Incendies, « ce qui est là », explication

incendies

Incendies, Denis Villeneuve

Ce qui est là

Devoir de Valentin

La recherche de l’origine est un thème central pour Wajdi Mouawad, auteur d’origine libanaise, ayant quitté son pays à l’âge de huit ans. C’est autour de cette quête de l’origine qu’il a décidé de construire sa pièce Incendies, écrite en, second volet d’une trilogie intitulée Le sang des promesses. En effet, après la mort de leur mère Nawal au début de la pièce, Simon et Jeanne partent sur les traces de leur père qu’ils pensaient mort et de leur frère dont ils ignoraient l’existence, ce qui les mènera au Liban, pays d’origine de Nawal. C’est pourquoi le cinquième tableau de la pièce, « Ce qui est là », est une scène capitale : elle correspond à la première apparition de Nawal en tant qu’adolescente avec son amant, Wahab, dans la première analepse de la pièce, elle se présente donc comme une scène de commencement.

En quoi cette scène fondatrice annonce-t-elle la suite de la pièce?

Nous verrons tout d’abord en quoi ce tableau est une scène d’origine, puis nous nous intéresserons à la dimension amoureuse de celle-ci avant de montrer en quoi cette scène annonce en quelque sorte une tragédie moderne, régie par des forces importantes.

La rencontre de Nawal et Wahab s’inscrit dans la problématique de la quête de l’origine. En effet, cette scène se présente comme une scène de commencement : elle correspond à la première scène dans le passé, et c’est la scène la plus reculée dans le temps de toute la pièce, en effet Nawal a quatorze ans, elle ne sera jamais montrée plus jeune. La jeunesse des personnages témoignent aussi du fait que cette scène correspond au commencement, Nawal est « à peine sortie de l’enfance », ils sont encore au début de leur vie. La période de la journée, à l’« Aube », début du jour, et la grossesse de Nawal symbolise aussi cette origine. Enfin, cette scène apparaît comme une deuxième scène d’exposition, elle correspond à la première apparition des personnages de Nawal et Wahab, et les deux personnages utilisent de très nombreuses fois leurs prénoms, ce qui correspond en fait à une double énonciation, en effet la première parole de Nawal est « Wahab ! ».

Cette situation de scène d’exposition permet de présenter les personnages, et donc de commencer à répondre à la question de l’origine, tout en annonçant la personnalité qu’aura le personnage dans la suite de la pièce. Nous en apprenons beaucoup sur Nawal : elle semble monopoliser la parole, ce qui, au théâtre, révèle une situation de pouvoir. Toutefois, son pouvoir est très limité, en effet on peut remarquer une opposition entre sa volonté et son potentiel, elle « voulait le hurler » mais elle « ne le pouvait pas », elle «doit le dire à l’oreille [de Wahab] », elle dit « je ne pourrai plus te demander de rester dans mes bras même si c’est ce que je veux le plus au monde ». Par ailleurs, Nawal est un personnage exprimant des sentiments forts, elle utilise des mots aux sens forts dans des phrases exclamatives, elle voulait « hurler », elle trouve sa grossesse « magnifique et horrible» (l’intensité de son sentiment est renforcé par l’antithèse), elle dit qu’à l’annonce de sa grossesse « l’océan a éclaté dans [sa] tête. Une brûlure.», qui est à la fois une métaphore qui traduit le fait qu’elle est submergée par ses sentiments, et une antithèse en opposant le feu et l’eau avec « océan » et « brûlure ». Toutefois, ces sentiments forts n’expriment pas vraiment d’amour pour ses enfants, elle dit « Mon ventre est plein de toi », ce qui signifie que sa joie vient surtout de son lien nouveau avec Wahab. De même, ce lien ambigu à la famille se retrouve lorsqu’elle parle d’Elhame, la « vieille Elhame » qui lui a « caressé le visage » et qui lui « promet qu’elle ne dira rien à personne », Elhame est une figure maternelle pour Nawal, alors même qu’elle n’évoquera jamais sa mère biologique. Ces différentes caractéristiques de Nawal se retrouveront dans la suite de la pièce.

Le personnage de Wahab semble complémentaire à Nawal : à l’annonce de la grossesse, il n’exprime pas de joie, mais une pensée négative, un doute, en disant « Elhame se trompe peut-être ». De même, alors que Nawal semble être emportée par ses sentiments, Wahab reste très calme, il parle sans hésitation, ses phrases sont courtes et il n’utilise jamais de phrase exclamative ; c’est un personnage qui veut résoudre ses problèmes par la parole, il veut « leur expliquer » et il « leur dira ». À l’inverse de Nawal, il n’est pas dans la dissimulation : en parlant de la grossesse, il dit « On ne le cachera pas ». Par ailleurs, même s’il prévoit des difficultés, des « cris » et des « injures », il est tout de même heureux : il dit « J’ai envie de rire. ». Son optimisme en fait aussi un personnage très rassurant, en effet en donnant des ordres à l’impératif à Nawal, « Rentre chez toi, Nawal. Attends qu’ils se réveillent. », il semble contrôler la situation et ne prévoit pas de difficulté, il dit « ils t’écouteront ». Wahab ne sera pratiquement plus présent dans la pièce, toutefois ses caractéristiques se retrouveront au long de l’histoire dans le personnage de Nawal, il lui transmet en effet son pouvoir de parole et d’optimisme.

Cette scène présente deux amants seuls dans la forêt, c’est une scène d’intimité, une scène d’amour. On peut en effet remarquer l’importance de la sensualité dans cette scène, tout d’abord par une insistance sur le corps avec « bras » deux fois, « ventre » quatre fois, « oreille », « caressé le visage », « Pose ta main ». Par ailleurs, c’est une scène de proximité entre les deux amants, la première action de Wahab, comme une réponse à la tirade de Nawal, est de l’embrasser. Cette proximité semble exister à travers l’espace, Nawal dit « Je savais que j’allais te trouver au rocher aux arbres blancs », comme si elle avait conscience de la présence de son amant, et Wahab parle de son enfant à venir comme « Ton visage, mon visage dans le même visage », l’enfant forme donc un lien entre les parents. Enfin, Wahab rassure Nawal en lui disant « Nous serons toujours ensemble », cette parole révèle un lien que même leur séparation ne pourra pas briser.

Par ailleurs, la scène prend place dans un cadre typiquement lyrique, dans la forêt. Nous pouvons remarquer les nombreux éléments de la nature : « rocher aux arbres blancs », « les arbres », « la lune », « les étoiles », les « oiseaux sauvages », « le vent », l’« océan ». La phrase « pour que tout le village l’entende, pour que les arbres l’entendent, pour que la nuit l’entende, pour que la lune et les étoiles l’entendent » est une gradation qui s’étend au final à tout l’univers, elle souhaite que le monde entier soit témoin de son histoire. Par ailleurs, la nature symbolise aussi l’innocence des personnages, en effet la couleur blanche des arbres symbolise la pureté. Enfin le moment de la journée est aussi significatif, le jour n’est pas encore levé, l’obscurité donne à la scène une dimension intime, les amants sont comme cachés des regards.

Toutefois, même si cette scène correspond à une scène d’amour, on peut remarquer que les personnages sont conscients de leur séparation à venir. En effet, Wahab dit « J’aurai un enfant au fond de ma tête », il ne sera donc pas physiquement avec son enfant, ce qui signifie qu’il pense déjà qu’ils seront séparés. Cette séparation est anticipée car leur relation est interdite, Nawal doit lui annoncer sa grossesse « à l’oreille », et Nawal associe la révélation de sa grossesse à son village à « On nous tuera ». En cela, l’expression de sentiments forts par Nawal devient l’exaltation d’une passion impossible, rappelant la tragédie de Shakespeare Roméo et Juliette. Ainsi, plus qu’une scène d’amour, cette rencontre est une scène d’adieux entre Nawal et Wahab, elle constitue en effet la dernière scène de proximité entre les deux personnages. C’est pourquoi la dernière parole de Wahab « Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux » prend un sens fort, leur union doit maintenant exister malgré la séparation.

Par la conscience de la séparation, cette scène prend une dimension tragique, et la pièce devient en quelque sorte une tragédie moderne. Ainsi, se pose tout d’abord la question du futur, problématique classique de la tragédie. Nawal demande à Wahab « Où serons-nous, toi et moi, dans cinquante ans? », ce qui révèle sa crainte face au futur. Mais le futur de Nawal semble être sujet à une sorte de fatalité, tout d’abord par une notion de cycle, Nawal dit « Elle m’a sortie du ventre de ma mère et elle a sorti ma mère du ventre de sa mère. », ce qui donne une impression de répétition des événements. Par ailleurs en mentionnant sa « vraie vie », Nawal donne l’impression d’avoir un destin, impression renforcée par l’utilisation de verbes au futur simple par les personnages, et notamment Wahab, ils disent « cachera », « tuera », « expliquera », « crieront », « injurieront », « restera », « frapperont », « verront », « écouteront », « sauront », « dirai », ce qui donne l’impression que le futur est certain et immuable. En cela, les projets de Wahab, cherchant à « expliquer », semblent futiles : les personnages luttent en vain contre leur destinée, une autre caractéristique tragique.

Toutefois, même si la tentative de parole de Wahab semble inutile, les mots ont tout de même une force puissante, Nawal doit empêcher Wahab de parler avec « Ne dis rien. Non. Ne parle pas », ces ordres, formant un rythme ternaire montrent la puissance que pourraient avoir les paroles de Wahab, en effet, Nawal dit « Si tu me dis un mot, un seul, tu pourrais me tuer. » et « j’ai l’impression qu’à partir du moment où je vais laisser échapper les mots qui vont sortir de ma bouche, tu vas mourir toi aussi », les mots sont donc capables de provoquer jusqu’à la mort. Par ailleurs « les mots » sont sujets de « vont sortir», ils ont comme une vie propre. Le verbe « échapper » est aussi significatif, les mots semblent avoir la volonté de sortir, indépendamment de la volonté de Nawal. Nawal tente de contrer cette force de la parole par le silence, en imposant le silence à Wahab, mais aussi en annonçant son silence : « Je vais me taire, Wahab, promets-moi alors de ne rien dire, s’il te plaît, je suis fatiguée, s’il te plaît, laisse le silence. Je vais me taire. Ne dis rien. Ne dis rien. ». Ceci annonce aussi son silence de six ans à la fin de sa vie. Le silence apparaît comme une liberté, Nawal traduit sa joie en disant « Plus de mots! ». Toutefois, les mots sont surtout puissants en tant qu’aveux, Nawal dit « Tu ne sais pas encore, tu ne sais pas le bonheur qui va être notre malheur », en introduction de l’annonce de la grossesse : pour Wahab et Nawal, les mots permettent d’« expliquer », de « dire » et ils savent que les gens de leur village les « écouteront », alors que les gens de leur village utilisent la parole uniquement pour « des cris et des injures « , ces paroles n’ont aucun impact sur Wahab et Nawal, ils « les laisseront crier », ils « les laisseront injurier », Wahab dit « Peu importe ».

Ainsi, la force de la parole provient du fait qu’elle permet de transférer la connaissance, elle est donc puissante en tant qu’aveux. La révélation de la vérité est inéluctable, Elhame dit à Nawal « Tu ne pourras plus le cacher », et Wahab dit « L’aube n’est pas loin », l’aube symbolisant la révélation de la vérité par l’arrivée de la lumière. La question de la connaissance prend donc une dimension importante : Nawal répète trois fois « Je ne sais pas » et dit à Wahab « Tu ne sais pas encore », et les personnages ne répondent jamais aux questions de l’autre, ils semblent ignorer la réponse, et ils semblent souffrir de cette ignorance, en effet ils répondent aux questions par d’autres questions, preuve de leur totale impuissance. De plus la dernière parole de Wahab est « N’oublie pas : maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux. », le souvenir, forme de connaissance, est la seule manière dont survivra Wahab pour Nawal, à travers sa phrase finale. Toutefois la connaissance est dangereuse, elle est liée à des sentiments violents dans la phrase de Nawal « Je ne sais pas si c’est la colère, je ne sais pas si c’est la peur, je ne sais pas si c’est le bonheur. », la connaissance apparaît donc comme dangereuse. Mais la question de la connaissance se pose aussi pour le lecteur : à ce moment de la pièce, le lecteur pense, à tort, que Wahab est le père recherché par Jeanne et Simon, le faisant lui aussi participer à la quête de l’origine.

Ainsi, Wajdi Mouawad amorce dans cette scène la tragédie, en revenant à son origine et en annonçant des thèmes importants qui reviendront au cours de la pièce. Cette situation spéciale de scène originelle, associée à une nature lyrique liée à la pureté, tout en annonçant une tragédie avec une insistance particulière sur la connaissance rappelle fortement le mythe du paradis perdu, Wahab et Nawal prenant les figures d’Adam et Ève, annonçant par ce biais leurs malheurs à venir.

………..

Autre plan possible

I La puissance de la parole

Le théâtre est le lieu de la parole. En choisissant ce mode d’expression, Wadji Mouawad met en évidence la force et la puissance des mots, dans une pièce qui est fondée sur l’aveu.

1)  la violence des mots:

« Si tu dis un mot, je pourrais me taire et ne plus parler ».

« Si tu me dis un mot, un seul, tu pourrais me tuer »: double proposition conditionnelle qui met en avant la petitesse de la parole (un mot », « un mot, un seul ») et la grandeur des conséquences (avec gradation): « me taire », « ne plus parler », « me tuer ».

« à partir du moment où je vais laisser échapper les mots qui vont sortir de ma bouche, tu vas mourir, toi aussi »: les mots doués d’une vie personnelle, comme le suggèrent l’emploi du verbe « échapper » et le fait qu’ils deviennent sujets d’un verbe d’action: « qui vont sortir ».

Wahab prévoit cette même violence, dès lors que Nawal et lui diront la vérité à leurs familles respectives: « ils crieront », « ils injurieront », « ils me frapperont ». L’emploi du futur et le brieveté de l’expression accentuent la violence.

2) La tentation du silence

Sensible avant tout chez Nawal, à relier bien sûr aux six années de silence qui ont précédé sa mort:

« Ecoute moi. Ne dis rien. Non. Ne parle pas ».

« Ne me demande pas pourquoi je pleure, ne me demande rien, je t’en prie ».

« Ne me pose aucune question ».

« Je vais me taire » x3.

« Promets moi de ne rien dire ».

« Ne dis rien. Ne dis rien ».

Multiplication des impératifs, état de tension et d’inquiètude chez la jeune fille, aspect paradoxal d’une scène où le personnage de théâtre ne cesse de dire qu’il va se taire.

3) la parole nécessaire

Mais le silence ne résout rien: ne pas la dire ne fait pas disparaître la réalité.

Le personnage d’Elhame le manifeste: elle se caractérise par la parole (« Quand j’ai entendu la vieille Elhame me le dire… », « C’est la vieille Elhame qui me l’a dit« , « Elle me l’a dit« , « elle m’a dit qu’elle a fait naître… », « elle m’a promis qu’elle ne dira rien à personne », « elle a dit »), mais elle fait comprendre à Nawal que cette grossesse ne pourra être tue longtemps. Le personnage, caractérisée par la connaissance et le savoir-faire (elle met au monde les enfants) se contente d’être une intermédiaire, elle n’est pas elle-même créatrice des événements.

Quant à Wahab, il reste persuadé que la parole est le seul moyen d’agir sur le monde: « on ne le cachera pas« , « on leur expliquera« , « ils t’écouteront parce qu’ils sauront que quelque chose d’important est arrivé« , « au même instant, je serai chez moi. Et je leur dirai« . Les oppositions se jouent ici entre un pronom indéfini « on« , qui englobe Nawal et lui et un « ils » qui représente le monde extérieur hostile.

L’optimisme du personnage se ressent dans cette croyance en l’efficacité de la parole, et il faut à cet égard en faire une sorte de porte-parole de Wajdi Mouawad lui-même (en tant qu’écrivain, affirmant que seule la parole peut dénouer l’horreur).

II Une scène fondatrice

1) le début de l’histoire

Retour en arrière, lorsque Nawal est âgée de 14 ans. Elle même affirme que la rencontre avec Wahab est le début de se « vraie vie ».

Valeur symbolique des indications scéniques: la didascalie « aube » est nuancée par le texte lui-même qui suggère plutôt la nuit finissante avec les paroles de Nawal: « Je t’ai appelé toute la nuit », « J’ai couru toute la nuit » et le précision apportée ensuite par Wahab: « l’aube n’est pas loin ».

 Localisation géographique dans un lieu naturel, constitué d’éléments primitifs: « forêt », « rocher », « arbres blancs »(un paysage qui évoquerait les débuts du monde, d’autant que la couleur blanche appuie l’innocence et la pureté. D’un point de vue plus réaliste, le paysage peut renvoyer plus nettement au Liban.

Titre de la scène: « ce qui est là ». Définit une présence posée ici comme un point de départ. Interprétations possibles: l’enfant à naître, l’amour des deux personnages.

2) La tragédie en marche

Délimitation d’un avant et d’un après: l’aveu de Nawal est présenté par la jeune fille comme un moment crucial qui instaure une rupture radicale: « tu ne sais pas encore« , « je ne pourrai plus jamais me coucher ni dormir », « après je ne pourrai plus te demander », « je ne pourrai plus te demander » (emploi du futur avec un adverbe de temps).

L’enfant lui-même est évoqué par l’expression « quelque chose« . La métaphore « Quelque chose s’est mis en route et plus rien ne peut l’arrêter » (le chemin, la marche) suggère la fatalité et la répétition à plusieurs reprises de « Quelque chose » accentue cette idée. L’interrogation de la jeune fille « Où serons-nous, toi et moi dans cinquante ans? » fait intervenir la temporalité de manière très concrète, dans une histoire d’amour qui jusque là semblait se situer en marge du temps et de l’histoire, et ce d’autant plus que le lecteur-spectateur connaît la réponse à la question: Wahab a disparu et Nawal est morte.

Cette même fatalité se lit dans l’évocation des générations d’enfants qu’Elhame a mis au monde: « Elle m’a sortie du ventre de ma mère et elle a sorti ma mère du ventre de sa mère« .

3) Le malheur à venir

La naissance de l’enfant apparaît ainsi comme l’élément déclencheur d’une histoire qui ne peut que conduire au malheur. Dans la scène, il n’est pas précisé exactement les origines de Nawal ou celles de Wahab qui rendraient leur amour impossible. La suite de la pièce permet de comprendre que Wahab est un réfugié du sud, un palestinien musulman, alors que Nawal appartient à une famille libanaise chrétienne.

Ce qui est sûr, c’est l’hostilité de leurs familles ou villages respectifs: « On nous tuera. Toi le premier« . A cet emploi de « on« , désignant « les autres, Wahab répond par « On leur expliquera« . L’emploi du même pronom indéfini tend à suggérer que le dialogue et la compréhension sont possibles, ce que Nawal met en doute en redistinguant très nettement les deux entités dans sa question suivante: « Tu crois qu’ils nous écouterons? Qu’ils nous entendront? » ( à noter que la question « tu crois » peut être jouée de deux manières, l’une sincère, l’autre ironqiue). Quant à l’emploi des verbes « écouter » et « entendre », il met en avant la difficulté même de ce dialogue. Et même l’optimisme de Wahab ne parvient pas à nier les « cris » et les « injures » qui attendent les deux amants. Le lecteur-spectateur ne peut que rester inquiet devant leur accumulation même: « Ils crieront, nous les laisserons crier. Ils injurierons, nous les laisserons injurier…à la fin, après leurs cris et leurs injures« .

Quant à la fin de la scène, elle apparît bien comme une séparation définitive. De fait, c’est la seule apparition de Wahab dans toute la pièce (à l’exception de son évocation par Nawal dans la dernière scène de la première version de la pièce).

III Une grande histoire d’amour

1) Une nouvelle Juliette

Même schéma: deux jeunes gens appartenant à deux clans opposés; même âge (ne pas oublier que Juliette est âgée de 13 ans et demi quand elle rencontre Roméo, lors du bal). Mme insistance sur le personnage féminin (la détermination de Juliette est très forte, et Shakespeare jouent sur les stéréotypes de genre aussi bien en ce qui concerne les comportements que sur la manière même de se suicider: Roméo s’empoisonne, Juliette se poignarde).

Ainsi, l’amour de Nawal est exprimé par la nécessité d’une fusion totale avec Wahab, « rester dans mes bras même si c’est ce que je veux le plus au monde« , « j’ai la conviction que je demeurerai à jamais incomplète si tu demeures à l’extérieur de moi« , « avec toi, je tombais enfin dans les bras de ma vraie vie« (à noter le passage de l’expression au sens propre à l’expression métaphorique). La mention de l’enfant par deux fois avec la phrase « Mon ventre est plein de toi » renvoie là encore à cette idée de fusion amoureuse et sensuelle.

Cet amour se lit également dans l’exaltation dont elle fait preuve: la longue phrase « Je voulais le hurler pour que tout le village l’entende, pour que les arbres l’entendent, que la nuit l’entende, pour que la lune et les étoiles l’entendent« , (gradation et répétitions) confère à cette passion une dimension cosmique (et rappelle peut-être le monologue de Juliette invoquant la nuit).

Quant aux antithèses qui qualifient l’enfant à venir: « le bonheur qui va être notre malheur« , « c’est magnifique et horrible« , « c’est un gouffre et c’est comme la liberté aux oiseaux sauvages« , « un océan a éclaté dans ma tête. Une brûlure« , elles deviennent progressivement des métaphores qui accentuent la tonalité lyrique du passage. De même les répétitions de « n’est-ce pas » créent une urgence dans l’expression de la jeune fille.

2) L’idéalisation de Wahab

En face de Nawal, Wahab s’affirme peu à peu au fil de la scène. Si le monopole de la parole par la jeune fille au début le met en retrait, son geste (la seule didascalie évoquant une action précise) « il l’embrasse » rétablit l’équilibre, en venant répondre à la déclaration de Nawal.

Il est par ailleurs l’affirmation de l’optimisme et la naissance de l’enfant ne lui apparaît pas du tout comme problématique: « j’ai envie de rire » (à rapprocher du nez de clown qu’il offre à Nawal et des rires qui continuent de hanter la forêt aux arbres blancs »).

Il est celui qui rassure et qui envisage l’avenir de manière posée. Ces deux tirades multiplient les impératifs: « Ecoure moi », « rentre chez toi, Nawal », « Attends qu’ils se réveillent », « Pense qu’au même instant », « Pense à moi », « Ne te perds pas », « N’oublie pas ». Ainsi que les futurs de l’indicatif souvent utilisés à la première personne du pluriel: « nous les laisserons crier », « nous les laisserons injurier », « nous serons toujours ensemble ».

3) Les principes d’une vie

Mais cette idéalisation se voit surtout dans le fait que c’est lui qui énonce les grands principes qui vont diriger la vie de Nawal et lui donner du sens.  La jeune fille part de « Maintenant que nous sommes là, ça va mieux » avant d’affirmer « Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux« , ce que Wahab corrige en « Nous serons toujours ensemble« , comme si l’amour éprouvé par les deux jeunes gens était un lien indestructible, au delà de toute séparation. Ce sont aussi les derniers mots que Wahab recommande: « N’oublie pas: maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux » et le lecteur-spectateur sait aussi que ce sont les derniers mots prononcés par Nawal avant sa mort. De même sa mise en garde: « Ne te perds pas dans le brouillard » résonne comme une vérité générale, appelant Nawal à ne jamais oublier l’essentiel de leur histoire.

Il affirme enfin la rectitude de cette naissance: « toi, moi et un enfant de toi et moi. Toi et moi réunis. Ton visage et mon visage dans le même visage« , soit trois éléments, le père, la mère et l’enfant, trois entités distinctes qui inscrivent cette naissance dans une normalité « mathématique », qui ne sera pas celle de la naissance des jumeaux (1+1=1, la conjecture de Syracuse énoncée par Jeanne). Il est de cette manière celui qui donne à Nawal les grandes règles qui orienteront son existence.

Textes complémentaires

Roméo et Juliette, Shakespeare

scène XIII

Le jardin de Capulet. Entre Juliette.

JULIETTE

Retournez au galop, vous coursiers aux pieds de flamme, vers le logis de Phébus ; déjà un cocher comme Phaéton vous aurait lancés dans l’ouest et aurait ramené la nuit nébuleuse… Étends ton épais rideau, nuit vouée à l’amour, que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu ! Pour accomplir leurs amoureux devoirs, les amants y voient assez à la seule lueur de leur beauté ; et, si l’amour est aveugle, il s’accorde d’autant mieux avec la nuit… Viens, nuit solennelle, matrone au sobre vêtement noir, apprends-moi à perdre, en la gagnant, cette partie qui aura pour enjeux deux virginités sans tache ; cache le sang hagard qui se débat dans mes joues, avec ton noir chaperon, jusqu’à ce que le timide amour devenu plus hardi, ne voie plus que chasteté dans l’acte de l’amour ! À moi, nuit ! Viens, Roméo, viens : tu feras le jour de la nuit, quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos du corbeau. Viens, gentille nuit ; viens, chère nuit au front noir donne-moi mon Roméo, et, quand il sera mort, prends-le et coupe-le en petites étoiles, et il rendra la face du ciel si splendide que tout l’univers sera amoureux de la nuit et refusera son culte à l’aveuglant soleil… Oh ! j’ai acheté un domaine d’amour mais je n’en ai pas pris possession, et celui qui m’a acquise n’a pas encore joui de moi. Fastidieuse journée, lente comme la nuit l’est, à la veille d’une fête, pour l’impatiente enfant qui a une robe neuve et ne peut la mettre encore !

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