Internet, une révolution du doux qui bouleverse pas nécessairement en mal nos manières de connaître.

Le 20 décembre 2007, Michel Serres donnait à Lille, pour les quarante ans de l’INRIA, une conférence s’intitulant « Les nouvelles technologies, révolution culturelle et cognitive ».

En introduction, il définit ce qui pour lui caractérise un être vivant. Un être vivant stocke de l’information, traite de l’information, émet de l’information et reçoit de l’information. Et pour cela, il utilise un support.

Le couplage support-information est donc fondamental pour déterminer comment l’homme connaît, c’est-à-dire comment il stocke, traite, émet et produit de l’information. Et ce couplage a une histoire qui comprend quatre stades. Le premier stade est celui de l’oral où les informations étaient stockées dans le corps, la mémoire et la voix de l’homme. Le deuxième stade commence avec l’apparition de l’écriture. Le troisième apparaît avec l’invention de l’imprimerie. Nous vivons actuellement le quatrième stade avec l’émergence des nouvelles technologies. Que nous apprennent les stades 2 et 3 ? Nous apprenons qu’à chaque fois que le couplage support -message change, tout change, à savoir l’organisation de l’espace, les échanges entre les hommes, le savoir scientifique, la pédagogie aussi.

Ces changements ont des répercussions sur l’espace. C’est ce que Michel Serres analyse en prenant l’exemple de l’adresse. Autrefois, notre adresse désignait le point géographique où nous nous trouvions. Aujourd’hui, notre adresse mail est accessible de partout : elle ne correspond plus à un lieu avec une longitude et une latitude données. Ce qui implique qu’entre nous, nous ne nous rencontrons plus dans les mêmes lieux.

Mais ces bouleversements ont aussi des répercussions sur nos manières de connaître. Michel Serres développe alors l’exemple de la mémoire. Car, avec l’écriture et l’imprimerie, nous avons perdu la mémoire. Tout ce que les contemporains du stade oral apprenaient par coeur, aujourd’hui, nous le prenons en note. Et quand le livre est apparu, il n’y avait plus de raison valable d’apprendre des choses par coeur. Il valait mieux avoir une tête bien faite qu’une tête bien pleine.

Nous avons donc au cours du temps perdu la mémoire. Mais pour quel gain ? Celui que procure l’outil universel qui libère l’homme de ses contraintes de fonctionnement. Il cite alors l’exemple de la bipédie. Cela a conduit à l’atrophie des membres antérieurs. Mais sans cette atrophie, la main, outil universel, ne serait pas ce qu’elle est devenue. Et sans cette atrophie, la bouche, qui n’avait d’abord qu’une fonction de préemption, n’aurait pas été libérée et la parole n’aurait pas existé.

En fait, il y a une perte, mais contrebalancée par un gain. L’imprimerie, par exemple, a libéré l’homme de « l’écrasante obligation de se souvenir » et a permis, entre autres, l’émergence des sciences physiques. Nous perdons une partie de notre mémoire subjective que nous externalisons objectivement. Cela libère notre créativité. Cela démontre aussi que la mémoire n’est pas une faculté cognitive donnée et permanente mais qu’elle s’adapte au support dont elle dispose.

Nous est ainsi annoncé un bouleversement de la cognition, et par voie de conséquence de la pédagogie. Un bouleversement positivement vécu car plutôt que de regretter la puissante mémoire du passé, Michel Serres décide de mettre en évidence la créativité libérée. Loin de ce que mettent en exergue Messieurs Meirieu, Kambouchner et Stiegler dans « L’Ecole, le Numérique et la Société qui vient ». De quoi donner une bouffée d’air frais dans ce que tous reconnaissent comme un bouleversement de l’acte d’apprendre et de la façon de connaître.