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Une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue

Textes sur le désir et consommation

Ces textes nous montrent comment la société de consommation exacerbe le mécanisme du désir fondé sur la logique cyclique de l’insatisfaction. En proposant sans cesse de nouveaux objets, elle ne fait qu’amplifier le phénomène. De plus, les stratégies de la publicité mettent en lumière la cause profonde du désir : un manque radical d’être. Elles ne nous offrent pas de l’avoir mais de l’être : nous allons être plus beaux,  aventuriers, princesses ou de bons parents en achetant tel ou tel produit. On peut donc dire, à l’instar de Baudrillard dans Système des objets que « la consommation n’a pas de limite ». Enracinée dans ce manque d’être, elles nous offrent des symboles, des images que nous cherchons à atteindre en vain. Car jamais des objets, de l’avoir ne pourra se substituer à l’être.

 

 » Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ”business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (…).

Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (…).

Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise. « 

Patrick Le Lay, PDG de TF1, interrogé parmi d’autres patrons dans un livre Les dirigeants face au changement (Editions du Huitième jour)

« Je me prénomme Octave et m’habille chez APC. Je suis publicitaire : eh oui, je pollue l’univers. Je suis le type qui vous vend de la merde. Qui vous fait rêver de ces choses que vous n’aurez jamais. Ciel toujours bleu, nanas jamais moches, un bonheur parfait, retouché sur Photoshop. Images léchées, musiques dans le vent. Quand, à force d’économies, vous réussirez à vous payer la bagnole de vos rêves, celle que j’ai shootée dans ma dernière campagne, je l’aurai déjà démodée. J’ai trois vogues d’avance, et m’arrange toujours pour que vous soyez frustré. Le Glamour, c’est le pays où l’on n’arrive jamais. Je vous drogue à la nouveauté, et l’avantage avec la nouveauté, c’est qu’elle ne reste jamais neuve. Il y a toujours une nouvelle nouveauté pour faire vieillir la précédente. Vous faire baver, tel est mon sacerdoce. Dans ma profession, personne ne souhaite votre bonheur, parce que les gens heureux ne consomment pas.

Votre souffrance dope le commerce. Dans notre jargon, on l’a baptisée « la déception post-achat ». Il vous faut d’urgence un produit, mais dès que vous le possédez, il vous en faut un autre. L’hédonisme n’est pas un humanisme : c’est du cash-flow. Sa devise ? « Je dépense donc je suis. » Mais pour créer des besoins, il faut attiser la jalousie, la douleur, l’inassouvissement : telles sont mes munitions. Et ma cible, c’est vous. »

99 Francs Beigbeder 

Il n’y a pas de limites à la consommation. Si elle était ce pour quoi on la prend naïvement : une absorption, une dévoration, on devrait arriver à une saturation. Si elle était relative à l’ordre des besoins, on devrait s’acheminer vers une satisfaction. Or, nous savons qu’il n’en est rien : on veut consommer de plus en plus. Cette compulsion de consommation n’est pas due à quelque fatalité psychologique (qui a bu boira, etc.) ni à une simple contrainte de prestige. Si la consommation semble irrépressible, c’est justement qu’elle est une pratique idéaliste totale qui n’a plus rien à voir (au-delà d’un certain seuil) avec la satisfaction de besoins ni avec le principe de réalité. C’est qu’elle est dynamisée par le projet toujours déçu et sous-entendu dans l’objet. Le projet immédiatisé dans le signe transfère sa dynamique existentielle à la possession systématique et indéfinie d’objets/signes de consommation. Celle-ci ne peut dès lors que se dépasser, ou se réitérer continuellement pour rester ce qu’elle est : une raison de vivre. Le projet même de vivre, morcelé, déçu, signifié, se reprend et s’abolit dans les objets successifs.

Baudrillard Le Système des objets

Jusqu’ici, toute l’analyse de la consommation se fonde sur l’anthropologie naïve de l’homo œconomicus, ou mieux de l’homo psycho-œconomicus. Dans le prolongement idéologique de l’Économie Politique classique, c’est une théorie des besoins, des objets (au sens le plus large) et des satisfactions. Ce n’est pas une théorie. C’est une immense tautologie1 : « J’achète ceci parce que j’en ai besoin » équivaut au feu qui brûle de par son essence phlogistique2[…].
Cette mythologie rationaliste sur les besoins et les satisfactions est aussi naïve et désarmée que la médecine traditionnelle devant les symptômes hystériques ou psychosomatiques. Expliquons-nous : hors du champ de sa fonction objective, où il est irremplaçable, […] l’objet devient substituable de façon plus ou moins illimitée dans le champ des connotations, où il prend valeur de signe. Ainsi la machine à laver sert comme ustensile et joue comme élément de confort, de prestige, etc. C’est proprement ce dernier champ qui est celui de la consommation. Ici, toutes sortes d’autres objets peuvent se substituer à la machine à laver comme élément significatif. Dans la logique des signes comme dans celle des symboles, les objets ne sont plus du tout liés à une fonction ou à un besoin défini. Précisément parce qu’ils répondent à tout autre chose, qui est soit la logique sociale, soit la logique du désir, auxquels ils servent de champ mouvant et inconscient de signification.
Toutes proportions gardées, les objets et les besoins sont ici substituables comme les symptômes de la conversion hystérique ou psychosomatique. Ils obéissent à la même logique du glissement, du transfert, de la convertibilité illimitée et apparemment arbitraire. Quand le mal est organique, il y a relation nécessaire du symptôme à l’organe (de même que dans sa qualité d’ustensile, il y a relation nécessaire entre l’objet et sa fonction). Dans la conversion hystérique ou psychosomatique, le symptôme, comme le signe, est arbitraire (relativement). Migraine, colite, lumbago, angine, fatigue généralisée : il y a une chaîne de signifiants somatiques au long de laquelle le symptôme « se balade » — tout comme il y a un enchaînement d’objets/signes ou d’objets/symboles, au long duquel se balade, non plus le besoin (qui est toujours lié à la finalité rationnelle de l’objet), mais le désir, et quelque autre détermination encore, qui est celle de la logique sociale inconsciente.
Si on traque le besoin en un endroit, c’est-à-dire si on le satisfait en le prenant à la lettre, en le prenant pour ce qu’il se donne : le besoin de tel objet, on fait la même erreur qu’en appliquant une thérapeutique traditionnelle à l’organe où se localise le symptôme. Aussitôt guéri ici, il se localise ailleurs.
Le monde des objets et des besoins serait ainsi celui d’une hystérie3généralisée. De même que tous les organes et toutes les fonctions du corps deviennent dans la conversion un gigantesque paradigme que décline le symptôme, ainsi les objets deviennent dans la consommation un vaste paradigme où se décline un autre langage, où quelque chose d’autre parle. […] On pourrait dire que cette fuite d’un signifiant à l’autre n’est que la réalité superficielle d’un désir qui, lui, est insatiable parce qu’il se fonde sur le manque, et que c’est ce désir à jamais insoluble qui se signifie localement dans les objets et les besoins successifs.
Sociologiquement […] on peut avancer l’hypothèse que […] si l’on admet que le besoin n’est jamais tant le besoin de tel objet que le « besoin » de différence (le désir du sens social), alors on comprendra qu’il ne puisse jamais y avoir de satisfaction accomplie, ni donc de définition du besoin.

Jean Baudrillard, La société de consommation(1970).

1. tautologie : lapalissade, truisme.
2. phlogistique : propre à s’enflammer.
3. hystérie : ici, désir névrotique sans limites.

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