sous un jour favorable ce qui relève avant tout de ses désirs personnels.

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II Une image ambiguë de Manon

1) Une très jeune fille

Le nom de « Manon Lescaut » n’est pas cité dans le texte ; à la fin de celui-ci, Des Grieux l’appelle encore «ma belle inconnue », même si le possessif marque la progression rapide de leur relation. Le jeune homme ne décrit pas du tout le personnage. Elle est présentée avant tout par sa jeunesse, comme le marque l’expression « fort jeune », ou la précision « moins âgée que moi ». Compte-tenu de la chronologie du roman, elle semble être ici âgée de 16 ans, soit plus jeune de deux ans par rapport à Des Grieux. A la première interrogation de celui-ci, elle répond « ingénument« , cet adverbe appuyant l’impression de jeunesse qui se dégage du personnage. Le chevalier mentionne aussi « la douceur de ses regards » et utilise par deux fois l’adjectif « charmante« : « elle me parut si charmante« , « un air charmant de tristesse« . Cet adjectif est à prendre ici au sens fort.

2) Un personnage mature

Cependant, le choix d’un récit rétrospectif permet d’apporter un certain nombre de précisions qui nuancent singulièrement l’image de Manon en jeune fille innocente: introduite par la conjonction de coordination « car » la proposition « elle était bien plus expérimentée que moi » suggère que Manon comprend très bien ce que ressent Des Grieux, et qu’elle est habituée à ce genre de rencontre: l’emploi de deux litotes « elle reçut mes politesses sans en paraître embarrassée« , et « elle n’affecta ni rigueur ni dédain » le montrent clairement. De même, son « penchant au plaisir » est d’emblée affirmé, bien qu’évoqué d’une manière très euphémistique: « qui s’était déjà déclaré » (Manon semble absente ici, « le penchant au plaisir » semble subi, il se « déclare » lui-même comme une sorte de maladie).

3) Une manipulatrice?

Plusieurs éléments dans le passage laissent planer un doute. Manon a bien compris que Des Grieux était complètement sous son charme, et elle lui fait comprendre implicitement qu’il doit faire quelque chose pour elle : « elle me dit […] qu’elle ne prévoyait que trop qu’elle allait être malheureuse», « c’était la volonté du Ciel », « il ne lui laissait nul moyen de l’éviter ». La phrase se clôt sur l’expression « moyen de l’éviter » comme une adresse faite au jeune homme. De plus, bien que narratif, le texte prend des allures de scène théâtrale, avec l’indication de ce qui peut apparaître comme une sorte de jeu de scène de la part de Manon: « après un moment de silence« , « la douceur de ses regards« , « un air charmant de tristesse« . De fait, on remarque que Manon est souvent associée à des verbes qui marquent l’apparence: « elle me parut« , « sans paraître« , « elle n’affecta« , « apparemment« , « un air« .

Elle finit par demander de l’aide en promettant sa reconnnaissance: « si je voyais quelque jour à la pouvoir mettre en liberté , elle croirait m’être redevable de quelque chose de plus cher que la vie. » On remarque l’hyperbole qui permet à des Grieux de tout espérer.

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III- Manon, ou l’image d’une passion destructrice

1) la violence de la passion

On remarque que l’utilisation de l’hyperbole est très fréquente dans ce texte , ce qui a pour effet d’exagérer les sentiments et les impressions de Des Grieux durant la rencontre : « je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au transport », « je me suis étonné mille fois», « maîtresse de mon coeur », « je regardai ce dessin comme un coup mortel pour mes désirs», « j’emploierai ma vie pour la délivrer de la tyrannie de ses parents »,  «la tendresse infinie qu’elle m’inspirait ».

Le champ lexical de la guerre est aussi présent : « un coup mortel», « je combattis», « la délivrer », « tyrannie ». Dès le début, l’amour est présenté en opposition avec deux instances fortes: la famille et la religion (celle de Manon qui l’envoie au couvent; celle du chevalier qui destine le jeune homme à l’ordre de Malte). La jeune fille apparaît alors comme celle qui fait basculer la vie de Des Grieux.

2) La toute puissance de l’amour

Vient ensuite la place de Des Grieux dans le texte : il est toujours COD des phrases , et se présente comme passif, victime de la route-puissance de l’amour. Il est donc l’être « pur » qui ne contrôle rien et qui subit tout: « l’amour me rendait déjà si éclairé« . L’amour y est présenté comme une divinité qui impose son pouvoir: « On ne ferait pas une divinité de l’amour, s’il n’opérait souvent des prodiges« . Le terme même de « prodige » confère à la scène une impression de surnaturel, qui dédouane Des Grieux de toute responsabilité. On note cependant ici l’ambivalence du vocabulaire, car si la passion amène la souffrance, « éclairé » ou « prodiges » ont à l’inverse des connotations très positives. Bien sûr, en évoquant ainsi l’amour, le jeune homme n’attaque pas Manon elle même (après tout, Montesquieu la qualifiait de « catin » et considérait Des Grieux comme un « fripon« ). Elle n’est que l’instrument, si l’on peut dire.

3) La passion destructrice

Quelques phrases trahissent le caractère rétrospectif du récit et à chaque fois, il s’agit d’évoquer les suites malheureuses de cette rencontre: « que ne le marquais-je un jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père tout mon innocence. » , « qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens » et « l’ascendant de ma destinée qui m’entraînait à ma perte ». De telles expressions annoncent bien sûr le caractère destructeur de la passion qui conduit les êtres à la déchéance et à la mort, mais elles suggèrent également la fatalité, et là encore il s’agit bien de nier toute responsabilité dans les événements qui ont suivi. Le récit fait par Des Grieux tente de justifier ses actions et le présente comme une malheureuse victime. Manon, quant à elle, continue d’évoquer l’éternelle tentatrice qui entraîne l’homme dans sa chute: la place des possessifs « tous ses malheurs et les miens » suggèrent que Des Grieux s’est contenté de suivre la jeune fille qui l’a conduit au malheur. C’est de fait l’image première du roman: le chevalier accompagnant Manon, déportée comme fille de joie.

Conclusion

Si au siècle précédent, Mme de Lafayette avait déjà dénoncé les ravages de la passion, elle en avait fait victime son personnage féminin. L’abbé Prévost, lui, inverse les rôles et retrouve la figure d’Eve. Les milieux sociaux ont également changé, le roman a quitté l’aristocratie. Manon, rôturière, entraîne le chevalier des Grieux à renier les valeurs de sa famille, et l’abbé Prévost n’hésite pas à décrire le jeu, la prostitution, la prison.

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