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Une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue

Une langue bien faite mettrait-elle fin à toute discussion ?

« S’il n’y avait ces imperfections du langage comme instrument de connaissance, un grand nombre de controverses qui font tant de bruit dans le monde cesseraient d’elles-mêmes; et le chemin de la connaissance s’ouvrirait plus largement, ainsi que peut-être le chemin de la paix. » Locke Essai sur l’entendement humain III chap IX para 21

I  Les imperfections des langues naturelles sont causes de discussions (querelle, conflits), une langue bien faire mettrait donc fin à toute discussion.

1- La multiplicité des langues naturelles : Tour de Babel Genèse 11:1-9 ; La Vérité Littéraire Marthe Robert

2-la pauvreté (généralité du concept) des mots / singularité du vécu : Bergson Le Rire , Essai sur les données immédiates de la conscience.

3- L’ambiguité des mots: -le lien conventionnel et arbitraire des mots aux choses Platon, Cratyle, XLI

                          -polysémie : Hobbes Léviathan I « De l’homme » chapitre VI 4 ;Essai sur les données immédiates de la conscience; Orphée noir, Situations I, Sartre // Tristan et Iseut Beroul 

Transition =  sophisme et propagande : LTI la langue du troisième Reich Klemperer ; Arendt Eichman à Jérusalem; Claude Hagège L’homme de paroles 

II Une langue bien faite mettrait fin à toute discussion, c’est-à-dire à toute querelle mais aussi à tout échange ! 

1- l’esperanto, langue construite universelle : Langue Internationale  Ludwik Lejzer Zamenhof

2- l’univocité, l’objectivité, clarté inspirées des mathématiques, La « caractéristique universelle » : Lettre à Jean Berthet de 1677,lettre à Jean Frédéric de 1679. Leibniz

3- Limites d’une langue bien faite :  construite à partir d’une langue naturelle, auto-référentielle, pas euristique ni créatrice, disparition du locuteur et de l’émetteur (langue qui supprimerait l’échange), K V Frisch Vie et moeurs des abeilles

Transition =

-en gagnant en précision, ne perd-on pas en richesse ?

-une langue bien faite suppose un accord préalable donc plus de discussion !!! une langue bien faite serait inutile à ceux qui la possèderaient.

-suffit-il de se comprendre pour se mettre d’accord ? toute discussion a-t-elle une fin ? (querelles de mots seraient querelles de choses)

-Toute imperfection suppose la référence à une norme par rapport à laquelle on juge. L’imperfection se réfère forcément à un idéal, à une certaine idée de la perfection. bien faite pour qui, selon quel critère ? langue bien faite serait gouvernée par idéal de maîtrise sur autrui et le monde (technico scientifique) « bien faite pour »=> sophiste et propagande totalitaire (monologue, discours qui n’admet aucune contestation, discussion) Le déclin de la parole Breton, L’essai sur l’origine des langues Rousseau, Bourdieu Ce que parler veut dire , Dom Juan Molière

III Les désaccords (discussion) produits par les langues naturelles sont préférables à l’absence de conflit (car absence d’échange, mutisme…) d’une langue bien faite. 

1- les langues ne sont pas de simples répertoires, une baisse de la diversité linguistique traduirait une uniformisation et un appauvrissement de la pensée : Sapir Le langage, Introduction à l’étude la parole; 1984 Orwell

2-communication/ expression Les fleurs du mal Spleen Baudelaire

3-Valeur de la polysémie = une puissance créatrice.

4- Certaines discussion n’admettent pas de fin : le langage politique, l’art Langage politique et rhétorique Ricoeur, Critique de la faculté de juger Kant

Conclusion 

Les défauts de la langue sont des maux inévitables, dont on ne peut pas faire l’économie sans priver la langue de ses propriétés essentielles.

On peut donc dire qu’une langue parfaite mettrait fin à tout différend mais aussi à tout échange et rendrait la notion de langue caduque la vidant de sa raison d’être. Ce serait une communication sans parole, sans sujet parlant.

Pour aller plus loin :

Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous […]. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.

Bergson Le Rire (1899), PUF, 1993

Telle saveur, tel parfum m’ont plu quand j’étais enfant, et me répugnent aujourd’hui. Pourtant je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si, le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé. Je solidifie donc encore cette sensation ; et lorsque sa mobilité acquiert une telle évidence qu’il me devient impossible de la méconnaître, j’extrais cette mobilité pour lui donner un nom à part et la solidifier à son tour sous forme de goût. Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaine que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité.

Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience.

« Les mots boivent notre pensée avant que nous ayons eu le temps de la reconnaître. Nous avons une vague intention, nous la précisons par des mots, et nous voilà en train de dire tout autre chose que ce que nous voulions » (Sartre).

Jean-Paul Sartre, Situations I, p. 201.

L’imperfection des mots c’est l’ambiguïté de leurs significations. La principale fin du Langage dans la communication que les hommes font de leurs pensées les uns aux autres, étant d’être entendu, les mots ne sauraient bien servir à cette fin dans le discours civil ou philosophique, lorsqu’un mot n’excite pas dans l’esprit de celui qui écoute, la même idée qu’il signifie dans l’esprit de celui qui parle. Or puisque les sons n’ont aucune liaison naturelle avec nos Idées, mais qu’ils tirent tous leur signification de l’imposition arbitraire des hommes, ce qu’il y a de douteux et d’incertain dans leur signification (en quoi consiste l’imperfection dont nous parlons présentement), vient plutôt des idées qu’ils signifient que d’aucune incapacité qu’un son ait plutôt qu’un autre, de signifier aucune idée, car à cet égard ils sont tous également parfaits.

Par conséquent, ce qui fait que certains mots ont une signification plus douteuse et plus incertaine que d’autres, c’est la différence des idées qu’ils signifient. »

 

John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, 1689, Livre III, chapitre 9, § 1-4, tr. fr. Pierre Coste, Le Livre de Poche, 2009, p. 710-712.

« Rien n’est plus ordinaire que de trouver quantité de mots dans une langue auxquels il n’y en a aucun dans une autre langue qui leur réponde. Ce qui montre évidemment, que ceux d’un même pays ont eu besoin en conséquence de leurs coutumes et de leur manière de vivre, de former plusieurs Idées complexes et de leur donner des noms, que d’autres n’ont jamais réuni en idées spécifiques. Ce qui n’aurait pu arriver de la sorte, si ces espèces étaient un constant ouvrage de la nature, et non des combinaisons formées et abstraites par l’esprit pour la commodité de l’entretien, après qu’on les a désignées par des noms distincts. Ainsi l’on aurait bien de la peine à trouver en Italien ou en Espagnol qui sont deux langues fort abondantes, des mots qui répondissent aux termes de notre jurisprudence qui ne sont pas de vains sons : moins encore pourrait-on, à mon avis, traduire ces termes en Langue Caribe ou dans les langues qu’on parle parmi les Iroquois et les Kiristinous. Il n’y a point de mots dans d’autres langues qui répondent au mot versura[1] usité parmi les Romains, ni à celui de corban[2], dont se servaient les Juifs. Il est aisé d’en voir la raison par ce que nous venons de dire. Bien plus ; si nous voulons examiner la chose d’un peu plus près, et comparer exactement diverses langues, nous trouverons que quoi qu’elles aient des mots qu’on suppose dans les traductions et dans les dictionnaires se répondre l’un à l’autre, à peine y en a-t-il un entre dix, parmi les noms des idées complexes, et surtout, des modes mixtes, qui signifie précisément la même idée que le mot par lequel il est traduit dans les dictionnaires. Il n’y a point d’idées plus communes et moins composées que celles des mesures du temps, de l’étendue et du poids. On rend hardiment en Français les mots Latins, hora, pes, et libra par ceux d’heure, de pied et de livre : cependant il est évident que les idées qu’un Romain attachait à ces mots Latins étaient fort différentes de celles qu’un Français exprime par ces mots Français. Et qui que ce fût des deux qui viendrait à se servir des mesures que l’autre désigne par des noms usités dans sa langue, se méprendrait infailliblement dans son calcul, s’il les regardait comme les mêmes que celles qu’il exprime dans la sienne. Les preuves en sont trop sensibles pour qu’on puisse le révoquer en doute ; et c’est ce que nous verrons beaucoup mieux dans les noms des idées plus abstraites et plus composées, telles que sont la plus grande partie de celles qui composent les discours de morale : car si l’on vient à comparer exactement les noms de ces idées avec ceux par lesquels ils sont rendus dans d’autres langues, on en trouvera fort peu qui correspondent exactement dans toute l’étendue de leurs significations. »

 

John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Livre III, chapitre 5, § 8, Le Livre de Poche, 2009, p. 652-653.

« En voulant aller d’Angleterre en Hollande j’ai été retenu quelque temps dans la Tamise par les vents contraires. En ce temps-là, ne sachant que faire et n’ayant personne dans le vaisseau des mari­niers, je méditais sur ces choses-là et surtout je songeais à mon vieux dessein d’une langue en écriture rationnelle dont le moindre effet serait l’universalité et la communication des différentes notions. Son véritable usage serait de peindre, non pas la parole, comme dit M. de Brébœuf, mais les pensées, et de parler à l’entendement plutôt qu’aux yeux. Car si nous l’avions telle que je la conçois, nous pourrions raisonner en métaphysique et en morale à peu près comme en géométrie et en analyse, parce que les caractères fixeraient, nos pensées trop vagues et trop volatiles en ces matières, où l’imagination ne nous aide point si ce ne serait, par le moyen de caractères. Ceux qui nous ont donné des méthodes, donnent sans doute de fort beaux préceptes, mais non pas le moyen de les observer. Il faut, disent-ils, comprendre toute chose clairement et distinctement, il faut pro­céder des choses simples aux composées, il faut diviser nos pensées, etc. Mais cela ne sert pas beaucoup, si on ne nous dit rien davantage. Car, lorsque la division de nos pensées n’est pas bien faite, elle brouille plus qu’elle n’éclaire. Il faut qu’un écuyer tranchant sache les jointures, sans cela il déchirera les viandes au lieu de les couper. M. Descartes a été grand homme sans doute, mais je crois que ce qu’il nous a donné de cela est plutôt un effet de son génie que de sa méthode, parce que je ne sais pas que ses sectateurs fassent des découvertes. La véri­table méthode nous doit fournir un filum Ariadnes, c’est-à-dire un certain moyen sensible et grossier, qui conduit l’esprit, comme sont les lignes tracées en géométrie, et les formes des opérations qu’on prescrit aux apprentis en arithmétique. Sans cela notre esprit ne saurait faire un long chemin sans s’égarer. Nous le voyons clairement dans l’analyse, et si nous avions des caractères tels que je les conçois en métaphysique et en morale, et ce qui en dépend, nous pourrions mettre les avantages et désavantages en ligne de compte, lorsqu’il s’agit d’une délibération, et nous pourrions estimer les degrés de probabilité, à peu près comme les angles d’un triangle. Mais il est presque impossible d’en venir à bout sans cette caractéristique[1]. »

 

Leibniz, Lettre à Gallois, septembre 1677

« L’impossibilité de la traduction parfaite tient à l’irréductibilité des langues entre elles et, corrélativement, aux innombrables ambiguïtés induites par la matérialité du son ainsi que l’environnement culturel qui accompagne chaque langue. Comme une réponse à la malédiction de Babel, le projet de pallier cette imperfection de la langue naturelle, source d’incompréhension, a occupé au cours des siècles les esprits les plus brillants.

Parmi les multiples tentatives pour remédier aux lacunes de cet outil aussi nécessaire qu’imparfait qu’est la langue, le projet que Leibniz élabore dans sa dissertation sur l’art combinatoire est certainement le plus radical et le plus impressionnant. Il a en effet imaginé une langue qui, d’une part, permettrait de résoudre toutes sortes de problèmes tant juridiques, que politiques et même théologiques, parce qu’elle serait exempte de toute ambiguïté, et qui, d’autre part, forcerait la concorde par son degré d’évidence et de nécessité ; son universalité réglerait en outre tout problème de traduction.

Partant du principe que toute proposition, vraie ou fausse, consiste toujours en l’attribution d’un prédicat à un sujet, Leibniz pensait, après avoir déterminé précisément l’ensemble des concepts et leurs possibles relations entre eux, réduire tout problème formulé habituellement dans une langue particulière et floue à une formule calculable, faite de nombres premiers, pour la résolution de laquelle il existerait toujours un algorithme permettant de décider si cette formule est soit vraie, soit fausse : un tel formalisme algébrique binaire aurait rendu impossible l’erreur et la divergence des points de vue dans l’utilisation de cette Lingua characteristica universalis. Ce projet n’est pas mort avec Leibniz puisque la logique formelle du vingtième siècle n’a cessé de chercher des formalisations possibles d’un maximum de propositions de la langue naturelle (des tentatives intuitionnistes aux contextes d’attitude propositionnelle par exemple). Toutes ces tentatives se sont heurtées au même problème: la langue universelle, désincarnée, n’appartenant à aucun individu ou groupe, n’est justement pas une langue. »

 

Philippe Descamps, Science et vie, Hors série : Du langage aux langues, Trimestriel N°227. Juin 2004, p. 159.

« Les êtres humains ne vivent pas uniquement dans le monde objectif ni dans le monde des activités sociales tel qu’on se le représente habituellement, mais ils sont en grande partie conditionnés par la langue particulière qui est devenue le moyen d’expression de leur société. Il est tout à fait erroné de croire qu’on s’adapte à la réalité pratiquement sans l’intermédiaire de la langue, et que celle-ci n’est qu’un moyen accessoire pour résoudre des problèmes spécifiques de communication ou de réflexion. La vérité est que le « monde réel » est dans une large mesure édifié inconsciemment sur les habitudes de langage du groupe. Il n’existe pas deux langages suffisamment similaires pour qu’on puisse les considérer comme représentant la même réalité sociale. Les mondes dans lesquels vivent les différentes sociétés sont des mondes distincts, et non pas simplement un seul et même monde auquel on aurait collé différentes étiquettes.

La compréhension d’un simple poème, par exemple, suppose non seulement la compréhension de ses différents mots dans leur signification ordinaire, mais aussi la pleine compréhension de la vie entière de la collectivité qui est reflété dans ces mots ou qui est suggérée par ses réticences. Si par exemple l’on dessine une dizaine de lignes, de formes différentes, on les perçoit comme divisibles en catégories telles que « droites », « tordues », « courbées », « en zigzag » en raison de la suggestion classificatoire des termes linguistiques eux-mêmes. Pour une bonne part, la manière dont nous accueillons le témoignage de nos sens (vue, ouïe, etc.) est déterminée par les habitudes linguistiques de notre milieu, lequel nous prédispose à un certain type d’interprétation. »

 

Edward Sapir, « The Status of Linguistics as a Science », Language, Vol. 5, No. 4 (Dec., 1929), p. 207-214.

« Lorsque des linguistes devinrent capables d’analyser d’une façon critique et scientifique un grand nombre de langues dont les structures présentent des différences considérables, leur base de référence s’en trouva agrandie. Ils constatèrent une solution de continuité dans les phénomènes considérés jusque-là comme universels, et prirent conscience du même coup de tout un nouvel ordre de significations. On s’aperçut que l’infrastructure linguistique (autrement dit, la grammaire) de chaque langue ne constituait pas seulement « l’instrument » permettant d’exprimer des idées, mais qu’elle en déterminait bien plutôt la forme, qu’elle orientait et guidait l’activité mentale de l’individu, traçait le cadre dans lequel s’inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait enregistré. La formulation des idées n’est pas un processus indépendant, strictement rationnel dans l’ancienne acception du terme, mais elle est liée à une structure grammaticale déterminée et diffère de façon très variable d’une grammaire à l’autre. Nous découpons la nature suivant les voies tracées par notre langue maternelle. Les catégories et les types que nous isolons du monde des phénomènes ne s’y trouvent pas tels quels, s’offrant d’emblée à la perception de l’observateur. Au contraire, le monde se présente à nous comme un flux kaléidoscopique d’impressions que notre esprit doit d’abord organiser, et cela en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé. Nous procédons à une sorte de découpage méthodique de la nature, nous l’organisons en concepts, et nous lui attribuons telles significations en vertu d’une convention qui détermine notre vision du monde, – convention reconnue par la communauté linguistique à laquelle nous appartenons et codifiée dans les modèles de notre langue. Il s’agit bien entendu d’une convention non formulée, de caractère implicite, mais ELLE CONSTITUE UNE OBLIGATION ABSOLUE. Nous ne sommes à même de parler qu’à la condition expresse de souscrire à l’organisation et à la classification des données, telles qu’elles ont été élaborées par convention tacite.

Ce fait est d’une importance considérable pour la science moderne, car il signifie qu’aucun individu n’est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, mais qu’il est contraint de tenir compte de certains modes d’interprétation même quand il élabore les concepts les plus originaux. Celui qui serait le moins dépendant à cet égard serait un linguiste familiarisé avec un grand nombre de systèmes linguistiques présentant entre eux de profondes différences. Jusqu’ici aucun linguiste ne s’est trouvé dans une situation aussi privilégiée. Ce qui nous amène à tenir compte d’un nouveau principe de relativité, en vertu duquel les apparences physiques ne sont pas les mêmes pour tous les observateurs, qui de ce fait n’aboutissent pas à la même représentation de l’univers, à moins que leurs infrastructures linguistiques soient analogues ou qu’elles puissent être en quelque sorte normalisées. […]

On aboutit ainsi à ce que j’ai appelé le « principe de relativité linguistique », en vertu duquel les utilisateurs de grammaires notablement différentes sont amenés à des évaluations et à des types d’observations différents de faits extérieurement similaires, et par conséquent ne sont pas équivalents en tant qu’observateurs, mais doivent arriver à des visions du monde quelque peu dissemblables. […] À partir de chacune de ces visions du monde, naïves et informulées, il peut naître une vision scientifique explicite, du fait d’une spécialisation plus poussée des mêmes structures grammaticales qui ont engendré la vision première et implicite. Ainsi l’univers de la science moderne découle d’une rationalisation systématique de la grammaire de base des langues indo-européennes occidentales. Évidemment, la grammaire n’est pas la CAUSE de la science, elle en reçoit seulement une certaine coloration. La science est apparue dans ce groupe de langues à la suite d’une série d’événements historiques qui ont stimulé le commerce, les systèmes de mesure, la fabrication et l’invention technique dans la partie du monde où ces langues étaient dominantes. »

Benjamin Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, 1956, trad. Claude Carme, Denoël, 1969, p. 125-126, 139.

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