Koltès: Combat de nègre et de chiens

Lettre de Koltès à Hubert Gignoux, Ahoada, le 11 février 1978

(In Bernard Marie Koltès, Lettres, éditions de Minuit,  2009)

Dans cette lettre, Koltès raconte à Hubert Gignoux son arrivée au Nigéria. Il était parti dans ce pays pour y retrouver un couple de ses amis qui travaillaient pour une société européenne à Ahoada, c’est-à-dire très loin de Lagos, la capitale où il est arrivé.

« L’image qui me vient, la seule qui me rassure un peu, est celle de la promenade du soir, où je marche seul dans l’enceinte du camp fermé de barbelés à hauteur d’homme sous les bougainvilliers, frôlant de temps en temps une ombre accroupie et la tête penchée vers le sol comme un plant, le visage effleuré d’araignées suspendues, avec au dessus des vols d’éperviers qui se croisent. Les cinq premiers jours furent assez terrifiants: débarqué à Lagos, personne n’était prévenu de mon arrivée – ma lettre est arrivée ici en même temps que moi- et après deux heures éprouvantes de contrôle dans le minuscule aéroport, étuve encombrée et bruyante, j’appris d’abord qu’Ahoada, ma ville de destination, était distante de plus de huit cents kilomètres, sans argent pour prendre l’avion, sans train; et après que quelques blancs serviables et attentionnés m’eurent par un long sermon mis en garde contre tous les risques de vol, d’assassinat et autres friandises qui m’attendaient si je voyageais seul, puis planté là, sans un regard pour rejoindre leurs grosses voitures américaines, je suis sorti en me protégeant la tête de mon sac, et vu d’abord ceci:

Sur le terrain grouillant de monde qui s’étend devant l’aéroport, une voiture vient d’en accrocher une autre. Attroupement, cris, désordre; arrive la police en force. Trois flics sortent le chauffeur qui pleure de sa voiture, le mettent à genoux, et le frappent à tour de rôle de leur cravache et recommencent, au milieu d’une foule mi-hilaire, mi-distraite, et le sang coule sur le sable. […]

Là j’ai vu passer un camion portant l’enseigne de la société où travaillent mes amis; j’ai couru, lui ai barré la route, je me suis littéralement jeté dans les bras du chauffeur noir qui riait ».


Ahoada est situé au nord ouest de Port Harcourt

Koltès s’est alors rendu à Ahoada, en voyageant pendant cinq jours à travers le Nigéria, de chantiers en chantiers, dans les camionnettes de la société dans laquelle travaillaient les amis qu’il allait rejoindre. Le soir, dans chaque nouveau chantier, il était accueilli par les blancs employés dans ces chantiers.

« Il y avait l’abominable complicité blanche. Bien sûr, je m’étais réfugié, à mon arrivée, dans les bras de cette société, qui de chantiers en chantiers me permit de rejoindre Ahoada. Mais quelle humiliation, quelle condamnation à la fraternité de race, quelle fatalité!

Un soir, au club.

Les hommes quittent, chaque lundi, la cité, pour gagner leur lieu de travail, souvent situé à une centaine de kilomètres. Ils vivent ainsi en célibataires jusqu’au samedi soir, où ils rejoignent leurs épouses soumises et la cuisine familiale. Le club est leur lieu de loisir, chaque soir, après le travail- sorte de petit bar éclairé au néon, où l’on parle bouffe, cul, Nègres et rêves européens, servis par quelques stewards noirs qui ne sont pas à une humiliation près. Cette réunion d’hommes, qui, toute la journée travaillent ensemble, que rien ne peut unir sauf le goût de l’argent est d’un sinistre que tu peux imaginer. Ce soir-là, j’étais la chose nouvelle et inhabituelle qui délia les langues et fit durer le bavardage jusque tard dans la nuit. On m’abreuva d’informations: qu’il me suffirait d’une semaine ici pour devenir raciste; que chacun se fait construire sa petite maison dans les Cévennes pour « plus tard »; que les femmes nègres sont toutes putes sans exception, pas désagréables, mais que je ne manque pas de me désinfecter après, et que je ne sois pas effrayé la première fois, car elles ont toutes le clitoris coupé et les lèvres du vagin tailladées; discours racistes du niveau d’handicapés mentaux,  totale méconnaissance en politique, certitudes sommaires, convictions aussi violentes et définitives qu’infantiles. […]

Le même jour, un Africain était mort sur le chantier, écrasé par le caterpillar. On m’en mit plein la vue pour me montrer à quel point le fait était banal, presque quotidien, risible, sain et prouvait à quel degré cette petite société, réunie autour d’un verre, parlant si gaiement entre Blancs, était faite d’hommes, durs, expérimentés, souverains, des vrais, quoi.

Alors, j’ai bu beaucoup de whisky, en l’honneur du consul et son désespoir1. Par gentillesse, lorsqu’il me conduisit au matin, vers le prochain chantier, le géomètre décida de prendre lui-même le volant de la camionnette. L’avant comporte trois larges places. Il fit monter le chauffeur sur l’arrière, en haut du toit; il y est resté en plein midi, avec le soleil tapant à la verticale. Je voyais son visage ruisselant de sueur dans le rétroviseur. Tout le long du chemin, nous devisâmes de sujets assez distingués.

Dès mon arrivée sur un nouveau chantier, je me faisais offrir un grand verre de whisky que je buvais d’un trait et me replongeais dans ma lecture2, jusqu’au club du soir ».

Notes:

1 et 2: Pendant ce voyage, Koltès est plongé dans la lecture du roman de Malcolm Lowry, Au dessous du volcan, dont l’action se situe au Mexique et qui met en scène comme personnage principal un ancien consul anglais alcoolique.

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