À mi-chemin (parsemé de clous) entre le Candide de Voltaire et Un Indien dans la ville : L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikéa.

Ces tribulations rocambolesques d’un fakir exilé happent le lecteur et le poussent à une livro-phagie frénétique ! L’ouvrage qui commence, sans ambages, « in medias res », plonge directement ce dernier au cœur d’une intrigue déchaînée et sans cesse délocalisée : l’action, tel un Phénix, ne cesse de renaître de ses cendres.

Fakir

Un Indien dans la ville ?

Fraîchement débarqué d’Inde dans un magasin Ikéa de région parisienne par un taxi gitan qui parodie les répliques de Starsky et Hutch, Ajatashatru Lavash Patel, le protagoniste de l’histoire, fakir peu scrupuleux, cherche à acquérir un lit à clous…

Non content d’avoir dupé le taxi avec un billet de 100 euros imprimé d’un seul côté, Ajatashatru doit à présent imaginer un subterfuge pour trouver l’argent manquant afin de pouvoir se payer le lit de ses rêves et repartir avec son achat ciblé en Inde, dès le lendemain. Marie, une femme de 40 ans, rencontrée au restaurant du magasin va en faire les frais… À son plus grand bonheur !

Après avoir passé la nuit dans le magasin, dans un truculent jeu d’imbrication de poupées russes, Ajatshatru finit par se cacher dans une armoire, elle-même empaquetée par des techniciens et placée dans un camion, direction l’Angleterre ! Pour un synopsis vidéo-dessiné original de ce livre, cliquez ici !

Le dispositif du regard étranger sur une ville inconnue nous offre des descriptions truculentes et « couleur locale ». Ce procédé n’est pas sans rappeler celui utilisé par Montesquieu dans ses Lettres persanes lorsque des persans visitent l’Europe ou celui du film Un Indien dans la ville.

Ajatashatru ou le Candide moderne !

Ajatshatru n’est pas seulement, tel qu’il se décrit lui-même dans un élan d’autodérision, « un Aladin au rabais ».

Tel Candide, sa naïveté recèle une forme de philosophie et de sagesse. Le fakir porte un regard ingénu mais aussi critique sur les pays qu’il traverse : la France, l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie et même la Lybie. Ces voyages insolites, effectués à bord d’une armoire, d’une valise ou d’une montgolfière, forment l’esprit du héros et son sens critique au cours d’une quête métaphysique impromptue. Il rencontre tour à tour, l’amour, la misère du monde, l’amitié sincère et l’épanouissement personnel. En cela, il est un avatar moderne du célèbre personnage de Voltaire.

Une palette de personnages hauts en couleur…

Cet ouvrage permet également de se confronter à une galerie de personnages dont la typologie prête à sourire…

Marie se révélera être l’anagramme d’aimer selon l’injonction de Ronsard :

« Marie, qui voudrait votre beau nom tourner, /
Il trouverait Aimer : aimez-moi donc, Marie »

Et les personnages secondaires ne sont pas en reste ! Le Directeur d’Ikéa a des faux airs d’Harry Potter et l’actrice Sophie Morceaux est la nouvelle James on Girl dans « Demain ne suffit jamais » (ô subtile parodie), altruiste à ses heures perdues.

Un travail rigoureux est omniprésent sur l’onomastique. Les noms des personnages participent à la caricature des personnages, leur conférant une dimension éminemment théâtrale et burlesque. L’auteur s’amuse à décliner phonétiquement le nom du héros au fur et à mesure du roman pour le plus grand fou rire du lecteur. Ajatashatru Lavash Patel se conjugue sur le mode de l’hilarité dans un délire sonore proche de la paronomase : « J’attache ta charrue, la vache », « Achète un chat roux », « J’ai un tas de shorts à trous », « Ah-je-bouche-les-trous », « un-jeune-touche-à-tout », « Jette-ta-perruque » ou encore « La-chatte-à-trousse ». Outre ces redéfinitions fantasques du nom du personnage éponyme, la véritable signification du nom en sanskrit sera révélée dans une pointe ironique bien assenée.

Une réflexion métalinguistique sur l’écriture et ses procédés

Bienau delà du simple jeu onomastique et des phénomènes d’intertextualité, la réflexion sur la langue s’engage avec conviction à la moitié du roman lorsque notre fakir devient… Écrivain ! Par cet habile procédé de mise en abyme, la notion d’auteur est interrogée et remise en cause. Qu’est-ce qu’un bon auteur ? Les éditeurs font-ils les meilleurs choix ? Autant de questions qui sont explorées de façon ludique et désopilante…

Le jeu narratif se prend à son propre jeu en exhibant ses ficelles auxquelles le personnage, désormais auteur, est de plus en plus sensible : « Marie, de son côté, reposa le combiné, comme nous l’avons déjà dit, dévorée par les flammes d’un feu sauvage, phrase qui ne veut pas dire grand-chose mais possède une force littéraire métaphorique des plus efficaces, ainsi qu’une allitération en « f » non négligeable. » Force est de constater l’écho ménagé aux textes ludiques du XVIIIe siècle qui jouent avec la déconstruction des instances littéraires (auteur, narrateur, personnage) et dynamitent la narration elle-même tels que Sterne avec Tristram Shandy ou Diderot avec Jacques le fataliste.

Quelques pages du « roman » écrit avec le crayon Ikéa sur sa chemise dans une soute d’avion par Ajatshatru, fournissent également l’occasion d’aborder la thématique du récit enchâssé.

Un écho retentissant à l’actualité : le sort des clandestins

Comment ne pas dresser un parallèle éloquent avec l’actualité récente et les drames de l’immigration en Méditerranée ? Le héros se retrouve malgré lui à partager le sort de Soudanais qui tentent de rejoindre clandestinement l’Angleterre. Selon Ajatshatru, ces « Jackson Five soudanais » rencontrés dans le camion sont « les vrais aventuriers du XXIe siècle ». Avec un réalisme déchirant, l’auteur dépeint leur condition : « Bref, les clandestins avaient mis presque un an pour parcourir illégalement la même distance qu’un passager en règle aurait parcouru en à peine onze heures de vol. Un an de souffrance et d’incertitude contre onze heures assis confortablement dans un avion ». Ajatshartru qui partage une partie de leur exode, observe la cruelle dualité qui caractérise les « beaux pays » et à laquelle ces derniers doivent faire face tous les jours : « Pour la police, ils étaient des clandestins, pour la Croix-Rouge, ils étaient des hommes en détresse. » Même en prenant parti dans un sujet polémique, l’humour reste la meilleure arme pour militer en faveur d’un relativisme humaniste : « Trouver un travail honnête afin de pouvoir envoyer de l’argent à leur famille, à leur peuple, pour que leurs enfants n’aient plus ces ventres gros et lourds comme des ballons de basket, et à la fois si vides, pour qu’ils survivent tous sous le soleil, sans ces mouches qui se collent sur vos lèvres après s’être collées sur le cul des vaches. Non, n’en déplaise à Aznavour, la misère n’était pas moins pénible au soleil ». Ce chapitre a clairement valeur de manifeste et rappelle l’usage corrosif de l’ironie par Montesquieu dans son traité politique contestataire De l’esprit des lois.

Une pléthore de pistes pédagogiques

En définitive, cet ouvrage de Romain Puertolas se révèle prolixe en pistes pédagogiques ! Il fera un excellent complément à l’étude de Candide de Voltaire au lycée : il peut alors être donné en lecture cursive pour ménager un savoureux parallèle entre les deux héros et leur voyage initiatique. De surcroît, dans le cadre d’une séquence sur l’argumentation et les Lumières, le passage sur les clandestins peut être lu comme un manifeste actuel contre la misère et l’injustice et ainsi constituer un excellent texte complémentaire aux articles de l’Encyclopédie du XVIIIe siècle. Il peut également être exploité dans le cadre de l’étude des Lettres persanes de Montesquieu. Ainsi, la description des clients du magasin Ikéa et leur « look survêtement et sandale » ou la contrefaçon des lunettes Police peuvent faire contrepoint à la célèbre lettre 99 de Montesquieu sur les caprices de la mode. Au collège, certains passages satiriques sont exploitables par extraits dans le cadre de l’étude de l’argumentation. On peut également travailler le jeu sur l’onomastique et la typologie des personnages qui rappellent les caractéristiques du personnage de conte et son univers manichéen (les bons : le fakir, Sophie Morceaux, Marie versus le méchant : le taxi). La révision des quatre types de comique (mots/gestes/situation/caractère) est également possible par le truchement d’une étude d’extrait : l’élève doit alors lire le passage en question et l’assigner au type de comique utilisé. On montre alors que le récit est théâtralisé et repose sur les mêmes ressorts que la comédie.

Pour aller plus loin :

 

Ne ratez pas ce site ludique qui permet d’offrir à l’élève un premier contact enthousiasmant avec l’ouvrage et son originalité truculente !

3 réponses

  1. Votre article m’a déterminé à lire le roman.
    Eh bien, j’y ai retrouvé la fameuse épithète homérique, l’epitheton ornans, l’épithète de nature, ces locutions invariables caractérisant un héros tout au long du récit, comme « Le bouillant Achille » ou « Athéna aux yeux pers ».
    Aux yeux d’un chauffeur de taxi et de sa femme plus tard, d’un migrant soudanais, d’une actrice bien connue, d’un commandant de navire anglais et de ses hommes, bref aux yeux des personnages qui le découvrent, le fakir semble toujours « noueux comme un arbre ».
    L’usage du procédé est ici évidemment parodique, c’est l’un de ces petits moteurs qui apportent au lecteur le sourire.
    http://users.skynet.be/courstoujours/annexes/bien.1516.htm#Puertolas

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