Usages de Rousseau

Soirée Le miel (8 février 2014)

Soirée Le miel (8 février 2014)

Slobodan Despot est suisse, plus exactement suisse d’origine serbe, et vient de publier son premier roman : coup de maître, salué par la critique, Le miel (collection Blanche, éditions Gallimard) est une épopée singulière, sur fond de tragédie balkanique.

Quel rapport avec Rousseau ? Celui que le narrateur revendique à la fin de son récit :

« Du temps de mes études, j’habitais une grange à l’orée d’un bois dominant le lac Léman. Paysages de Rousseau. Usages de Rousseau : les longues promenades méditatives dans ces forêts étonnamment sauvages. Je m’étais fixé un circuit de quelques kilomètres qui dessinait les formes de la Yougoslavie entre la cascade, tout au sud, qui délimitait la frontière macédonienne avec la Grèce, et la roche erratique, à l’opposé diamétral, qui rappelait le mont Triglav, point culminant de la Slovénie et donc de toute la Fédération. Une clairière au bord d’un torrent était Belgrade et la Serbie. Un étang minuscule symbolisait la mer.

À mesure que les anciennes républiques fédérées se détachaient, dans le sang ou non, de la matrice, je réduisais mon parcours. Les lieux sécessionnistes, je les évitais désormais : ils m’inspiraient une espèce d’aversion. Plus de roche, plus de cascade, plus d’étang… Au bout de cinq ans, ma ronde me prenait moins d’une heure. Seule la clairière tenait encore. Elle n’avait plus de quoi faire sécession, même si elle l’avait voulu. » (chapitre 18)

Ce passage fait écho aux Rêveries du promeneur solitaire, notamment la fin de la Cinquième promenade : « Que ne puis-je aller finir mes jours dans cette île chérie sans en ressortir jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappelât le souvenir des calamités de toute espèce qu’ils se plaisent à rassembler sur moi depuis tant d’années ! Ils seraient bientôt oubliés pour jamais : sans doute ils ne m’oublieraient pas de même, mais que m’importerait, pourvu qu’ils n’eussent aucun accès pour y venir troubler mon repos ? Délivré de toutes les passions terrestres qu’engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s’élancerait fréquemment au-dessus de cette atmosphère, & commercerait d’avance avec les intelligences célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de temps. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux asile où ils n’ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m’empêcheront pas du moins de m’y transporter chaque jour sur les ailes de l’imagination, & d’y goûter durant quelques heures le même plaisir que si je l’habitais encore. »

L’art de Rousseau de transcender le présent douloureux se lit dans la patiente alchimie de Slobodan Despot qui a transformé un événement insoutenable (la déportation de près de deux cents mille Serbes de Krajina) en un récit humaniste.

L’écrivain que nous avons rencontré au Centre Culturel de Serbie, le 8 février, est cet homme que la littérature a apaisé. Cette harmonie intérieure est exprimée au long du récit par la métaphore du miel, mais surtout par la figure du Vieux Nikola, oublié en Krajina de Knin pendant l’opération croate de purification ethnique.

Slobodan Despot a lu et compris le père de Foucauld « Nous faisons plus de bien par ce que nous sommes que par ce que nous faisons. ».

La statue de Glaucus

 

Bartholomeus Spranger, Glaucus et Scylla, 1580-1582, Kunsthistorisches Museum (Vienne)

Bartholomeus Spranger, Glaucus et Scylla, 1580-1582, Kunsthistorisches Museum (Vienne)

Au livre X de La République, Socrate compare l’âme « telle qu’elle paraît à présent » (???? ?? ?? ??????? ????????) au dieu marin Glaucos : « les anciennes parties de son corps ont été les unes brisées, les autres usées, et totalement défigurées par les flots, et […] il s’en est formé de nouvelles de coquillages, d’herbes marines et de cailloux ; de sorte qu’il ressemble plutôt à un monstre qu’à un homme tel qu’il était auparavant1 ».

Au début de sa « Préface » au second discours, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754), Rousseau reprend cette comparaison : « Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société […] a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable ; et l’on n’y retrouve plus […] au lieu de cette céleste et majestueuse simplicité dont son auteur l’avait empreinte, que le difforme contraste de la passion qui croit raisonner et de l’entendement en délire. »

« Cette céleste et majestueuse simplicité » se retrouve dans la formule inaugurale de l’Émile : «Tout est bien, sortant des mains de l’Auteur des choses » ; mais elle fait également écho au « Dieu fait bien ce qu’il fait. » du « Gland et la Citrouille » (Fables, IX, 4). Nous sommes là dans une vision providentialiste du monde.

Dans son article des Annales de la société Jean-Jacques Rousseau (librairie Droz, Genève, 2008), « Quand le visage de Glaucos devient statue de Glaucus », Bérengère Baucher observe le glissement opéré par Rousseau : du mythe platonicien du dieu marin Glaucos à la statue immergée. Dans le premier cas, l’âme est comparée à un dieu ; dans le second, à une statue. Or cette dernière est un artefact. Pour autant l’essence divine de l’homme n’est pas niée : l’homme naturel, avant les altérations de la société, bénéficiait de l’empreinte de son Créateur. Même si Rousseau n’use pas de la notion de péché originel, il y a bien dans sa pensée un avant et un après la Chute. Jean Starobinski, dans son introduction au Second Discours (Bibliothèque de la Pléiade, tome III, Gallimard, Paris, 1964), l’évoque explicitement : « Rousseau recompose une Genèse philosophique où ne manquent ni le jardin d’Eden, ni la faute, ni la confusion des langues. […] L’homme, dans sa condition première, émerge à peine de l’animalité ; il est heureux : cette condition primitive est un paradis ; il ne sortira de l’animalité que lorsqu’il aura eu l’occasion d’exercer sa raison, mais avec la réflexion naissante survient la connaissance du bien et du mal, la conscience inquiète découvre le malheur de l’existence séparée : c’est donc une chute. »

« L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. », nous disait Pascal un siècle plus tôt. Chez Rousseau, l’homme civil sort paradoxalement de l’animalité innocente pour devenir « une bête féroce ».

1Platon, La République, livre X, 611d (traduction Victor Cousin).