Une école sans écrans ?

L’autre jour, en farfouillant en libraire, je suis tombé sur un ouvrage au titre suffisamment choc pour que je m’empresse de l’ouvrir : Le désastre de l’école numérique : plaidoyer pour une école sans écrans. Blogueur depuis dix ans, référent numérique de mon collège et dans une équipe académique, j’ai été saisi par cette prise de position sans ambages.

Pourtant, loin de moi l’idée de ne pas vouloir questionner ma pratique quotidienne et une politique nationale (ici le plan numérique), surtout quand l’État y consacre 1 milliard d’euros sur trois ans. La quatrième de couverture résume bien le propos de l’ouvrage, qui accuse le numérique à l’école de bien des maux.

Pendant que certains cadres de la Silicon Valley inscrivent leurs enfants dans des écoles sans écrans, la France s’est lancée, sous prétexte de « modernité », dans une numérisation de l’école à marche forcée – de la maternelle au lycée. Un ordinateur ou une tablette par enfant : la panacée ? Parlons plutôt de désastre.

L’école numérique, c’est un choix pédagogique irrationnel, car on n’apprend pas mieux – et souvent moins bien – par l’intermédiaire d’écrans. C’est le gaspillage de ressources rares et la mise en décharge sauvage de déchets dangereux à l’autre bout de la planète. C’est une étonnante prise de risque sanitaire quand les effets des objets connectés sur les cerveaux des jeunes demeurent mal connus. C’est ignorer les risques psychosociaux qui pèsent sur des enfants déjà happés par le numérique.

Je ne reviendrai pas sur cette histoire de cadres de la Silicon Valley fuyant les tablettes pour leurs enfants, un journaliste de France culture a récemment fait le point sur cette rumeur dans un article intitulé « Débogage d’un mythe sur le numérique à l’école ».

Revenons au livre…

… dont le chapitrage est sans équivoque :

… et qui finalement questionne le numérique à l’école de façon binaire. Arrivé à la fin du livre, on en arrive à se demander « Et moi, suis-je pour ou contre l’école numérique ? » alors que la question n’est pas là. Qu’on songe à doser l’apport du numérique face à un engouement marqué, ok. Mais comment imaginer laisser les enfants sans outillage à l’heure où l’utilisation des smartphones, tablettes et ordinateurs hors contexte scolaire est généralisée ? Pour moi, si l’on ne devait retenir qu’une question sur le numérique à l’école, ce serait « Quelles plus-values pédagogiques apportent les outils numériques en classe ? ». Car le problème de ce plaidoyer pour une école sans écrans, c’est que la question des usages du numérique en classe est à peine effleurée et bien loin de ce qui se fait en classe.

Si de vraies questions sont soulevées dans le livre de Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, on constate une navrante méconnaissance de ce que peut être un cours connecté ou un moment numérique. Munis de tablettes ou d’ordinateurs, que font faire les profs à leurs élèves ? On a l’impression qu’avec le numérique les professeurs abolissent le sens de l’effort scolaire, se contentent de quelques Twictées et de lancer leurs élèves sur Internet sans filet. Pris dans la Toile, l’élève copie-colle sans réfléchir dans un environnement divertissant, dangereux… Un passage du livre (p . 74) est à ce sujet édifiant :

Les rayonnages du Web ne sont pas aussi bien balisés que ceux des bibliothèques physiques. On y passe vite d’une recherche scolaire à la consultation d’un résultat sportif  ou d’un réseau social, où l’on découvre le morceau  d’un jeune artiste, un jeu vidéo, un site dangereux… Ainsi, tapant le mot « égalité » sur Google en 2016, que trouve t-on en première occurrence ? Le site d‘Alain Soral, théoricien d’un « national socialisme à la française », fondateur de l’association Égalité et Réconciliation. Belle pioche pour les élèves, dont certains, peut-être en mal de repères, pourraient s’attarder sur ce site d’extrême-droite que peu de professeurs recommanderaient.

Est-ce parce que le web abrite une parole extrémiste qu’il faut bannir le numérique de l’école ? Au contraire ! C’est justement là qu’on attend les enseignants, dans une éducation aux médias et à l’information réellement citoyenne où l’on apprend à savoir où l’on met les pieds, à être vigilant sur le contenu de l’information en apprenant à repérer les sites complotistes et à croiser les sources. Nos enfants baignent dans le numérique, l’école y contribue certes mais c’est un fait sociétal. Vouloir apprendre à utiliser le numérique mais sans utiliser les outils numériques avant le lycée, comme le proposent les auteurs du livre, drôle de projet… Utiliser l’outil numérique, c’est en connaître les limites et les dangers. C’est aussi apprendre à ’en passer et ’est le plus souvent l’école qui vient à la rescousse des parents sur ces sujets.

147633_600
par Hajo de Reijger (2014)

L’outil ne fait pas la visée

Le numérique n’est qu’un outil, pas une baguette magique qu’on agite pour faire disparaître les inégalités et ’échec scolaire, même si le plan national lancé en 2015 a pu donner cette impression aux auteurs. C’est un sujet qui recouvre une myriade de réalités différentes sur le terrain, et on est bien loin du tableau uniforme présenté par les auteurs du livre. Des collèges sont bien dotés, les usages pédagogiques du numérique se développent, cohabitant harmonieusement avec une pédagogie sans écran qui est évidemment nécessaire. Dans des établissements, il n’y a pas/peu de matériel, ou alors il dort dans le placard et l’argent public passe par les fenêtres. Dans d’autres, on a pensé la dotation en amont en fonction d’un projet et cela fonctionne. C’est le cas dans mon collège où un noyau d’enseignants a été porteur d’un projet où l’objectif n’est pas de laisser les élèves avec un outil numérique H24 mais bien d’utiliser l’outil s’il apporte une plus-value pédagogique.

Écriture collaborative sur Framapad, réalisation de vidéos ou d’affiches, décryptage des sources d’information, et bien d’autres activités encore nécessitent et justifient l’usage de l’outil numérique. Chez nous, le cahier reste le support premier des apprentissages et la relation au livre reste centrale. Comme le note le reportage d’Arte ci-dessous, l’école numérique modifie la pédagogie, le métier d’enseignant et l’espace de la classe. La place des écrans et d’une connexion continue dans notre société est un vrai sujet (j’y reviendrai d’ailleurs dans une prochaine chronique) mais il mérite un regard moins caricatural et plus au fait du travail des enseignants, qui ne jettent pas naïvement d’innocents bambins entre les griffes de GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), mais qui travaillent auprès de leurs élèves pour l’acquisition d’une véritable culture numérique. Les profs portés sur le numérique restent très attentifs aux relations entre les entreprises privées et le milieu scolaire, comme le montrent les polémiques entourant le partenariat entre l’Éducation nationale et Microsoft en 2015 ou la proposition d’Apple d’organiser des « expériences pédagogiques inoubliables » dans ses magasins… Don’t worry, le savoir, comme la vigilance, ne se dilue pas parce qu’on passe du papier à ’écran.

https://www.youtube.com/watch?v=0cqYutiJ0oc

Une chronique d’Emmanuel Grange

6 réponses

  1. Bonjour, merci de cet article. Je tombe dessus en recherchant des informations concernant la sortie récente de Critiques de l’école numérique. De par mon expérience professionnelle je suis convaincue de l’incidence néfaste des écrans chez les enfants de tout âge. Certes l’écran est un outil intéressant dans bien des situations (communication par mail, traitement de texte, etc) mais est très néfaste chez les esprits jeunes et en construction lorsqu’il s’agit de l’utiliser en loisirs (télé, jeux, vidéo youtube and co.). Il prive les jeunes de manipulation de objets, d’interactions avec l’entourage, de temps de soupir nécessaire à la construction de la pensée. L’écran bouche tous les trous du quotidien, endort le besoin de chercher/d’ajuster/d’extraire des lois et crée des ruptures de communication. Combien de questions restent sans réponses, parce que nous sommes happés par les écrans ? Combien de conversations en souffrane en attendant que l’autre lève le nez de son écran ? Qu’il s’agisse d’un jeune ou d’un parent ? Comment le discours de nos jeunes peut-il raconter, argumenter, raisonner, s’il ne repose pas sur de la manipulation du réel ? Si les liens des causalité n’ont pas été construit progressivement depuis tout petit, à partir du réel ? Il serait très intéressant (mais est-ce possible ?) d’évaluer les interactions perdues du fait des écrans ? De la maternelle au collège il semble nécessaire de ranger les écrans et de sortir les objets, symboliques ou non, divers et variés, permettant de questionner à tout âge et tout niveaux les propriétés des objets, de la matière, les règles de la physique et ainsi, au bout du compte, rechercher à mathématiser les lois et résultats. L’intérêt des apprentissages scolaires prendraient tous son sens. L’exploration libre pour l’enfant et soutenue par l’adulte n’est-il pas bien plus enrichissant qu’un écran si intuitif qu’il en devient régressif. Nul besoin d’anticiper et de raisonner, l’écran le fait pour nous.
    Il suffit de regarder comment les jeunes recherchent sur google, les mots clés tapés, pour comprendre que l’esprit ne tisse même plus de liens, que le langage n’est plus informatif. L’écran nous connaît si bien qu’il suppose sans besoin d’en savoir trop.
    Bref… je ne suis pas réac seulement convaincue !

  2. Il est possible que ce livre, que j’ai lu attentivement, soit binaire, du moins n’envisage guère d’emploi positif du numérique.
    D’un autre côté, ce qui est binaire en général, c’est l’enthousiasme sans frein des pro-numériques. Le dessin qui circule partout sur la classe inversée qui rend les élèves joyeux tandis que la classe magistrale les ennuie, est une traduction de ce manichéisme.
    Pour être plus nuancé, commençons donc par entendre les critiques faites par ce livre et répondons à ces arguments autrement que par: il faut être de son temps!
    Marc Bouchacourt, professeur de lettres

  3. Un grand merci pour cette chronique qui résume bien ce que doit être le numérique à l’école, ce qu’il peut apporter comme plus value mais aussi ce qu’il nécessite de vigilance comme d’ailleurs toute source d’information. L’attention aux GAFAM me semble un point à creuser. Comment utiliser les produits sans en devenir un soi-même?

    1. Cette idée que l’esprit critique doit se construire dans l’univers livresque et pas numérique peut être dangereuse aujourd’hui. La culture numérique des élèves n’est pas fait que de consommation mais bien d’une éducation au regard critique comme le montre cette récente et très réussie activité de Guillaume Veyret -> https://www.genial.ly/5858561ccbb6c3241c678d82/untitled-genially

      @pierre -> À propos de GAFAM, une vidéo à montrer aux élèves qui s’appuie sur l’aphorisme « Si c’est gratuit, c’est vous le produit ! »

      https://www.youtube.com/watch?v=8vLSf1i4E7A

  4. Merci pour cette chronique. Je crois en effet que la société est devenue numérique. Le problème de l’école est de ne pas rater encore le train. Le temps du scriptorium est révolu. Pour faire un pamphlet qui fait le buzz, il faut savoir être binaire. Personnellement, j’ai attendu que mes enfants aient 12 ans pour qu’ils apprennent à lire : je ne voulais pas qu’ils tombent sur un ouvrage de Sade ou de Céline.

    1. Bonjour,
      Je recherche mon commentaire d’hier… Enlevé… et votre message bien corrigé ! AH ! Quant au sens ?

Laisser un commentaire

buy windows 11 pro test ediyorum