(Re)construire et fragmenter.

(Re)construire et fragmenter.

 

Transition Demoiselles vers le cubisme :

« …les formes naturelles (…) sont fragmentées dans un dessin semi- abstrait, qui occupe toute la surface de la toile, faite de plans décalés et basculés ; ceci est déjà le cubisme (…) le tableau des Demoiselles est un tableau de transition, un laboratoire, ou mieux un champ de bataille où essais et tentatives livrent combat…» (Alfred Barr : historien d’art américain 1939 sur la naissance du cubisme dans les Demoiselles)

Sur le parcours catalan de Picasso (1906-1913) qui mène au cubisme, une exposition se prépare à Céret pour 2012. Sur Céret lire aussi l’article de Daix. Lire : Dico (Daix) Art ibérique p.49, art nègre (p.52) primitivisme (p.761), masques.

Les pages du dictionnaire Daix sont ici :

https://goo.gl/photos/QurmDtSqupou6Thh6

L’Art ibérique (objets datant d’avant la conquête romaine) a été découvert au Louvre en 1906. Il faut l’associer à ce qu’il voit à Gosol et à la rétrospective Gauguin de retour à Paris. Ces objets lui révèlent l’existence d’un art «archaïque » ou primitif dans son propre pays qui aurait été éclipsé par l’art gréco-romain. Or, l’art issu de l’antiquité classique était en déclin en ce début du XXe siècle. Il trouve ainsi matière à ressourcer l’art d’autant plus que les déformations de la figure lui semblent belles. Il commence donc à transformer les visages en masques et à réduire les corps à leur volume en brisant les harmonies et les proportions idéales classiques. Mais ce « primitivisme » doit tout autant à l’ambiance, aux formes qu’il découvre à Gosol : le « mouchoir sur la tête » des femmes, le visage osseux de Joseph Fontdevila. Ce personnage, un contrebandier devenu aubergiste à Gosol (deux chambres), et modèle de Picasso.

C’est sur son visage qu’il expérimente les déformations qui aboutiront, grâce à la confrontation avec les têtes ibériques, aux « masques » des deux Demoiselles de droite et non pas les masques africains. Contrairement à ce qu’on dit souvent, ce ne sont pas les découvertes de l’art archaïque qui ont suscité le changement de son style mais le fait qu’il ait décidé de changer l’a poussé à s’intéresser à ces œuvres anciennes.

 

Construire jusqu’à la fragmentation (disparition ?) des formes : c’est le passage au cubisme.

Malgré l’incompréhension suscitée par les Demoiselles, Picasso opère de la même manière qu’avec la Vie, il généralise les déformations : simplifications, stries colorées, les mêmes contrastes chromatiques afin d’exprimer la mort qu‘était censé exprimer de manière beaucoup moins originale l’étudiant tenant le crâne des premières esquisses.

Un grand tableau de nus est ainsi transformé en scène sidérante et inquiétante, une « toile d’exorcisme ».

I. Les « répliques » du séisme des Demoiselles.

Pendant les mois qui suivent les Demoiselles, il tire les conséquences de ce travail en particulier sur le plan stylistique. Les figures des Demoiselles hantent Picasso jusqu’en 1908. De la même manière qu’après la Vie la linéarité synthétique et la dominante bleue dominaient, maintenant c’est la schématisation géométrique et les stries qui dominent.

Quelques oeuvres très caractéristiques des transformations issues des Demoiselles.

Mère avec enfant 1907 huile sur toile 81 x 60 cm Musée Picasso Paris.

Mère et enfant (Musée Picasso).

Considérée comme une œuvre exceptionnelle, contrastes violents des couleurs, stylisation poussée des visages et des corps traités en masse comme des monolithes, le traitement brutal du visage de l’enfant (stries, yeux surdimensionnés) et enfin le traitement insolite du thème de la maternité. Les hachures présentes sur le fond et sur les figures, permettent de situer cette toile immédiatement après les Demoiselles, sorte de post scriptum avant le Nu à la draperie de St. Petersbourg. Les rayures n’ont plus seulement valeur d’ombre ou de suggérer le relief. Elles intègrent plastiquement les figures au fond par un réseau de stries qui ne renvoie pas non plus aux scarifications des masques africains qui sont symétriques. Or ici les stries renforcent justement les dissymétries. Les disproportions des yeux, du nez, des oreilles inspirées des statuettes ibériques sont poussées à l’extrême. La figure de la mère provient de certaines études pour les Demoiselles, particulièrement la forme du chignon. Le visage de l’enfant avec les yeux démesurés et les hachures qui balayent les joues rappelle des masques africains.

 

La simplification des formes, le jeu des couleurs sur les tons bleu, vert, noir, les aplats, trahissent l’influence de Matisse.

Le thème de la maternité correspond à des moments précis dans on œuvre : périodes bleue et rose, années 1920 après la naissance de son fils Paul. Il paraît incongru dans cette année 1907, au moment des Demoiselles d’Avignon dont le thème est d’un tout autre ordre.

Le Nu à la draperie(et les études : Musée Picasso, qui le précèdent),

Nu a la draperie Paris 1907, huile sur toile 152 x 101 cm Ermitage Saint Petersbourg.

Étude de nu a la draperie Paris 1907 crayon couleur et pastel sur papier 48x63cm paris Musée Picasso.

Ces deux oeuvres consacrent la nouvelle représentation avec un ensemble cohérent  de figures géométriques et de visages ovales (qui ont été malencontreusement pris pour  une référence aux masques africains). Picasso  systématise le dessin « dur » et les hachures qu’il applique à des têtes et à des corps. Il varie les effets tantôt en posant des stries parallèles en empennage de flèche de part et d’autre d’un axe (l’arête du nez p. ex.) tantôt il dessine une suite de courbes dont une plus longue réunit la courbe du nez à l’œil.

La tête du Nu à la draperie (Ermitage) combine les deux formes. Les yeux peuvent être des surfaces « aveugles » (monochromes) ou noires ou dotées de pupilles écarlates ou vertes. Ces pictogrammes ont des couleurs non imitatives comme si Picasso s’intéressait tout d’un coup au chromatisme fauve : orange, carmin (rouge vif) et vert de la Mère dont le sujet intrigue à cette date. Hachures colorées et géométrie envahissent les œuvres jusqu’au Nu à la draperieoù ce langage est employé de la manière la plus appuyée. Chaque forme, cuisse, sein, rideau est définie par un contour tracé en noir (en fuseau, en demi-cercle, triangle ou rectangle) et par une tonalité colorée ocre, jeune, bleue posée en aplat ou en frottis dense.

Picasso n’en reste pas à ces effets décoratifs  bidimensionnels mais y ajoute les hachures parallèles ou en losanges pour indiquer les volumes en particulier au niveau du visage, de l’abdomen et des jambes. Il « sculpturalise » ainsi la peinture en faisant avancer les seins, en creusant les côtes, en articulant le pied en plusieurs volumes.

Cette construction par volumes « anguleux » doit-elle quelque chose aux statuettes « nègres » ?

C’est peu probable ne serait-ce que parce que les figures picassiennes tout en mouvement n’ont rien de celles beaucoup plus statiques des fétiches. Pour autant, on peut admettre que Picasso rend en quelque sorte hommage aux statues canaques que Gelett Burgess a photographiées dans son atelier afin d’exprimer son intention de donner forme aux esprits. La référence au peintre qui a inspiré les Demoiselles (Ingres) subsiste tout en subissant elle aussi les transformations du traitement picassien :

la hanche devient un trapèze,

le sein droit un triangle,

la courbe très étirée de la colonne vertébrale est soulignée par des hachures bleues.

Ces effets déforment l’anatomie de la figure ingresque comme c’est également le cas du Nu couché dont la pose inversée est inspirée de l’Odalisque à l’esclave.

Ingres odalisque a l’esclave lavis gris mine de plomb papier beige rehauts de blanc 34x47cm Paris Musée du Louvre

Picasso remplace l’esclave et le décor par des draperies qui rappellent celles des Demoiselles.

Ces versions picassiennes de nus ingresques répondent à la transformation du Bain turc en bordel dans le grand tableau de 1907. Comme Derain dans l’Age d’or et Matisse dans le Bonheur de vivre, Picasso s’approprie l’odalisque d’Ingres tout en la soumettant à une transformation radicale. Dans les deux cas (Demoiselles et Nu à la draperie) ce sont des versions « violentes » de nus que les conventions du XIXe siècle ne permettaient pas de représenter de manière crue. L’exemple le plus frappant est celui du sexe féminin que Picasso décide de révéler dans le Nu à la draperie sous forme d’un V accompagné de hachures qui s’étire de l’entre cuisses jusqu’au nombril. Picasso n’avait révélé jusque là le sexe féminin de manière aussi explicite que dans des dessins par définition non destinés à l’exposition. Ce « graffiti » osé préfigure les nus et les gravures érotiques des années ’60. Une autre œuvre témoigne de cette intention, le Petit nu assis inspiré d’un dessin de Raymonde, jeune fille accueillie par Fernande pendant quelques semaines, en train de s’essuyer les pieds. Le rideau, la posture très osée, les stries colorées, les formes géométriques rappellent le contexte des Demoiselles.

Petit nu assis Paris 1907 huile sur bois 18 x 15 cm Musée Picasso Paris

Mais Picasso s’aventure aussi dans d’autres chemins moins connus par des sujets moins pratiqués par lui, la nature morte ou le paysage, en particulier celui centré sur un arbre dit « Paysage aux deux figures » (Paris, Musée Picasso Daix p.677). Peint sous l’influence des paysages de Braque ramenés de l’Estaque à la fin de l’été 1908.

Paysage aux deux figures Paris été 1908 huile sur toile 60 x 73 cm Musée Picasso Paris.

C’est lors de vacances passées à la Rue-des-bois à 50 km au N.O de Paris près de Creil, endroit laid !!  qu’il travailla le paysage et la nature morte. DAIX p. 801.

Ici, la référence semble être le paysage cézanien (en particulier la carrière de Bibémus) que Picasso a pu voir au Salon d’automne ou chez Vollard. Alors que la jeune avant-garde loue depuis longtemps Cézanne, c’est la première fois que Picasso tente une relecture de ses méthodes qu’il adapte à ses préoccupations du moment : feuillages divisés en ogives, rehaussés par des hachures blanches sur fond jaune ou bistre (avec un petit coin ce ciel bleu)  sommairement esquissé.

II. Quel rapport à Cézanne ?

Sur ce point les idées reçues sont aussi à éviter. Il n’y a pas eu de révélation au Salon d’Automne de 1907 puisque Picasso connaît Cézanne dont plusieurs tableaux appartiennent aux Stein. Pourquoi et comment Picasso a-t-il besoin de Cézanne à ce moment là ?

– Picasso se rend compte que son approche « géométrique » du volume est proche des leçons cézaniennes.

– Cézanne est d’ailleurs un enjeu car Matisse, Derain ou Braque se réfèrent à lui.

– Le style strié s’épuise et Picasso ne veut pas s‘y enfermer.

La définition géométrique du volume (dont Cézanne a la paternité) est une préoccupation partagée de tous ceux qui se montrent attentifs aux préoccupations esthétiques du moment (le critique du mercure de France Charles Morice consacre une question de son questionnaire de 1905, destiné aux artistes, à Cézanne). Matisse, qui peint le très cézanien Nu bleu présenté au Salon des indépendants de 1907, possède Trois Baigneuses de Cézanne qu’il étudie :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Trois_baigneuses

Mais Picasso s’intéresse surtout à la composition et au traitement des figures des Grandes baigneuses (1906) exposées au Salon d’Automne de 1907 :

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Les_Grandes_Baigneuses,_par_Paul_C%C3%A9zanne,_Yorck.jpg

Le tableau est commandé par la géométrie imposée par Cézanne. Les figures, les arbres sont représentés de telle manière que les lignes directrices des corps, des troncs, du feuillage s’intègrent dans le schéma général. Cette construction globale est le fait du peintre seul et non pas de la nature. La géométrisation ou la déformation des corps répond à des préoccupations formelles mais l’aspect psychologique, la symbolique ou le réalisme passent au second plan. Plus que d’une proximité formelle des figures entre les Demoiselles et les Baigneuses, d’ailleurs inexistante, c’est plutôt sur le principe de la primauté du peintre sur la nature, sur le réel, que Picasso s’accorde avec Cézanne.

L’artiste prend le pouvoir sur la nature à l’inverse des impressionnistes qui cherchaient à percevoir les variations les plus infimes de celle-ci. Comme Cézanne qui plie les figures et les arbres aux exigences de sa composition, Picasso plie les figures des Demoiselles à ses exigences :

« En 1906, l’influence de Cézanne, ce Harpignies ( grand paysagiste du XIXe) Anatole France l’avait qualifié de « Michel-Ange des arbres et des campagnes paisibles »). de génie, pénétra partout. L’art de la composition, de l’opposition des formes et du rythme des couleurs se vulgarisa rapidement. Deux problèmes se posaient à moi. Je comprenais que la peinture avait une valeur intrinsèque, indépendamment de la représentation réelle des objets. Je me demandais s’il ne fallait pas représenter les faits tels qu’on les connaît plutôt que tels qu’on les voit ».

 

(extrait de Lettre sur l’art, paroles de Picasso probablement tirées de l’interview accordée en 1923 Marius de Zayas pour la revue new-yorkaise The Arts).

Les Grandes baigneuses (1906, huile sur toile, 208x249cm, Philadelphie) comme tout l’oeuvre de Cézanne, et son rapport éventuel avec la naissance du cubisme, ont été analysées de manière trop formaliste. Si les liens formels existent – on peut s’en rendre compte en observant le Paysage aux deux figures de Picasso (huile sur toile, 60x73cm, 1908, Paris, Musée Picasso) sorte d’hommage aux Grandes Baigneuses par le souci de composition symétrique à la quelle il soumet les figures, les végétations et le motif de la montagne inspiré de la Sainte Victoire – les Baigneuses sont-elles des « toiles d’exorcisme » comme l’ont été les Demoiselles ? Sûrement pas.

 

Voilà ce que Picasso a retenu de Cézanne. Non pas un style, un précédé formel, mais le détachement de la représentation réelle, la manière de concevoir une œuvre et non pas son exécution. Même quand Picasso s’inspire directement de Cézanne, comme dans le Paysage aux deux figures 1908, Paris Musée Picasso), il compose un tableau de manière personnelle en faisant se fondre dans ce paysage les deux figures féminines. Cézanne lui même avait résumé sa conception de la peinture dans une lettre à Émile Bernard de 1904 :

« La littérature s’exprime avec des abstractions, tandis que le peintre concrète, au moyen du dessin et de la couleur, ses sensations, ses perceptions. ON n’est ni trop scrupuleux, ni trop sincère, ni trop soumis à la nature : mais on est plus ou moins maître de son modèle,, et surtout de ses (propres) moyens d’expression. Pénétrer ce qu’on a devant soi, et persévérer à s’exprimer le plus logiquement possible ».

Picasso aurait pu prononcer ces paroles. Pour lui, imiter Cézanne n’a aucun sens car ce serait contraire à l’esprit du maître qui appelle l’artiste à créer d’après ses propres « sensations ». C’est ce qu’il reproche à Émile Bernard. Au contraire, même dans sa période dite « cézanienne », (entre fin 1907 et jusqu’au portrait de Clovis Sagot et à la Femme à l’éventail, son « cézannisme » est partiel, irrégulier comme l’est d’ailleurs son rapport à l’art « nègre » et son style « strié », que l’on songe par exemple au Nu à la serviette ou au Nu debout de face (huile sur toile, 1908, 67x27cm, Paris, coll. part.).

Nu à la serviette hiver 1907-1908, huile sur toile, 116 x 89cm, coll. particulière. A droite, Nu debout de face Paris, printemps 1908 huile sur bois 67 x 27 cm Coll. privée Paris

Picasso ne s’en tient pas à un style ou une influence dominante. Son sujet de prédilection est le nu féminin avec come enjeu majeur formuler le nu comme une construction visuelle de sensations et d’idées.

III. Quelles sont les règles de cette nouvelle figuration ?

Observons la Dryade (Paris, printemps – automne 1908, huile sur toile, 185 x 108 cm, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage) ou la Femme à l’éventail du même musée,  Paris 1908, huile sur toile, 152 x 101 cm).

– Construire le corps par des formes distinctes, compactes, soit dans des formats moyens, cézaniens.

– Déconstruction de l’espace unitaire, inachèvement du tableau (non finito)

– chromatisme des ocres et des gris

– anatomies bâties à partir de formes géométriques simples : sphères et demi-sphères, angles, fuseaux, triangles, trapèzes, losanges.

– Analyse des volumes endurcis avec des contours au trait épais, net et des volumes rendus par un jeu d’ombre et de lumière répartis par lignes ou par quartier.

Le bras droit de la Dryade et le bras gauche de la Femme à l’éventail forment soit une ovale parfaite soit une ovale interrompue par l’épaule en ligne droite. Le bras gauche de la Dryade et le bras droit de la Femme à l’éventail sont décomposés en trois parties distinctes de l’épaule jusqu’à la main. Le ventre, masqué par l’éventail dans le 2e tableau, et le sexe sont un quadrilatère, sur le quel se détache nettement l’ombre du triangle féminin.

 

La référence aux statuettes et aux masques africains est elle aussi une réinterprétation du modèle : couleurs bois, nez à trois pans trapézoïdaux et yeux courbes rappellent les masques ou les têtes des statues, mais le décalage entre épaules de la Dryade, la tête posée sur la main de la Femme endormie ) les variations au niveau du trait, tantôt anguleux comme ici, tantôt sinueux (cf. Nu couché 1908,Paris Musée Picasso), les jambes écartées de ces figures montrent que Picasso se place dans un dispositif d’assimilation – invention associant Cézanne et les arts primitifs qui rend impossible toute distinction entre les deux influences.

Nu couché 1908, huile sur bois, 27 x 21 cm, Paris Musée Picasso. Buste de femme accoudée endormie, Paris huile sur toile 81 x65 cm MOMA New York.

L’identification des modèles et du sens de ces attitudes est aussi difficile à cerner, sauf pour le Nu couché dont la pose allongée est clairement une attitude érotique. Ces figures sculpturales sont là isolées, sauf quand Picasso les associe dans des groupes comme dans l’Amitié, les Trois femmes sous un arbre(automne 1908, huile sur toile 99x99cm Paris Musée Picasso) au visages très en « masque africain », ou les Trois femmes (automne 1907-fin 1908 huile sur toile 200x178cm Ermitage).

L’amitié Paris hiver, 1907-08, huile sur toile, 152 x 101 cm, Ermitage St. Petersbourg

Trois femmes sous un arbre automne 1908, huile sur toile 99 x 99 cm Paris, Musée Picasso.

Les corps se fondent les uns dans les autres de manière érotique, ils sont réunis par des stries, des courbes, des rehauts et des hachures colorées, les harmonies ocre et bleu. Picasso suit les paroles de Cézanne en représentant les corps selon sa logique propre, en les rendant concrètes « au moyen du dessin, de la couleur ».

Mais cette thèse de l’incompatibilité avec la leçon cézanienne peut être nuancée en examinant les natures mortes, les paysages dont la série a été commencée à proximité du motif à La Rue-des-Bois et poursuivie au Bateau-Lavoir. Georges Braque jouera aussi le rôle d’intermédiaire entre Picasso et Cézanne puisque à l’été 1908 il est à l’Estaque. Ils se rapprochent progressivement mais quand ils font connaissance fin 1907, leur style est très éloigné. Braque avait commencé comme fauve avant de basculer vers les paysages cézaniens (Viaduc de l’Estaque du Centre Pompidou) mais il s’est intéressé dès le début aux nus picassiens qu’il tente d’imiter dans son Grand Nu (1907-1908,  huile toile, 140 x 100 cm, Paris Centre Pompidou).
A ce sujet, lire le petit topo très éclairant sur le site du Centre Pompidou. Et bien sûr les pages de P. Daix.

Le paysagisme de Braque est très éloigné des préoccupations de Picasso qui travaille au même moment sur les Trois femmes. Le Grand Nu de Braque est considéré comme un plagiat par Gertrude Stein et Kahnweiler. Mais la conversion au cézannisme de Braque, de Dufy et dans une moindre mesure de Vlaminck feront dire au critique Louis Vauxcelles lors d’une exposition de Braque en octobre 1908 :

« L’exemple audacieux de Picasso et de Derain  l’a enhardi. Peut-être aussi le style de Cézanne et les souvenirs de l’art statique égyptien l’obsèdent-ils encore. Il méprise la forme, réduit tout, sites et figures, et maisons à des schémas géométriques, à des cubes ».

La touche directionnelle définissant les volumes utilisée dès 1890 par Cézanne devient la règle. Mais Picasso se distingue toujours d’un cézannisme trop suiviste.

Au-delà d’une géométrisation plus poussée que Cézanne, dans le Paysage de la coll. particulière, entre les troncs cylindriques il place une branche  aux feuilles surdimensionnées.

Paysage, La-Rue-des-Bois, 1908 huile toile 73 x 60 cm Coll privée.

Il ne s’agit pas de représentation mais de « mention » de la nature. Si Cézanne ne pratique pas ce genre de métonymies, le Douanier Rousseau en très familier : quelques palmes, quelques fleurs en guise de jungle, un rocher pour le désert. Le Douanier Rousseau l’intéresse par la possibilité de perturber les règles de cohérence du cézannisme auquel se livre Braque (par exemple les feuillages métonymiques de la Charmeuse de serpents repris ici par Picasso).

Ainsi deux modes de désignation de la  nature sont présents : la géométrisation des formes et la « métonymie » par la disproportion.

Les natures mortes relèvent de la même démarche.

Jusque là il ne s’y était guère intéressé pas plus qu’au paysage. Suite à la nature morte au premier plan des Demoiselles il avait réalisé quelques unes mais à partir de l’été 1908 il les multiplie. Ici aussi il adapte les fruits et les compositions à sa vision des choses : vues de très près, perspective très visible, des fuites obliques que Cézanne refuse. Géométrisation des formes, jeu d’ombre et de lumière puissant, formes parfaitement ovales des citrons ou des poires, il fait « tourner» la couleur autour des volumes.

Nature morte au chapeau 1908-1909 huile sur toile 60 x 73 cm coll. privée Mulheim-Ruhr.

Si l’on compare Le Chapeau où la nature morte s’organise autour du chapeau melon (qui rappelle celui de Cézanne) un peu comme Cézanne le faisait autour d’un crâne placé au milieu de tissus et de fruits (Nature morte au Crâne, Philadelphie). Mais Picasso se place dans une démarche d’expérimentations, d’hybridation et de modifications continues et non pas d’orthodoxie artistique comme le montrent les Demoiselles ou les Trois femmes. Voir cours précédent :

https://lewebpedagogique.com/khagnehida/archives/23422

IV. Le processus qui a mené au « cubisme ».

Lire article Daix ici. (cubisme, grille cubiste) : https://goo.gl/photos/QurmDtSqupou6Thh6

Le terme devrait être réservé à ceux qui ont cru qu’il pouvait exister un art définitivement nommé « cubisme » alors que Picasso a toujours réfuté cette idée. Son mode opératoire procède par une succession d’études sur papier, de superpositions d’états sur une toile mettant à nu cette démarche sans qu’il y ait un état définitif. S’il semble parvenir à des résultats comme les deux visages « monstrueux » des Demoiselles ou les Trois femmes, ces états sont immédiatement remis en cause pour faire apparaître de nouvelles possibilités plastiques qu’il ne « cherche pas » mais qu’il « trouve ».

L’importance que Picasso accorde à la datation du moindre croquis répond à cette  conception de l’œuvre comme un journal de son surgissement. La notion de style lui est totalement étrangère et il se méfie de toute théorie (cf. Gleizes et Metzinger)  d’enseignement artistique. Ce processus créateur procède à tour de rôle  de références extérieures et d’éléments endogènes de part ses innombrables gestes créatifs plus ou moins conscients. Pour les éléments extérieurs, il se réfère à « l’art nègre », à Cézanne, Matisse (en même temps qu’à Ingres pour le Haremet les Demoiselles), Derain, le Douanier Rousseau.

Article Douanier Rousseau de Daix.

Son premier contact avec ce « primitivisme » original date de 1907, très probablement dû à Apollinaire. Les simplifications des feuillages (Paysage aux deux figures) rappellent celles du « Douanier » (en fait il travaillait à l’Octroi de Paris et non pas aux douanes) Rousseau dans La Charmeuse de serpents (Orsay, 1907). Fin novembre 1908, Picasso organisa un banquet au Bateau-Lavoir afin de fêter l’acquisition pour 5 FF probablement le Portrait de Madame M. Vers 1908 – 1909 le Douaner Rousseau commence à vendre (à Vollard, à Uhde, à Delaunay, expose à Moscou). Le fameux « Banquet Rousseau » a été raconté par Gertrude Stein et Fernande Olivier. Un trône avait été dressé décoré de lampions et de drapeaux pour l’artiste naïf surmonté d’une banderole « Honneur à Rousseau ». Il tarda à arriver, Apollinaire le chercha en fiacre) pendant ce temps le vin coulait à flots pour faire patienter les convives, les Stein, André Salmon, Braque, Maurice Raynal (amateur d’art moderne et ami de toujours de Picasso), Marie Laurencin (peintre et graveur française, remarquée par Picasso, petite amie d’Apollinaire et proche des milieux cubistes -> vous pouvez faire une recherche dans Agence photographique de la RMN). Atmosphère exubérante, comme le raconte Gertrude Stein, « Au milieu du  tumulte, trois coups discrets retentirent à la porte, qui firent immédiatement cesser tout bruit, planer un silence complet ; On ouvrit. C’était le Douanier coiffé de son feutre mou, la canne à la main et son violon à la droite (…) Il regarda autour de lui, la lampions allumés le ravirent, son visage se dérida ». Apollinaire avait composé un petit poème qui reprend les fables racontées sur Rousseau : douanier, guerre du Mexique mais aussi les drames réels qu’il avait vécus avec la perte de sa femme et de six enfants sur sept.

Mais les références « extérieures » de Picasso ne sont presque jamais des citations véritables mais plutôt le fruit d’une assimilation, voire d’une absorption qui rend ces références difficiles à identifier.

Quant aux éléments endogènes, ils sont encore plus difficiles à cerner. Comment  connaître les opérations empiriques, les repentirs, finalement la part d’aléatoire, d’imprévisible, d’inconscient, dans sa manière de créer bien visible dans le film d’Henri Georges Clouzot « Le mystère Picasso » ? Plus que d’un programme linéaire d’invention, de création par étapes, c’est d’une démarche par hypothèses (en quelque sorte scientifique) qu’il s’agit, hypothèses plastiques sans cesse vérifiées et réajustées. Il faut malgré tout essayer de comprendre la rupture de la première moitié de 1909 qui n’est pas le fruit du hasard.

Cette rupture, sans précédent, renouvelle la représentation du monde sans références au passé, sans repères. Ce qui dans les Demoiselles n’était encore qu’un essai incompris au-delà d’un petit cercle d’artistes, d’amateurs d’art et de poètes devient maintenant la règle. Entre les deux ruptures, pendant l’année 1908, Picasso s’est essentiellement référé à Cézanne, tout en poursuivant ses explorations plastiques. Pour qualifier ce processus créateur, Philippe Dagen évoque la démarche de l’ingénieur ou du savant tout en rappelant que le Picasso de Montmartre n’a que peu changé par rapport à ses expériences de Barcelone qui l’avaient déjà révélé comme peintre inclassable, bohème et anarchiste. L’atelier devient ainsi un laboratoire ce qui permet le travail d’équipe avec Braque. On a utilisé le terme de « cordée » pour qualifier  leur travail où chacun tire parti des efforts de l’autre. Le terme d’explorateurs convient d’autant plus qu’ils se comparaient eux mêmes aux frères Wright qui en ce début du XXe siècle explorent les possibilités de l’aviation qui deviendra un peu plus tard un des sujets de Delaunay ( : Soleil, Tour aéroplane simultané, huile sur toile 52x51cm 1913, Fondation Goodyear), des futuristes italiens ou Roger de La Fresnaye (peintre cubiste).

La référence à l’aviation crée une nouvelle géométrie de plans, d’axes, de structures, de constructions qui influencera le constructivisme de Malevitch. L’idée que l’art nouveau en gestation devra beaucoup à l’aviation apparaît clairement dans Notre avenir est dans l’air, une petite nature morte de format ovale de Picasso (1912, Centre Pompidou). Quel que soit le lieu, Picasso expérimente les mêmes démarches plastiques. Ses voyages entre Espagne et France  se multipliant grâce au succès croissant de ses toiles (les riches russes Chtchoukine et Morozov, et bien sûr les Stein). Au retour du 2e séjour à Horta de Ebro il finit par s’installer avec Fernande à l’atelier du 11 bd de Clichy. (connu aussi comme atelier de l’avenue Frochot) Au Printemps 1909 il était parti à Horta à une phase cruciale de son cubisme : première fragmentation de la forme en facettes.

Le processus expérimental qui mène au cubisme durera 3 ans (1907 – 1910).

Le passage au cubisme apparaît aisément si l’on confronte le portrait de Clovis Sagot aux toiles cubistes.

Dans le genre du portrait ou de la figure humaine il a commencé avec un tableau cézanien :

Portrait de Clovis Sagot Paris printemps 1909, huile sur toile, 82×66 cm, Hambourg Kunsthalle.

Portrait de Clovis Sagot, (Ancien clown, Brocanteur et marchand de tableaux d’occasion). Le plus cézanien des portraits peints par Picasso avec les plis de la veste et l’aspect très XIXe du personnage. Finement peint avec de légères stries pour rendre le jeu de la lumière caractéristique des toiles de printemps. On trouve ici les premiers essais d’oppositions de courbes dites « organiques » avec des droites de la tenture à l’arrière plan. Deux photographies prises de face et de profil ont été découvertes posant dans l’atelier à la manière d’une carte d’identité. Picasso a pu utiliser ces clichés pour analyser la physionomie du modèle.

Le processus aboutit à des toiles comme L’Accordéoniste en 1911. En réalité une jeune fille à l’accordéon comme il l’écrivait à Braque.

L’Accordéoniste Céret, été 1911 huile toile 130.2 x 89.5 cm Solomon Guggenheim Museum, New York.

Un des trois chefs d’œuvre peints à Céret, lors de son premier séjour l’été 1911, qui marque sa reconquête des personnages. Il vient de découvrir les armatures pyramidales : terme inventé par Daix pour désigner la syntaxe découverte à Cadaquès qui aboutira aux pyramides de Céret. La méthode visait à donner une solidité au schéma de la composition. Après avoir presque fait disparaître l’objet ou la figure, Picasso, agacé qu’on prenne ces tableaux pour de l’art abstrait, revient aux figures en appliquant une armature pyramidale qui correspond à un personnage assis. Alors que dans l’Homme à la pipe (ovale) on peut repérer la  moustache, la pipe assez aisément  ici aucun repère si ce n’est quelques fragments de l’instrument. La composition purement géométrique et déséquilibrée, asymétrique, et quasi abstraite reproduit cependant le mouvement du musicien de manière non imitative. Braque, qui lui rend visite à Céret suivra cette démarche dans se propres grands tableaux comme La femme lisant (1911 Fondation Beyeler).

L’Homme à la pipe constitue la première utilisation de l’armature pyramidale.

Homme a la pipe. Céret 1911, huile sur  toile 91 x 71cm, Kimbell Art Museum, Fort Worth Etats-Unis.

Il est en train d’écrire. Un journal à sa droite. Des bouteilles flanquent chaque côté. Selon Anne Baldassari il faut le rapprocher du cliché d’Apollinaire au 11 Bd de Clichy : sorte de matrice : le volume de la tête, le traitement de l’œil, l’expression, l’arrête du nez, l’inclinaison de la pipe montrent que l’écrivain fut le modèle. Mais les lettres « AL» se rapportent au « Journal » et non pas au nom de l’écrivain. Ce n’est donc pas vraiment un portrait cubiste d’Apollinaire comme celui de Vollard ou de Kahnweiler. D’une manière ou d’une autre, on assiste à ce moment au retour du portrait (voir passionnant article de P. Daix)

L’Homme à la mandoline

L’homme a la mandoline Paris automne 1911 huile sur toile 162x714cm Musée Picasso Paris. A rapprocher du Guitariste de Cadaquès (1910, Centre Pompidou). L’abstraction est plus affirmée, les facettes moins lisibles, les plans s’entrecroisent de manière plus complexe dans un jeu de lignes droites et de courbes ainsi que d’angles, le tout sur fond gris et bistre mais s’éclaircissant vers le bas.

Dans le domaine de la nature morte le passage est visible entre Pains et compotier aux fruits sur une table (1908) à La Clarinette (1911).

Pains et compotier aux fruits sur une table Paris décembre 1908, huile sur toile 164 x 132 cm Kunstmuseum Bale. Grande toile qui marque l’abandon de la figuration impliquant un groupe de personnages qui reviendra en 1917. Il s’agirait d’une « chosification » du thème du Carnaval au bistrot.

Le Carnaval au bistrot Étude Paris, fin 1908, crayon et aquarelle sur papier 21 x 22cm Coll. prive?e. Le carnaval au bistrot, étude fin 1908, crayon et encre gouache sur papier 32 x 49 cm Musée Picasso Paris.

Titre donné par Zervos. Il existe plusieurs études sur ce projet comme hommage à Cézanne (panier de fruits, chapeau, à la Cézanne, allusion aux Joueurs de cartes,) conçu après le Banquet Rousseau, mais qui aboutit à tout autre chose, la Nature morte de Bâle (ci-dessus). Cézanne à droite avec son chapeau, Rousseau à droite en Gille et au milieu Picasso en Arlequin. Ce sera la dernière tentative de composer un tableau à Sujet avant 1917. Remarquez la figure féminine de la serveuse au centre tout droit sortie des Demoiselles et celle de droite, sorte de mélange entre les paysannes de Gòsol et la géométrie des Demoiselles. Le personnage à droite de Picasso est peut-être Braque. L’hommage à Cézanne sera traité dans la Nature morte au chapeau (voir plus haut, coll. privée)

Dans Pains et compotier aux fruits sur une table (voir ci-dessus), les personnages du banquet se transforment donc en pains dans une première tentative de « chosification ». Cette prise de distance par rapport au modèle a été une étape vers la fragmentation et le découpage en facettes.

Pour les paysages

On passe du Paysage au pont été 1908 – printemps 1909 au Paysage de Céret de l’été 1911.

Paysage au pont Rue-des-bois été 1908 – Paris printemps 1909, huile sur toile, 81 x1 00 cm Narodni Galerie Prague. On bien ici le dialogue que Picasso entame avec Braque sur le cézannisme. Mais que reste-t-il du paysage cézanien dans Paysage de Céret (1911)?

Paysage de Céret, Céret 1911 huile  sur toile 65 x 50 cm Guggenheim Museum of New York.

Il est facile de identifier le résultat de cette exploration :

– part croissante des formes géométriques,

– quasi disparition des couleurs au profit d’une monochromie de gris et d’ocres.

Mais il ne s’agit là que d’une considération générale. Que s’est-il passé exactement dans l’esprit de l’artiste, de quels tâtonnements a-t-il été l’acteur ? Impossible de le savoir.

Que se passe-t-il si un volume se brise en mille morceaux ?

Qu’arrive-t-il lorsque la géométrie sert non pas à souligner telle ou telle forme mais à multiplier les formes ?

Que serait la peinture si le dessin se limitait à des angles et des droites ? Jusqu’où peut-on aller dans toutes ces directions ?

« Les peintres cubistes stupéfaits de leurs propres travaux, se mirent à échafauder des théories pour les justifier » dit Picasso en 1926.

Essayons d’observer quelques tableaux pour déceler l’évolution vers le cubisme.

Une des caractéristiques majeures est l’emploi des « facettes ». La première expérience dans ce domaine date de 1908.

Baigneuse nue au bord de la mer Paris 1908-09 huile sur toile 130 x 97 cm MOMA New York.

La baigneuse du MOMA est un tableau important dans le passage vers le cubisme. S’inspirant du Nu bleu souvenir de Biskra de Matisse (printemps 1907) qui avait déjà eu un impact sur les Demoiselles, il procède à un découpage du corps qui permette de voir à la fois le dos et le ventre. Il s’inspire du Nu bleu (Souvenir de Biskra) de Matisse qui avait en partie provoqué la réaction de Picasso dans les Demoiselles :

H. Matisse, Nu bleu (Souvenir de Biskra), 1906, Huile sur toile, 92 x 140, Baltimore, Baltimore Museum of Art

En 1906, Matisse effectuait un voyage à Biskra en Algérie. Il exécuta ensuite le Nu bleu (Souvenir de Biskra). Il schématise le corps de la femme, rabat la fesse qui est une masse peinte en blanc et cette zone contrastée donne du volume. Présenté au Salon des Indépendants en 1907, le tableau est mal accueilli. La critique, systématiquement mauvaise, touche cette fois durement Matisse qui va délaisser pour un temps les problèmes plastiques. A l’inverse, Picasso comprend tout l’enjeu du tableau et décide plus que jamais d’y répondre avec les Demoiselles, caractérisé par la destruction du visage et l’absence de perspective. Matisse voit le tableau dans l’atelier de Picasso, comprend la réponse à ses tableaux mais ne dit rien. Mais, au Salon des Indépendants où Les Demoiselles d’Avignon sont exposées en 1908, les Cubistes vont suivre Picasso. Matisse, bien que défendu encore par Apollinaire est abandonné comme chef de file de l’avant garde. Il rompt avec Picasso jusqu’en 1913.

 

En allongeant le corps et le cou de la Baigneuse, en créant un dénivelé au niveau des épaules et des seins, il arrive à raccorder les volumes situés de part et d’autre du corps. Il s’agit d’une extension du système du passage inventé par Cézanne. Ainsi, le volume arrondi du bras fait tourner le flanc de la femme vers le spectateur révélant une partie de son dos, à la manière dont la brisure du chevillier de la mandoline  nous permet de voir la face cachée de celle-ci dans les Instruments de musique (G.Braque, Centre Pompidou, 1908).  Éléments remarquables : le découpage du visage en deux profils traités séparément (une constante dans tout son oeuvre à venir),  le jeu de contraste entre les verticales de la serviette et le corps tout en courbes déjà exploré dans le Nu à la serviette de 1907 ci-dessous), l’inflexion de la ligne d’horizon qui souligne sa volonté d’ancrer la figure dans l’espace. Christian Zervos a vu dans cette oeuvre un tournant stylistique « dune des plus importantes révolutions esthétique » la Baigneuse retrouvera des résurgences jusqu’aux dernières toiles de sa vie.

Nu a la serviette Paris, Bateau-Lavoir, hiver 1907-08 huile toile 116 x 89 cm Coll. privée Paris. Picasso avait peint ce monumental torse dans un esprit d’association du cézannisme (thème de la baigneuse, contraste ocre, vert et bleu)et du primitivisme des Demoiselles, notamment sur le visage traité en masque à partir de la « demoiselle » de droite. Il met également au point le contraste entre le jeu des droites de la serviette et le corps tout en courbes.

Dans Femme assise dans un fauteuil (mars 1909, Centre Pompidou) Picasso découpe e modèle (inspiré de Cézanne), il fragmente pour la première fois  les formes rondes en « facettes » plus ou moins rectangulaires.

Femme assise dans un fauteuil Paris hiver 1909-1910 huile sur toile 100 x 73 cm Centre Pompidou. Femme assise dans un fauteuil Paris hiver 1909-10 huile toile 94x75cm Narodni, Galerie Prague

En comparant avec celle de Prague on voit que dans cette dernière les facettes du visage ou de la poitrine sont beaucoup moins lisibles, l’espace ambiant, le fauteuil ne sont pas découpés. C’est la plus complexe et la plus audacieuse de cette expérimentation. En géométrisant les volumes et en les exprimant à l’aide de fines stries il pouvait aussi assouplir leur mouvement en découpant les surfaces en facettes articulées entre elles. C’est une étape majeure dans la fragmentation des formes qui caractérise le cubisme. Il s’agit d’un effet de la reconstruction de l’espace pictural qui cesse d’être un contenant de formes pour accompagner plutôt ces formes vers notre regard. Il fallait assouplir la simplification des formes en en brisant le découpage en plans trop importants, afin de mieux épouser les rondeurs naturelles. La prochaine étape sera franchie avec Baigneuse nue au bord de la mer de 1909 (voir plus loin).

Des bustes transformés jusqu’à l’abstrait.

Femme a l’éventail Paris 1909 100 x 81 cm Musée Pouchkine Moscou.

La femme à l’éventail (printemps 1909, huile sur toile, 100x81cm, Moscou Musée Pouchkine).

– Le visage s’inscrit dans une ovale dont l’arrête du nez est un axe long avec une ligne qui sépare l’ombre de la lumière en parallèle de l’ovale du visage.

– Les orbites sont des angles obtus (180°> angle  >90°), les yeux des ovales.

– Les formes principales sont indiquées par des volumes réguliers et synthétiques. A la place des cheveux par exemple il  n’y a qu’un bandeau bombé.

– Le col plissé, l’éventail, les plis des manches et du capuchon se font écho dans un esprit très cézanien.


La dame au chapeau noir (huile sur toile automne – hiver 1909 – 1910, 73 x 60 cm, coll. part.) présente de son côté un visage beaucoup plus accidenté dans le quel les plans des tons gris ou ocre aux contours anguleux laissent apercevoir les pommettes, le creusement de l’orbite, le bombement de la paupière autour de l’œil. Il n’y a plus de symétrie faciale. Des plans anguleux se déploient au cou, à hauteur du col, des épaules et du buste. Seul le chapeau conserve son unité. Ainsi la géométrie a changé de fonction, ici elle est énumérative et non pas une simplification de formes agencées de manière mimétique. Cette géométrie nouvelle se développait déjà dans certains détails comme le Portrait de Fernande peint à Horta en été 1909 dont le front se décompose en deux volumes convexes appuyés sur deux plans anguleux dont la ligne de base dessine les sourcils.

Portrait de Fernande Horta de Ebro été, 1909 huile toile 62 x 43 cm Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf. La bouche et le menton sont également analysés de façon minutieuse faisant apparaître des plis et des prismes. Encore, dans ces portraits la tête conserve sa cohérence et se distingue de manière très nette des décors, rideaux ou natures mortes à l’arrière plan.

Mais quand Picasso peint le fameux portrait d’Ambroise Vollard (printemps 1910, huile sur toile, 92x65cm, Moscou Musée Pouchkine) et celui de Daniel-Henri Kahnweiler (automne hiver 1910, huile sur toile, 100x73cm, Chicago The Art Institute of Chicago) que reste-t-il du portrait de Vollard peint par Cézanne en 1899 ?


Portrait d’Ambroise Vollard Paris 1910 huile toile 92 x 65 cm Musée Pouchkine Moscou. A droite, Paul Cézanne 1839-1906 Portrait d’Ambroise Vollard 1899, huile sur toile 101 x 81 cm.  Petit Palais Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

La physionomie est reconnaissable avec ses yeux fermés – renommé pour sa faculté d’endormissement maladive – la narine gauche d’un nez épaté – il avait des ascendants noirs. La géométrie se développe abondamment : angles aigus, obtus, triangles, quadrilatères, arcs. La forme d’ensemble se perd car le buste, le costume se fondent dans l’espace global (si ce n’est un ton plus clair qui semble définir une chemise), leurs limites disparaissent, sauf la tête, le visage dont la couleur ocre tranche sur le fond gris et la distingue nettement de cet espace saturé de volumes (dans lequel on peut cependant deviner deux objets : une bouteille à gauche et un livre à droite).

Portrait Daniel-Henri Kahnweiler. Paris automne hiver 1910 huile toile 100 x 73 cm Chicago Art Institute.

Deux exigences du portrait disparaissent : la ressemblance, que Matisse, Gauguin ou Cézanne n’ont pas sacrifiée, ne tient plus qu’à des indices épars. L’autre élément transgressé est le contour qui disparaît aussi, les volumes glissant les uns dans les autres. Picasso semble tester ici les limites de la transgression de traditions et des goûts. Dans le portrait de Kahnweiler il pousse plus loin encore la dissolution de la figure dans l’espace, la différenciation chromatique ne se fait pas, le visage étant aussi dans les tons bistre clair et gris. Les courbes de la chevelure bien peignée, un trapèze comme emplacement des yeux et de la bouche, deux mains croisées se repèrent sur une surface accidentée, creusée par des ombres sur la quelle certains ont reconnu une bouteille ou la coiffe d’une sculpture canaque achetée par Picasso et visible sur la photo de Picasso au Bateau-Lavoir.

Émiettement de la figure, émiettement de l’espace, toute ressemblance, toute cohérence visuelle sont anéanties.

Poussé à l’extrême le procédé donne en 1911 : L’accordéoniste ou L’homme à la mandoline (voir plus haut) que seuls les titres des tableaux sauvent de la disparition. Quelques éléments isolés permettent d’identifier des fragments de l’instrument. Si la prolifération de géométrie au début du processus permettait de s’attarder sur des détails, un menton, une coiffure, des yeux, à la fin du processus elle a tellement fragmenté le réel qu’il finit par disparaître dans la complexité des plans dont l’œil n’arrive plus à distinguer les limites. A lieu d’un surcroît de réalité cette dernière est tout simplement supprimée.

Ces expériences sont menées aussi dans d’autres genres comme le paysage, et ce également par Braque qui parvient aux mêmes résultats (voir plus haut et l’article de Daix sur Braque bien sûr).

Réservoir de Horta été 1909 huile sur toile 60 x 50 cm coll. privée.

Le Réservoir de Horta de Ebro reste encore cézanien, d’une luminosité toute méditerranéenne même si les formes des maisons serrées et du sol rocailleux sont cubiques. Rien de tel dans Le port de Cadaquès,

Le Port de Cadaquès été 1910 huile sur toile 38x45cm Narodni Galerie Prague. On remarque le jeu de lignes pour figurer les mats, les angles et les courbes pour les barques, une ancre au premier plan, et surtout le Paysage de Céret (voir plus haut) : écrasement de la perspective, dislocation des limites, les maisons sont des simples petits carrés, sortes de pictogrammes, une courbe pour une arche, un escalier…

Fille a la mandoline paris été 1910 huile sur toile 100 x 76 cm MOMA New York.

ou le Nu de Cadaquès (Washington, National Gallery.

Nu de Cadaquès été 1910 huile toile 187x61cm Washington National Gallery.

ou les études pour le « Saint Matorel » de Max Jacob (Mademoiselle Léonie)

Melle Léonie sur une chaise,  une des gravures pour le Saint Matorel de Max Jacob édité par Kahnweiler (voir aussi ici) 1910 Cadaquès, eau forte, 20 x 14 cm Musée Picasso Paris.

Comparons ces oeuvres : dans la Baigneuse nue au bord de la mer la géométrie reste anatomique : musculature des bras et des cuisses, attaches de épaules et des seins, ventre, cuisses, fesses. Le Nu de Cadaquès nous offre une femme dont ne sont situés nettement que le coude, la tête et les deux seins. Superposition de plans obliques le long d’une ligne oblique. Là encore la suppression de la reconnaissance du motif passe par la multiplication des structures graphiques les volumes devenant insaisissables, l’espace chaotique.

 

V. Cubisme ? Débats théoriques.

Le terme de l’expérience est la suppression de l’objet. Mais alors ne pourrait-on dire que la peinture de Picasso à ce moment là est abstraite ?

Lors d’une exposition à Londres intitulée « Manet and the post-impressionists » 9 Picasso sont présents. Concernant Picasso, et en particulier du portrait de Clovis Sagot et des oeuvres plus récentes, l’organisateur Roger Fry parle d’une « passion pour l’abstraction géométrique » et d’une « attitude expérimentale ». Mais « abstrait » n’a pas pour Picasso le sens que lui donnera Kandinsky. Le mot renvoie à la prolifération de formes qui sont des créations  mathématiques n’existant pas dans la nature. Il perçoit ce travail comme une destruction de la représentation.

Picasso serait-il le premier peintre abstrait malgré lui ?

Selon Philippe Dagen c’est un faux débat. Kahnweiler dit  qu’il serait rentré de Cadaquès avec plein d’oeuvres « inachevées ». Il en est au même point qu’avec les Demoiselles, dans un certain isolement stylistique même si Braque est à peu près au même point que lui. Mais désormais ce style a un nom : « cubisme » même si celui-ci est à peine connu au-delà d’un cercle très restreint avant 1911. Rappel le mot provient de l’expression « petits cubes » utilisée par Louis Vauxcelles lors de l’exposition chez Kahnweiler en 1908 de toiles modernes, dont Les Maisons à l’Estaque de Braque. Picasso et Braque entreprennent les mêmes expériences l’été 1908. (cf. Rue des bois : Paysage aux deux figures). Alors que chez lui le contraste des formes toutes en courbe de la nature et strictement rectilignes pour les maisons, chez Braque le jeu était plus complexe Cette mise en cause de la représentation toute récente cherche à être qualifiée. Charles Morice l’emploie pour Braque au Salon des indépendants de 1909, Louis Vauxcelles parle de « bizarreries cubiques ». Les hésitations sont entretenues par les deux artistes qui refusent d’exposer aux salons parisiens.

Apollinaire emploie le terme pour défendre Picasso contre ses imitateurs :

« L’on a parlé d’une manifestation bizarre de « cubisme ». Les journalistes mal avertis ont fini par y voir de la métaphysique plastique. Mais ce n’est même pas cela, c’est une plate imitation sans vigueur d’ouvrages non exposés peints par un artiste doué d’une forte personnalité et qui, en outre, n’a livré ses secrets à personne. Ce grand artiste se nomme Pablo Picasso. Le cubisme au Salon d’Automne, c’était le geai (petit oiseau) paré des plumes de paon».

Ces artistes imitateurs sont en particulier Jean Metzinger ou Henri Le Fauconnier. Le premier cherche à légitimer ses oeuvres en se référant à « la perspective libre, mobile », au « compte rendu matériel de la vie réelle dans l’esprit » que constituent les oeuvres de Picasso. Au salon des Indépendants, Metzinger expose Le Goûter qu’André Salmon, ami de Picasso,  qualifie de « Joconde du cubisme ». Il écrit « Ceux qu’on nomme les cubistes tâchent à imiter les maîtres, s’efforçant à façonner des types nouveaux (…). Ils se sont permis de tourner autour de l’objet, pour en donner, sous le contrôle de l’intelligence, une représentation concrète faite de plusieurs aspects successifs (…) Claire et rationnelle, la technique des « cubistes » exclut les trucs d’école, les grâces faciles et ces stylisations que l’on prône aujourd’hui ».

Mais ces considérations n’ont rien à voir avec Picasso !

 

« Tourner autour de l’objet », c’est ce que Picasso ne fait pas puisque toute perspective « claire et rationnelle » est abolie , c’est tout sauf ce qui correspond à ce que font Braque et Picasso en pleine recherche de solutions plastiques des problèmes qu’ils ont inventés… Quand Apollinaire cite les artistes « cubistes » au Salon des Indépendants de 1912, il s’agit de Léger, de Metzinger, de Gleizes, de la Fresnaye, de Lewinska ou de Gris et son « cubisme intégral ». Ces jeunes artistes seraient tous influencés par Picasso « leur personnalité se montre maintenant comme embellie et purifiée par la rude discipline picassienne qu’ils ont subie avec amour et avec douleur ».

L’œuvre emblématique de cette nouvelle peinture, selon Apollinaire, serait la Ville de Paris de Robert Delaunay (1910-1912 Centre Pompidou) . « Il ne s’agit plus de recherches, d’archaïsme ou de cubisme. Voici un franc tableau, noble, exécuté avec une fougue et une aisance… ». Mais qu’y a-t-il de commun entre ce tableau et les oeuvres de Picasso ? D’autres voient juste en tous ces peintres des héritiers de Cézanne et non pas l’influence de Picasso dont « la violente personnalité est extérieure à la tradition française ».

Metzinger et Gleizes publient en 1912 un traité : « Du cubisme » où l’on parle de remise en cause du principe euclidien de « l’indéformabilité des figures » et de références à la nouvelle géométrie de Riemann ou de Princet, Braque et Picasso ne sont jamais cités !! Au même moment, un député socialiste dénonce « ces plaisanteries de mauvais goût (…) qui risquent de compromettre notre merveilleux patrimoine artistique ». Picasso érigé en fondateur d’école. Picasso dont se réclament des artistes. On évoque des théories mathématiques totalement étrangères à l’esprit d’expérimentation de Picasso et de Braque.

EN réalité, Picasso est confronté à la perte de l’objet, de la représentation mais en aucun cas en train de créer une nouvelle école ! Dans son entretien de 1923 avec Marius de Zayas, fustige ces inepties :

« Pour en donner une interprétation plus facile, on a mis le cubisme en relation avec les mathématiques, la trigonométrie, la chimie, la psychanalyse, la musique que sais-je encore. Tout cela est pure littérature, pour ne pas dire absurdité, et cela a donné de mauvais résultats en aveuglant les gens avec des théories ». En 1926 il y revient : « Nous n’avons aucune envie de nous embourber dans la géométrie scientifique et, cependant, quelques observateurs ne manquent pas de se livrer à ce sujet, à toutes sortes de recherches théoriques. Tant pis pour eux. Ainsi périssent les faibles… »

Pourtant, Apollinaire dans Les commencements du cubisme, rapporte que le moment initial fut la rencontre de Picasso et de Matisse, qui, « vivement frappé par le caractère géométrique de ces peintures (…), prononça le mot burlesque de cubisme… ». Toujours en 1913, André Salmon fait paraître sa Jeune Peinture française dans laquelle il inclut l’Histoire anecdotique du cubisme qui consacré Picasso comme initiateur du mouvement. Deux autres citations nuancent cependant cette idée persistante. Louis Vauxcelles se rassure après avoir critiqué vivement les cubistes à l’exposition de La Boétie, il poursuit « Les deux lanceurs de cette invention, Picasso et Braque, l’ont abandonnée définitivement ».

Max Goth (alias Maximilien Gauthier) confirme « Quant à Picasso, il n’a abandonné le cubisme que pour se vouer à de plus hautes spéculations qui le prolongent ». Il s’agit d’expérimentations qui s’affranchissent « de l’obsédante reproduction de formes ». A-t-il vu les toiles récentes chez Kahnweiler ? Le critique Gustave Kahn les a vues : « Il n’est point temps encore d’admirer ; il faudrait d’ailleurs qu’on renonçât à quelques fantaisies baroques, à l’insertion d’éclats de verre dans les tableaux, qu’on ne cherche pas à faire croire qu’un chiffre ou un caractère d’imprimerie a une valeur pictural, et que l’on ménage la face humaine. »

Quand Apollinaire publie Les peintres cubistes, méditations esthétiques (1913), le chapitre sur Picasso évoque des peintures avec « des pipes, des timbres poste, des cartes à jouer, des morceaux de toile cirée, du papier peint, des journaux. » Ce sont bien sûr les papiers collés de Picasso et Braque.

Lire aussi Daix : Braque, Cubisme et grille cubiste.

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