Le contexte artistique en Europe et aux Pays-Bas XVIe-XVIIe

Le contexte artistique en Europe et aux Pays-Bas XVIe-XVIIe

Après le contexte politique et social, ce cours  est consacré à une étude rapide du contexte artistique en Europe et aux Pays-Bas entre les XVIe et le milieu du XVIIe siècle. Nous avons essayé d’expliciter les spécificités de l’Ecole flamande et hollandaise au tournant du XVIe siècle ainsi que l’influence qu’exerça l’Italie au Nord de l’Europe depuis le XVIe siècle.

De nombreux liens renvoient aux pages de Web Gallery of Art ou d’Artcyclopedia consacrées aux artistes cités ainsi qu’à des commentaires de l’ouvrage de Svetlana Alpers L’art de dépeindre, la peinture hollandaise au XVIIe siècle.

Le Musée des beaux Arts de Strasbourg dispose d’une belle petite collection représentative de tableaux flamands et hollandais du XVIe et du XVIIe siècle (paysages, natures mortes, scènes de genre) ainsi que de quelques eaux fortes de Rembrandt au Cabinet des Estampes et des dessins. Ces oeuvres nous permettront de saisir le contexte dans lequel a évolué le maître ainsi que l’influence qu’il a pu exercer sur toute une série de peintres plus jeunes, voire de son entourage (comme un de ses élèves préférés : Gerbrandt Van Den Eeckhout).

On y trouve quelques oeuvres représentatives, dans l’esprit éclectique, et instructif pour le grand public (sorte de panorama de la peinture occidentale depuis la fin du Moyen-Age) du fondateur du musée Wilhelm von Bode chargé de reconstituer la collection après les destructions de 1870. Les thèmes sont tout à fait caractéristiques de la peinture flamande et hollandaise : scènes bibliques, scènes de genres, natures mortes, paysages, portraits.

Voir dossier de presse ici

Lucas de Leyde (Leyde 1494 ?- 1533), Les Fiancés, vers 1525.

Maarten Van Heemskerck (Heemskerck1498 – Haarlem 1574) Adam et Eve (vers 1550)

Joachim Beuckelaer (Anvers 1530-1573-74) Le marché aux poissons

Jan 1er Van Kessel, Anvers (1626-1679) Les Quatre éléments, 1660

Willem Claesz Heda (Haarlem 1594-1680) Nature morte au crabe. (1641)

Willem Kalf (Rotterdam 1619-Amsterdam 1693) Nature morte au nautilus, vers 1660.

Gabriel Metsu (Leyde 1629-Amsterdam 1667), Lazare et le mauvais riche, vers 1650-52.

Gerbrandt Van Den Eeckhout (Amsterdam 1621-2674), Corps de garde, 1654.

Pieter de Hooch (Rotterdam 1629 Amsterdam 1684), Le départ pour la promenade, vers 1663-1665.

Antoon van Dyck, portrait présumé de Luigia Cattaneo Gentile, vers 1622

Gillis van Coninxloo (Anvers 1544-Amsterdam 1607), Sous-bois, 1597

David Vinckboons, (Malines 1576-Amsterdam 1632), Moïse sauvé des eaux, 1600-02.

Salomon van Ruysdael, (Naarden 1600-03-Haarlem 1670), Paysage fluvial (1642)

Allaert van Everdingen (Alkmaar 1621-Amsterdam 1675), Paysage inspiré de Norvège, vers 1650.

Simon de Vlieger (Rotterdam 1601-Weesp 1653), Marée basse, vers 1652.

Emmanuel de Witte (Alkmaar 1617- Amsterdam 1691-92.), Intérieur de la Oude Kerk d’Amsterdam (« vieille église »), vers 1655.

Frédéric de Moucheron, (Emdeen 1633-Amsterdam 1686), Paysage romain, vers 1655.

Et même un tableau d’Antoine Watteau, L’Écureuse de cuivres, vers 1709-10, qualifiée lors d’une vente en 1769 en Angleterre de « In the stile of Rembrandt » ainsi qu’un tableau autrefois attribué à Rembrandt « Portrait d’un vieillard ».

Nous irons voir ces tableaux au courant du 1er trimestre. Une exposition d’artistes flamands et hollandais intitulée « Réalités d’un monde » est prévue en février 2009 au Musée des Beaux Arts de Strasbourg. Voir aussi la critique de la Tribune de l’Art.

Nous avons étudié le contexte artistique dans la peinture de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècles. Quels peintres dominent la scène européenne et hollandaise ? Que leur doit le jeune Rembrandt ?

Le début du XVIIe siècle est une période de transition. Un art nouveau est en train de naître rompant avec les caractères du maniérisme : affectation des personnages, artificiel des figures, allégories. Caravage, Annibal Carrache, Elsheimer, Rubens inventent un nouveau langage tout en suivant des trajectoires personnelles.

Le contexte artistique

Comment situer Rembrandt par rapport aux autres grands maîtres ?

Quelques rappels sur XVIe. (source : Encyclopedia Universalis).

– Une période de transition : le tournant du siècle XVIe -> XVIIe.

Au tournant du siècle, un art nouveau naît en Europe : Caravage, Carrache, Elsheimer, Rubens… Dès que l’art du XVIIe siècle prend vie, il se libère complètement du passé maniériste. Certes, l’art « officiel » des peintres d’histoire, inspiré par les Italiens, mérite ce nom. Juste avant la fin du XVIe siècle, ce courant avait eu une arrière-saison florissante, de grande importance pour les Pays-Bas, quoique le maniérisme n’ait jamais été autant un mouvement international que pendant son tardif épanouissement. L’affectation (le manque de naturel), l’artificiel de ces figures et des allégories qu’elles interprètent ont été poussés à l’extrême. Chaque doigt devait être expressif, chaque vêtement devait être en mouvement, chaque attribut devait être un symbole.

Notes :

– Sur le maniérisme lire le script de l’excellent n° d’Histoires de peintures de D.Arasse « Pour une brève histoire du maniérisme ».

– pour la question « Art et pouvoir politique » : à Prague, l’empereur Rodolphe II avait tenu un rôle important dans la formation de ce mouvement. Il mettait ses artistes au service de la curiosité encyclopédique qu’il portait aux sciences. Ils étaient obligés de peindre des reproductions fidèles des spécimens qu’il ne pouvait pas rassembler in natura dans ses collections variées (Kunst-und Wunderkammer = cabinet des curiosités). C’est ainsi que les paysages avec des animaux et les paysages topographiques de Roeland Saverij (Savery) ont fait leur apparition. Les tableaux de fleurs « encyclopédiques » de Jan Breughel, entre autres, appartiennent eux-mêmes à ce style de la Kunst- und Wunderkammer . Le succès de ce courant fut énorme en Hollande.

Bouquet de fleurs dans un vase en faïence, vers 1600-1620, huile sur bois, 73 x 54.6 cm. National Gallery of Canada.

Des gravures faites d’après Bartholomeus Spranger, qui travaillait à Prague chez l’empereur Rodolphe II, ont inspiré celles de Hendrick Goltzius et d’autres fondateurs de l’école de Haarlem (les « académistes »), et aussi les tableaux d’Abraham Bloemaertqui devint le « patriarche » des peintres d’Utrecht. La formation scientifique de ces maniéristes les portait à dessiner d’après nature de façon objective et avec un sens très vif de l’observation, comme leurs « académies » le prescrivaient. De façon inattendue, ils ont ainsi ouvert la voie à l’art du paysage réaliste du XVIIe siècle. Il est vrai qu’ils ont innové surtout sur papier, guère sur toile et sur panneau.

I. En Europe, la première moitié du XVIIe siècle est dominée par les figures de Annibal Carrache, Rubens et Caravage.

Annibal Carrache (1560-1609) appartient à une célèbre famille d’artistes de Bologne, avec son frère Augustin Carrache (1557-1602), principalement graveur, et son cousin Ludovic Carrache (1555-1619), qui fut influencé particulièrement par les artistes de Parme (Le Parmesan, Le Corrège). Après une formation auprès

des peintres maniéristes Fontana et Bartolomeo Passarotti, Annibal commence à travailler à Bologne avec sa famille.

Bologne est alors une ville importante, où réside notamment l’archevêque Gabriele Paleotti, un des grands instigateurs du Concile de Trente. Celui-ci milite notamment pour un art religieux simple et direct, à fonction essentiellement didactique, à l’opposé du courant maniériste alors en vigueur.

L’académie

La fondation de l’accademia degli incamminati par les Carrache est un évènement majeur pour l’art. En effet, cette institution n’est pas un simple bottega, une réunion d’artisans, comme on en trouve à la renaissance, mais elle regroupe aussi des médecins, des astronomes, des philosophes, dans le but de créer des artistes cultivés. L’accademia devient une véritable école, où les élèves apprennent à dessiner d’après le nu et des modèles célèbres, et une institution culturelle, qui permet la conception et la diffusion d’une théorie et d’un style artistiques novateurs.

La doctrine de l’académie se résume en trois points :

le retour à l’étude de la nature,

– l’étude des grands maîtres du passé et

– l’étude de l’antique, tout ceci s’inscrivant dans une recherche du beau idéal.

Ces principes seront repris par les artistes de l’école de peinture de Bologne et, pendant plus de deux siècles et demi, surtout en France. «Écrire l’histoire des Carrache et de leurs disciplesc’ est presque écrire l’histoire de la peinture en Italie pour les deux siècles qui suivirent» dira même Lanzi dans son Histoire de la peinture en Italie (1792).

Durant son séjour à Bologne, Annibal Carrache peint principalement des tableaux privés, scènes de genre, portraits, paysages, et quelques tableaux d’autel. Mais c’est avec les décors des palais Fava et Magnani, réalisé avec Ludovico et Agostino qu’il acquiert un notoriété suffisante pour éveiller l’attention du cardinal Farnèse.

Rubens (1577-1640).

Mais le plus grand peintre du moment dans ces années années 1610 -1630 aux Pays-Bas est Pierre Paul Rubens. Le peintre qui a opéré la synthèse entre l’influence flamande et le baroque italien.

Même s’il officie surtout ans le Sud (Pays-Bas catholique) il reste un source d’iNspiration pour les artistes du Nord au moins jusqu’en 1648 traité de Münster qui entérine l’indépendance des Provinces-Unies. Les artistes circulent plutôt librement entre le nord et le sud. L’atelier de Rubens fournit les Flandres mais Aussi l’Italie, la France, l’Angleterre en retables, portraits, peintures historiques et mythologiques. Les gravures diffusent ses œuvres dans toutes l’Europe comme c’était le cas pour les grands maîtres italiens de la Renaissance. L’admiration des jeunes artistes pour les grands, la convoitise et la volonté de les surpasser sont un phénomène classique depuis Raphaël et Michel-Ange à Rome. Mais la peinture de Rubens est foisonnante, colorée, sensuelle donc indécente pour les calvinistes qui n’acceptent pas la figuration de saints et d’anges (un Saint Sébastien à moitié nu est impensable !)

Il travaille pour les grandes cours européennes : Mantoue, Florence, Paris, Madrid, Londres . A Rome et à Venise il voit les œuvres des grands maîtres italiens : mouvement et rythme des formes, illusionnisme, colorisme avec effets de glacis (= couche mince de peinture transparente ou de vernis afin de modifier le support), jeux de clair-obscur -> caravagisme.

Rubens : Descente de croix 1612 panneau central polyptyque, 421x311cm Cathedrale Anvers

Un des quatre retables de Rubens à la cathÉdrale d’Anvers :

Élévation de la croix

Descente de croix

Résurrection du Christ

Assomption de la Vierge

Bien que peint quelques années après L’élévation de la croix, Rubens, dans une certaine mesure, fait usage d’un autre style dans la Descente de Croix (1611-1614). Le sens de la clarté et la sérénité sont moins présents ici. La lumière brille plus doucement. Les positions et les mouvements des personnages sont plus contrôlés. Globalement, l’ensemble de la peinture semble plus classique. Néanmoins, en raison de son style grandiose

, son caractère monumental (panneau central: 421 x 311 cm, panneaux latéraux: 421 x 153 cm), la composition en diagonale, et le sens du spectaculaire et décoratif, ce triptyque est un parangon de l’art baroque.

Sur le panneau central huit personnages descendent soigneusement le Christ sans vie de la croix. En allant de haut en bas, il y a deux assistants anonymes, puis Joseph d’Arimathie sur la gauche et Nicodème sur la droite; ci-dessous sont Marie, qui tend ses bras vers son fils, Jean, dans son vêtement rouge feu, et tout en bas Marie Cléopha et Marie Madeleine. Contre l’arrière-plan sombre les figures éclairées donnent l’illusion des trois dimensions. Ensemble, ils portent le corps du Christ dans un linceul blanc – une référence à la Fête-Dieu et l’Eucharistie

Philémon et Baucis, vers 1625-1630, Kunsthistorisches Museum, Vienne

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Iconographie.

Leur histoire ne nous est connue que par Les Métamorphoses d’Ovide : Zeus et Hermès, sous les traits de mortels, « frappent à mille portes, demandant partout l’hospitalité ; et partout l’hospitalité leur est refusée. Une seule maison leur offre un asile ; c’était une cabane, humble assemblage de chaume et de roseaux. Là, Philémon et la pieuse Baucis, unis par un chaste hymen, ont vu s’écouler leurs plus beaux jours ; là, ils ont vieilli ensemble, supportant la pauvreté, et par leurs tendres soins, la rendant plus douce et plus légère». La question de l’hospitalité des habitants est d’autant plus importante pour Zeus (Xenios) que celui-ci se doit de prendre sous sa protection tous les voyageurs cherchant logis, ainsi que les hôtes.

On voit Baucis en train d’attraper l’oie afin de préparer un bon repas pour ses hôtes.

Pour les récompenser de leur bon accueil, les dieux les préservèrent d’un déluge dont ils inondent la contrée (punissant ainsi ses habitants inhospitaliers), et changèrent leur cabane en un magnifique temple. Philémon et Baucis émettent le souhait d’en être les gardiens et de ne pas être séparés dans la mort. Zeus les exauce : ils vivent ainsi dans le temple jusqu’à leur dernière vieillesse et mourant en même temps, ils sont changés en arbres qui mêlent leur feuillage, Philémon en chêne et Baucis en tilleul. Rubens a peint également le paysage après le déluge avec les quatre personnages.

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Paysage d’orage avec Jupiter, Mercure, Philémon et Baucis, huile sur bois, vers 1620-1625, 147 cm x 208 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum

Caravage (1571-1610)

(voir article Universalis)

http://www.wga.hu/frames-e.html?/bio/c/caravagg/biograph.html

Repas d’Emmaüs (Milan Pinacothèque Brera ) version 2

Cette version ultérieure du sujet est d’un colorisme plus modéré avec moins d’agitation que celle de la National Gallery à Londres. L’ambiance est plus révérencielle malgré le geste bien populaire de l’aubergiste posant sa main sur la ceinture. Au lieu des somptueuses natures mortes, nous ne voyons que le pain, un bol, une assiette d’étain, et une cruche. Les gestes de surprise sont à peu près les mêmes bien que différemment représentés, avec moins d’emphase. Un vieil aubergiste et une vieille servente observent les trois hommes. L’apôtre de gauche tourne le visage vers le Christ, celui de droite est de trois – quarts. Au lieu de reculer surpris de voir le Christ, ils avancent dans sa direction, et lui, avec un geste tranquille, il bénit le pain.

Une passionnante comparaison avec Rembrandt dans le petit ouvrage « Rembrandt à Emmaüs » de Max Milner.

L’oeuvre de Caravage dans un musée virtuel ici (italien, anglais).

http://caravaggio.com/

http://www.caravaggio.rai.it/

Ces trois peintres marquent le tournant du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe.

II. Le contexte proprement hollandais.

Article de l’Universalis peinture-hollandaise-xve-xviie

XVe-XVIe : la peinture hollandaise suit la tradition du « réalisme analytique » combiné à un « symbolisme déguisé » depuis les années 1420 (« primitifs flamands » Van Eyk, Rogier Van der Weyden, Robert Campin, puis Quentin Metsys, Jan Gossaert (dit Mabuse) Jérôme Bosch.
Au XVIe siècle, on doit à la peinture « hollandaise » la naissance des genres (le paysage avec Joachim Patinir ou Patenier, du portrait psychologique, des scènes de vie quotidienne) Joachim Beucklaer, et bien sur Peter Brugel l’ancien , (1525-1569).
L’influence italienne (via Dürer) est plus marquée chez Lucas de Leyde, Jan Gossaert, Jan Van Scorel.

-> Pas de scission Nord-Sud

Les guerres de religion n’isolent pas les artistes des deux parties des Pays-Bas.

Il n’y a pas de scission artistique entre les Provinces-Unies calvinistes » et les Pays-bas espagnols « catholiques ». Beaucoup d’artistes flamands du Sud ont émigré au Nord. Les échanges sont nombreux et constants.

Vermeer se convertit au catholicisme alors que Jacob Jordaens anversois et protestant travaille à la salle d’Orange de la Huits Ten Bosch (1648-49).

Rubens est à Utrecht en1627, Van Dyck à La Haye en 1631-32.

Inversement, le peintre utrechtois de natures mortes Jan de Heem influence la décoration des maisons bourgeoises à Anvers.

D’autres comme Frans Hals, de Haarlem un des plus grands portraitistes de son époque et concurrent direct de Rembrandt, restent toute leur vie comme Rembrandt dans les Provinces-Unies (sauf un petit séjour à Anvers en 1616)

Sur le plan stylistique on peut établir une typologie par des oppositions :

– face à l’influence « maniériste » puis « baroque » de Rubens un autre pôle d’influences est constitué par Caravage et Jacob Elsheimer. (Utrecht)

– à la manière fine de Leyde (les « Fijnchilders » ou peintres de la manière lisse » avec Gerrit Dou (élève de Rembrandt) s’oppose la « pâte grasse, épaisse » la « ruwe mannier » (manière rugueuse) de Rembrandt,

– au luminisme délicat de Delft s’oppose un luminisme fortement contrasté des « ténébristes » et de Rembrandt.

-> Le marché de l’art hollandais est le plus développé d’Europe : le goût pour la collection d’objets dont les peintures (genre, surtout portraits bourgeois, paysages), favorise le marché. C’est une clientèle importante pour les artistes en l’absence de commandes religieuses.

-> Une autre caractéristique des peintres hollandais est mise en valeur par Svetlana Alpers dans « L’art de dépeindre, la peinture hollandaise au XVII siècle ».

Partant de l’idée que c’est surtout par référence au modèle italien que sont nés les principes d’interprétation de la peinture et des images que nous ont appris les grands historiens de l’art – le  » style  » pour Wölfflin, l’iconographie avec Panofsky -, Svetlana Alpers s’attache à renouveler l’approche de la peinture hollandaise en mettant en valeur un contraste explicatif frappant et fécond :

l’art italien est l’expression d’une culture textuelle où se mêlent de multiples significations, d’ordre symbolique, allégorique et philosophique. Le monde des maîtres hollandais du XVIIe, figure achevée du modèle nordique, relève au contraire d’une culture visuelle. Un art descriptif, par opposition à un art narratif. Cet art de dépeindre dépasse cependant de beaucoup ce que le XIXe siècle nous a habitués à considérer comme du « réalisme ».

Il se traduit au premier coup d’œil, dans ces paysages de campagne, dans ces scènes de genre et ces natures mortes, par de surprenants parti pris optiques et renvoie, en fait, aux révolutions scientifiques du télescope et du microscope, à l’omniprésence de l’image au centre de la vie sociale, comme de la représentation de soi-même et du monde.

Ce sont les composantes de cette culture, visuelle que met savamment en relief l’auteur. D’abord en explorant, à travers son autobiographie, l’univers mental d’un Constantijn Huygens, secrétaire du Stathouder, humaniste doté de l’éducation scientifique nouvelle et précoce découvreur de Rembrandt. En démontant ensuite le modèle pictural qui découlait de l’analyse de l’œil due à Kepler. En mettant en rapport la méticulosité de la technique de représentation avec les progrès de la science expérimentale tels que les savants hollandais la tiraient de Bacon (1561-1626).

En montrant enfin ce que la précision de la peinture devait aux développements de la cartographie ou de l’Atlas historique, cette invention des Hollandais. Consciente des risques d’une application par trop schématique de sa thèse, l’auteur s’ingénie à se donner à elle-même des contre-exemples qui paraissent la contredire et lui permettent en fait de la nuancer ; comme l’utilisation interne à l’image des textes, des lettres et des mots ; ou les solutions subtiles et symétriquement contradictoires qui rattachent à son système d’explication les deux plus grands peintres qui semblent lui échapper, Vermeer et Rembrandt (exclu volotairement de l’analyse).

Sociologie de la traduction, par Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour

Justement, l’Ecole de Delft incarne mieux que toute autre école du Nord cette faculté d’observation minutieuse du réel. Vermeer est le peintre le plus connu. Mais ses peintures sont-elles la simple « description » ?

Ou ont-elles un sens caché ?

-> L’Ecole de Delft : petite cité provinciale, textile faïences Elle devient un des grands

centres de la peinture hollandaise :

Carel Fabritus

Emmanuel de Witte

Pieter de Hooch

Johannes Vermeer

  • goût pour la perspective :

  • expérimentations de Carel Fabritus)

  • structurant l’espace chez J.Vermeer et Pieter de Hooch.
    – l’espace est éclairé par une lumière naturelle qui pénètre partout (jardins, chambres, ateliers) et qui marque d’une sérénité, d’une coloration particulière êtres et objets.

  • tradition intimiste de la peinture de genre.

Johannes Vermeer (1632-1675) Delft Officier et jeune fille qui rit

Non signé. Ce tableau semble être identique à celui figurant dans la vente d’Amsterdam 1696 sous le no. 11: « Un soldat avec jeune fille qui rit, très belle », Par la suite, il est apparu lors d’une vente de Londres de 1861 que par Pieter de Hooch, et de nouveau dans les mêmes à l’attribution des ventes à Paris en 1866 et 1881. De là, il est allé, par l’intermédiaire de la collection de Samuel S. Joseph et de sa veuve, chez Knoedler marchand d’art de New York qui l’a vendu à H.C. Frick ( = Frick Collection) en 1911.

Bien qu’ayant la touche assez grasse en appliquant la couleur dans un mode granuleux, Vermeer développe ingénieusement sa maîtrise comme un luministe. La jeune femme est plongée dans la lumière, qui entre par la demi – fenêtre ouverte vers la gauche, et se reflète sur le fond ainsi renforcé par de très minces glacis de tonalités légèrement rosées. Son visage, est exceptionnel, l’expression (- joie et le rire -) est éclatante sur son visage entre le foulard et le col de sa robe. Cette partie de la figure, en particulier, se révèle par la luminosité, renforcée par l’obscurité des manches de la veste sur le jaune étincelant du visage. En revanche, le soldat avec son chapeau noir et sa veste rouge est placé à proximité du spectateur, et lui tourne le dos. Il est à peine plus qu’une silhouette, à contre-jour, et pourtant très minutieusement représenté.

Tableau surprenant par les effets d’échelle obtenus grâce à la maîtrise de l’optique. Même si la perspective est rendue par le chambranle de la fenêtre et la vitre. Par un des effets d’optique familiers de l’Ecole de Delft, le spectateur est « aspiré » à l’intérieur du tableau d’autant plus que l’officier nous tourne le dos. Il est à contre jour ce qui accentue la proximité du spectateur avec la fille qui rit.

Le plan le plus proche – le soldat sur sa chaise et le noir – vert de la nappe et si fortement renforcé que l’usage d’un instrument optique par Vermeer pour la structuration de la composition semble indiscutable. Nous avons ici l’effet télescopique ou effet repoussoir, (cf. aussi paysages d’Hercule Seghers) :

la position de premier plan dans la manière de l’étape de décor, alors que la figure de la jeune fille recule dans l’espace. Sur le mur, nous trouvons pour la première fois une carte. Cet élément de décoration réapparaît souvent dans l’artiste par la suite.

La couleur : les touches sont assez épaisses mais le jeu des couleurs est parfaitement maîtrisé grâce à u travail surprenant sur la lumière à la manière des luministes.

Un autre tableau extraordinaire : Vue de Delft, Mauritshuis, La Haye, pour lequel Proust a dit : « Depuis que j’ai vu au musée de La Haye la Vue de Delft, j’ai su que j’avais vu le plus beau tableau du monde. »

Vue de Delft, 1659-60, huile sur toile, 98,5 x 117,5 cm, Mauritshuis, La Haye.

http://www.wga.hu/frames-e.html?/html/v/vermeer/02c/index.html

Voir Vermeer et mourir. Marcel Proust reprend la formule dans À la recherche du temps perdu. On expose des toiles de Vermeer à Paris, dont la Vue de Delft. juste avant sa mort, l’écrivain Bergotte rassemble ses forces et se rend sur les lieux de l’exposition.

(…) Enfin il fut devant le Vermeer qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme « Vue de Delft« . Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné la première pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition ».

Il se répétait: « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit: « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. »

Frans Hals.

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Frans Hals est certainement le plus grand portraitiste hollandais du XVIIe siècle. La virtuosité caractérise les diverses composantes de son art, son utilisation des couleurs, la puissance avec laquelle il marque le caractère de ses modèles. Cette dernière qualité se remarque dans ses portraits comme dans ses tableaux de genre. L’idéal artistique des maniéristes était, en effet, de s’imposer par la virtuosité. Plus tard, de la virtuosité t de l’exubérance on va passer à celle de la sobriété. D’autres portraitistes du début du siècle reprennent les traditions du XVIe siècle d’une manière sobre et solide, comme Michiel van Mierevelt de Delft qui était très en vue à la cour des Orange.

Les portraits de groupe sont une spécialité hollandaise qui remonte au début du XVIe siècle. On peut mesurer l’évolution du genre en comparant ceux de Hals avec celui des membres de la confrérie de Jérusalem à HaarlemJan van Scorel (1495-1562) peint en 1528 et conservé à Haarlem, également, un des tout premiers aux Pays-Bas. Chaque homme tient une palme qui évoque à la fois le pèlerinage et l’entrée du Christ à Jérusalem. Le 2e à gauche en tient deux pour avoir effectué deux fois le pèlerinage à Jérusalem. Les figures sont d’un réalisme saisissant mais alignées de façon parfaitement linéaire (pas une tête qui dépasse !) et immobile.

Jan van Scorel, Les membres de la confrérie de Jérusalem à Haarlem, 1528 panneau 114 x 257cm, conservé à Haarlem,Pays-Bas.

Voici comment frans Hals rvolutuionne le portrait de groupe hollandais : 

Exemple : Le portrait des Officiers de la Garde Civique St George, 1616, toile 175x324cm, Frans Hals Museum, Haarlem.

C’est le premier grand portrait de groupe de Frans Hals, et la première garde civique monumentale ouvrant une nouvelle ère de la peinture hollandaise. De concert avec les dirigeants politiques, les sociétés de bienfaisance et les associations professionnelles, les guildes les milices ont été les principaux clients de commander des portraits de groupe. Ce « mécénat » a pris des proportions considérables au cours du siècle. Ces portraits de groupe sont également de la valeur en tant que documents historiques, pour lesquels des listes ont été établies en donnant les noms des personnages représentés.

Les peintures elles-mêmes étaient exposés en bonne place dans les locaux de l’association. Ces portraits de citoyens miliciens sont à la fois d’un besoin de représentation propre à l’époque baroque, et d’une tradition ancrée au Moyen Age. Il y a eu des milices civiques dans les Pays-Bas dès le XIIIe siècle. Elles ont joué un rôle important dans l’émancipation des villes et villages et a acquis une grande autonomie politique et militaire dans ces Pays-Bas en lutte pour l’indépendance.

Cornelis van Haarlem avait déjà peint le portrait de la milice de St George en 1599. Les figures idéalisées par une lumière assez intense, sont regroupées autour de la table, des gestes mesurés sont esquissés

Hals, cependant, révolutionne ce type de peinture. Au lieu d’un ensemble de portraits simplement alignés et immobiles, il les place dans une ambiance de scène de banquet. Ce n’est pas simplement un instantané de vie, mais un portrait de groupe structuré et composé dans un cadre pittoresque. Toutes ces figures ont une grande liberté de mouvement, et sont fortement individualisées. Hals a trouvé une nouvelle solution au problème de la représentation d’un grand groupe en tenant compte du rang de chacun dans la hiérarchie de la milice.

Les places qu’occupent les miliciens sont en stricte conformité avec le protocole militaire. Le colonel, la société de l’officier de plus haut rang, est assis à la tête de la table; à sa droite est le prévôt, le deuxième agent de classement. Ils sont flanqués par les trois capitaines et lieutenants les trois sont à l’extrémité inférieure de la table. Les trois enseignes, qui ne sont pas membres du corps des officiers, et le serviteur debout.
Hals peint la même milice qu’on reconnaît aux couleurs bleu, blanc et jaune. Ici aussi les trois enseignes avec le drapeau  forment des lignes fuyantes qui marquent la composition en trois groupes. Le jeu des regards, les gestes et les postures d’une grande variété, les couleurs vives et davantage mis en valeur animent également la scène, très loin des anciens portraits de groupe. Enfin, la touche de Frans Hals est d’une grande liberté. Il applique la couleur à  grands coups de brosse rapides.
« J’ai surtout admiré les mains de Hals, des mains qui vivaient, mais qui n’étaient pas « terminées », dans le sens que l’on veut donner maintenant par force au mot « finir ». Et les têtes aussi, les yeux, le nez, la bouche, faits des premiers coups de brosse, sans retouches quelconques. Peindre d’un seul coup, autant que possible, en une fois ! Quel plaisir de voir ainsi un Frans Hals ! » disait Van Gogh. Lire le paragraphe de l’article wikipedia ici.

frans-hals-banquet-des-officiers-de-la-garde-de-saint-george-1627-huile-sur-toile-frans-halsmuseum-haarlem

Le banquet des officiers du corps des archers de Saint Georges, 1624-1627, toile, 179×257 cm. Frans Hals Museum, Haarlem.

Hals a peint d’autres portraits similaires comme Le banquet des Officiers de la Garde Civique Saint Hadriean 1627 (guilde de Haarlem) huile sur toile, , 179 x 257,5 cm Frans Halsmuseum, Haarlem.


Ce sont des exemples remarquables de la façon dont Hals avait soigneusement calculé les effets de vérité. Il a renforcé le caractère instantané de ces scènes par entrelacement des figures sur la surface de la toile et en profondeur. L’impression donnée est celle d’un certain désordre mais, un ordre caché sous-tend ses grandes compositions.

Dans les deux pièces de banquet, il relie deux principaux groupes par de longues diagonales, et chaque groupe affiche une figure assise centrale, autour duquel les autres hommes sont classés, certains assis et debout certains. La traversée de la principale diagonales coïncide avec la tête d’un officier assis au deuxième plan, qui par le biais e la composition acquiert un place centrale. Ingénieux de la variété des positions et de mouvements concerne les figures les unes par rapport aux autres et aussi par rapport au spectateur. Le résultat final est un illusionnisme sans précédent un rassemblement animé.

L’impression que ces gardes peuvent consommer des quantités gargantuesques de nourriture et d’alcool est confirmée par une ordonnance prévue par les autorités municipales de la ville de Haarlem en 1621. La ville a pris connaissance du fait que certains des banquets de la milice a duré toute une semaine. Considérant que la municipalité a dû payer les coûts, et que les temps sont troubles (l’ordonnance a été écrite après la cessation des hostilités avec l’Espagne a été reprise), il a été décrété que les célébrations « ne devaient pas durer plus de trois, ou au maximum quatre jours … »


Beaucoup de peintres hollandais du XVIIe excellaient dans un domaine particulier. Ils répondaient souvent au goût le plus répandu à cette époque pour les paysages, les scènes de genre, les natures mortes. Rares étaient les peintres qui s’attelaient à plusieurs genres, et Rembrandt en faisait partie.

Jacob Ruisdael, le plus grand paysagiste hollandais de l’époque baroque :

http://www.artcyclopedia.com/artists/ruysdael_salomon_van.html

Aelbert Cuyp et ses paysages de rivière avec des vaches :

http://www.artcyclopedia.com/artists/cuyp_aelbert.html

Adriaen Coorte et ses natures mortes naturalistes au fruits et aux asperges (sorte de retour à la peinture à l’huile des primitifs du XVe siècle flamand) :

http://www.artcyclopedia.com/artists/coorte_adriaen.html

Jacob Jordaens. Peintre flamand, l’élève et beau-fils d’Adam van Noort. Bien que Jordaens souvent avec l’aide de Rubens, il avait un studio en plein essor de son propre par le 1620, et après la mort de Rubens en 1640, il a été le premier peintre en Flandre. Son style a été fortement influencé par Rubens, mais son colorisme est beaucoup plus terreux souvent très pâle, à l’aide d’empâtements épais, de forts contrastes d’ombre et de lumière il peint des figures imposantes de joyeux paysans chaleureux sur de grandes toiles.

Deux de ses sujets préférés, dont il a représenté plusieurs fois sont Le Satyre et le paysan, fondé sur l’une des fables d’Ésope, Le Roi et les boissons, qui représente un turbulent groupe bénéficiant d’une abondance de la Douzième Nuit de fête. Référence aux « Douze Nuits Enchantées » qui séparent Noël, naissance de l’Enfant, de l’Épiphanie, sa manifestation aux Rois de la Terre. La Douzième Nuit, la plus solennelle, est la Nuit de la Sainte Lumière, en mémoire de l’Étoile des Mages et de cet Enfant nommé « Lumière pour l’ éclairement des Nations ». Jordaens avait la production prolifique, cependant, de nombreuses autres sujets, y compris des ouvrages religieux et des portraits, et il a également gravé et réalisé des cartons pour des tapisseries.

Lui aussi, il a rarement quitté son pays natal, Anvers, mais les commandes sont venus de toute l’Europe, la plus importante ayant été le Triomphe de Frederick Hendrik (1651-52), une énorme composition peinte pour la Huis ten Bosch, la villa royale près de La Haye. En effet, à la mort de Frédéric-Henri en 1647, sa veuve, Amalia van Solms fait de la Huis ten Bosch un mausolée pour honorer la vie, les actes, et de la mémoire de son défunt mari devenu palais royal de la maison d’Orange-Nassau. (résidence principale de la reine Béatrix). Le palais se trouve dans le Haagse Bos, le bois de La Haye. De grands artistes de l’époque comme Gerrit van Honthorst, Jacob Jordaens ou Jan Lievens remplissent l’Oranjezaal (la Salle Orange) de peintures à la gloire du stathouder. En plus de ces artistes néerlandais du Nord, plusieurs peintres néerlandais du Sud ont également été appelés, y compris Jacob Jordaens, qui a achevé la plus grande toile en 1652, Le Triomphe de Frederic-Henri, et Thomas Willeboirts Bossahaert et Theodoor van Thulden. Avec son programme iconographique à la fois mythologique, et allégorique,le cycle rappelle la glorification de décoration programmes que Rubens a peint pour la cour d’Espagne, le cycle de Marie de Médicis…

Sur le maniérisme, les réflexions de Daniel Arasse :

POUR UNE BRÈVE HISTOIRE DU MANIÉRISME (extrait d‘Histoires de peintures).

Si l’on est rigoureux, on doit dire que le maniérisme c’est pratiquement la Renaissance elle-même, c’est-à-dire le XVIe siècle. Si on arrête la Renaissance à son âge classique, à son apogée classique, c’est-à-dire Raphaël à Rome, Léonard de Vinci, Michel-Ange, on va dire la Renaissance a duré dix ans, de 1505 environ à 1515, où déjà à Rome Raphaël montre des traits de l’Art di maniera. Même l’œuvre de Michel-Ange, la voûte de la chapelle Sixtine, faite entre 1508 et 1511, est un répertoire d’art di maniera, qui deviendra l’une des «bibles » et un des relais essentiels du maniérisme. Je pense que c’est une des astuces d’André Chastel. le grand spécialiste du XVIe siècle italien : lorsqu’il a fait ses deux livres de synthèse de la  Renaissance chez Skira, fin XVe début XVIe, il a appelé le premier volume Le Mythe de la Renaissance, et le deuxième La Crise de la Renaissance, c’est-à-dire : qu’est-ce que la Renaissance, un mythe ou bien une crise ? Je crois que c’est une très bonne intuition de sa part. Je parle d’intuition car personnellement je n’aime pas le mot crise qui suppose que quelque chose fonctionnait auparavant qui entre ensuite en crise. Cela me paraît impliquer une norme de perfection, dont le maniérisme serait la crise. Or, le maniérisme est une forme d’apothéose de la Renaissance, c’est en tout cas, entre 1503 et 1580, la pratique européenne de l’art dans l’Histoire.

Pourquoi ce terme de maniérisme ? Il est aujourd’hui péjoratif, et il faut vraiment étudier et réfléchir pour le valoriser.

Le mot maniérisme a été employé pour la première fois à la fin du XVIIIe siècle par Luigi Lanzi, dans son Histoire de la peinture italienne (Historia pictorica dell’Italia), et c’est évidemment un terme péjoratif qui condamne la tendance des artistes, après Raphaël, à s’éloigner de la nature et à choisir l’affectation des formes par la manière, l’artifice, la convention, plutôt que la vérité de l’imitation. Lanzi n’est pas le premier à porter ce jugement, mais il crée le terme, maniérisme. Dès le milieu du XVIe siècle s’élèvent des critiques de la part des Vénitiens contre la façon de Michel-Ange en particulier, qui est un art de manière, di maniera, qui n’a plus la vérité de la nature. C’est très compliqué de juger, tous les termes de style sont souvent critiques au départ, tel le baroque, qui a commencé par être péjoratif. Pour le maniérisme, revaloriser le terme est complexe parce que la critique n’est pas fausse. Effectivement, les artistes maniéristes européens du XVIe siècle pratiquent un art qu’on peut qualifier d’artificiel. On le voit très bien chez Vasari, le premier grand historien de Part, justement grand artiste maniériste du milieu du XVIe siècle, lorsqu’il passe de ce qu’il appelle la bella maniera, la belle manière ou le beau style, apogée de la Renaissance classique avec Raphaël par exemple, à l’arte di maniera, l’art de manière, l’art de style, qui est en fait le maniérisme. Bien sûr, il n’a pas du tout l’idée d’une critique, il sait qu’il y a un apogée avec Raphaël, Michel-Ange et Léonard, mais les artistes di maniera se situent dans la ligne directe et dans l’imitation, la citation des grands artistes. Si bien qu’au bout du compte le maniérisme est un art au second degré. John Sherman, un de ses très bons spécialistes, l’a caractérisé comme un « style stylé » (a stylish style). Très belle expression. Montaigne lui-même, à la fin du siècle, commentant les formes d’art du XVIe siècle, dit: «Ils artialisent la nature, nous devrions naturaliser l’art. » Très belle formule là encore de Montaigne, qui se situe lui-même comme grand écrivain maniériste faisant le bilan du maniérisme tout en appelant à autre chose, ce qui le rend passionnant de ce point de vue.

La critique ou la description du maniérisme comme art artificiel n’est donc pas fausse, mais elle demeure pour moi et pour beaucoup d’autres insuffisante, parce qu’elle passe tout simplement à côté des enjeux de cette altération, de cette stylisation, de cette « artialisation » de l’art. En ne s’intéressant pas aux raisons de la transformation, elle reste à un aspect purement extérieur et descriptif. Je prendrai un seul exemple, la célèbre (mais inconnue de beaucoup) Déposition du Florentin Pontormo, peinte en 1527, qu’on peut encore voir aujourd’hui in situ dans l’église Santa Félicita à Florence. Au premier regard, c’est un chef-d’œuvre d’exagération, de paradoxes C’est une Déposition où il n’y a pas de croix et pas d’échelle, donc ce n’en est pas vraiment une. C’est un grand tableau vertical, où une douzaine de personnages se construisent verticalement depuis la base du tableau jusqu’à son sommet, sans aucun repère physique de terre, de sol, qui permette de savoir comment ils se superposent les uns aux autres jusqu’en haut du tableau Puis, si vous regardez un peu plus attentivement, vous verrez que le tableau, dans son ensemble, repose uniquement sur des mouvements internes du groupe de figures, et en particulier le Christ mort qui est en fait porté au tombeau. Les adieux de la Vierge au Christ sont le vrai sujet du tableau. La Vierge s’effondre en arrière avec un geste d’adieu de la main droite, tandis que le Christ glisse de ses genoux et va être porté au tombeau, c’est-à-dire dans l’autel – c’est un tableau d’autel, et l’autel est la métaphore du tombeau du Christ. C’est une citation du Christ mort de Michel-Ange dans sa Pietà de la basilique Saint-Pierre de Rome. Le Christ a un corps très lourd, très beau. Il est porté par deux personnages qui sont connue des danseurs sur la pointe des pieds. On pourrait continuer la description, car ce tableau foisonne de paradoxes, ce qui est le comble d’artifice. D’ailleurs, Vasari, qui n’aimait pas tellement Pontormo, dit de ce tableau qu’il est peint « à l’allemande », ce qui n’est pas très honnête car Pontormo, en la matière, s’inspire directement de Michel-Ange et en particulier pour les couleurs, qui sont complètement acides, invraisemblables, et qui viennent directement du coloris de la voûte de la chapelle Sixtine, telle qu’on peut maintenant la voir restaurée. Avant la restauration, on ne pouvait pas comprendre ces couleurs de Pontormo, mais maintenant qu’on a vu celles de Michel-Ange, on voit qu’il rend à nouveau hommage à son maître absolu en peinture. Mais tout cela, à la limite, c’est de l’artifice.

Si on en reste là, on aura une très belle description de cette Déposition, mais on manquera complètement l’enjeu de cet artifice qui est en fait une extrême intensité spirituelle. Le tableau est de 1527, il ne faut pas oublier que c’est la grande année du sac de Rome, une période de grande crise de l’Église, le schisme protestant gagnant du terrain derrière Luther. La réponse de foi que donne Pontormo à cette situation, la seule qu’il puisse faire, est intellectuelle. Il n’y a pas de réponse immédiate possible, sauf pour un saint extatique, et ils commencent d’ailleurs à se multiplier à cette période. Mais Pontormo n’est pas un saint extatique, et il fait un tableau artificiel car la seule réponse possible à cette crise religieuse est intellectuelle. C’est en même temps un appel au spectateur à participer, dans un élan de dévotion, à cet adieu de la Vierge au Christ. Il y a aussi la position de Marie-Madeleine, qui est à droite du tableau et qui nous fait entrer dans le tableau en nous tournant le dos. Nous ne la voyons pas, nous ne voyons que ses cheveux : artifice complet. C’est une figure en force, serpentine, un tour de force maniériste également, qui représente notre entrée dans le tableau avec sa main qui tient le tissu et qui est située au cœur du tableau. Comme cette main, c’est à nous de faire ce geste pour nous porter d’amour vers le Christ. Ces enjeux spirituels sont présents dans l’artialisation de l’art du maniérisme. Effectivement, le maniérisme s’éloigne de la nature, mais en rester là n’est pas suffisant et je préfère une autre description, celle que donne Robert Klein dans La Forme et l’Intelligible : « Le maniérisme est un art de l’art. » II explique que tout art est une certaine manière de faire quelque chose, et le maniérisme est l’art de cette manière. Comme le dit Robert Klein, dans le maniérisme l’attention glisse du quoi, ce qui est représenté, au comment le représenter. Il demande donc un regard d’appréciation artistique ou esthétique devant l’objet  représenté, sur la manière dont on représente cet objet. Pourquoi ce glissement du quoi au comment ? Comment se fait-il que l’art de la Renaissance devienne un art de l’art de la Renaissance ?

Pour répondre, je crois que le meilleur chemin est de chercher comment s’est fait ce glissement, et je pense ici à l’atelier de Raphaël. En quelques années, il est fascinant de voir comment Raphaël fait vraiment l’œuvre classique par excellence avec la Chambre de la Signature vers 1512-1513 (l’École à Athènes et La Dispute du Saint-Sacrement sont des chefs-d’œuvre delà Renaissance classique à son apogée), puis réalise quatre ans plus tard un chef-d’œuvre d’art di maniera avec L’Incendie du bourg, dans la Chambre de l’Incendie, à de celle de la Signature. L’incendie est représenté mais le thème principal, à savoir le miracle par lequel le pape arrête l’incendie du borgo au Moyen Âge, passe absolument au second plan, en minuscule, alors que tout le premier plan est occupé par l’agitation humaine, le drame humain des gens tentant d’éteindre l’incendie. Or ces gens sont représentés de manière complètement artificielle, puisqu’il y a par exemple une fille canéphore portant une jarre sur sa tête représentée en fleure marchant avec une très grande élégance. À gauche de la fresque, on a un personnage nu, portant son père sur son dos et tenant son frère par la main, citation d’Énée quittant Troie en flammes. Donc, en quelques années, Raphaël fait passer la peinture de l’apogée du classicisme à un art di maniera presque outrancier.

Il fait bien comprendre qu’à ce moment-là il ne s’agit pas du tout de l’ art pour l’art, d’une démonstration de virtuosité de Raphaël, mais   bien d’une réponse de Raphaël à une situation politique et culturelle très fragilisée. Une des fresques les plus maniéristes de Raphaël. Le Couronnement de Charlemagne, représente le pape du moment, Léon X, couronnant Charlemagne sous les traits de François Ier, puisqu’on espérait que François Ier deviendrait empereur à la place de Charles Quint à cette date. Le maniérisme, quand il apparaît dans la peinture avec l’atelier de Raphaël, est en relation étroite avec la pression du politique sur l’art. Frederick Hartt l’a très bien dit, l’art di maniera manifeste, exprime une crise de confiance dans les sources du pouvoir, dans l’accord entre la culture et « le pouvoir, et dans l’harmonie logique et transparente normes. On ne croit plus à la belle forme humaniste, parce que la pression politique a montré que le mythe de la Renaissance, comme disait Chastel, c’est-à-dire la plénitude des temps, plenitude temporum, réalisée à Rome sous l’égide de l’Église, ne tient pas face au concile schismatique de Pise, la proclamation de Wittenberg de Luther et les conflits politiques à travers l’Europe. Ces premiers moments de crise vont être ensuite confirmés tragiquement pendant tout le XVIe siècle, qu’on peut décrire comme un siècle de crise religieuse avec le schisme protestant qui va donner lieu au concile de Trente, lequel mettra pratiquement trente ans pour aboutir à des solutions ; crise économique, parce que l’arrivée de l’or depuis l’Amérique du Sud va complètement déséquilibrer les circuits comme ;  européens ; crise politique avec le fait que les grands États, les plus puissants, sont maintenant l’Espagne, la France et l’Angleterre, et que l’Italie, qui était le centre du monde, ne l’est plus ; crise scientifique, avec la révolution copernicienne, l’anatomie du corps bouleversée avec le livre de Vésale, etc. Le XVIe siècle est donc un siècle de bouleversements extraordinaires, et le maniérisme est la réponse à ses multiples bouleversements.

Mais réponse ne veut pas dire reflet. Bien sûr le maniérisme est  l’écho , il reflète en partie la crise, mais surtout il lui répond. C’est une réponse, dans certains cas d’ordre pratiquement magique au sentiment d’incertitude, d’instabilité, de fragilité du monde. Je citerai à nouveau Montaigne, dans son Essai II du Livre III, l’Essai du repentir : « Le monde est une branloire pérenne, je ne peins pas l’être je peins le passage. »  traduit ce sentiment de l’Instabilité universelle du monde. Dans le fond, le cosmos est en train de se défaire et l’univers n’est pas encore là, pour prendre comme dirait Koyré. Cette instabilité. L’art est là pour la manifester, et très souvent pour en jouer. Ce qu’on doit bien comprendre avec le maniérisme, c’est qu’il a une dimension ludique, le paradoxe maniériste étant très souvent un jeu.

L’exemple que je préfère à ce sujet, c’est le parc des Mostri a Bomarzo, à une centaine de kilomètres au nord de Rome, où l’on a sculpté des rochers affleurant du sol, auxquels on a donné des formes de monstres qui sortiraient de terre pour dévorer les visiteurs. C’est un parc magique et initiatique, qui possède tout un sens caché. On a construit la Bouche de l’enfer dans laquelle on peut entrer pour se rafraîchir, ce qui est un paradoxe, et sur laquelle est inscrite la citation de Dante : « Vous qui entrez ici vous perdez tout espoir », et dès qu’il fait chaud on y est au frais. On est donc au bord de l’impiété, être au frais dans l’enfer, mais c’est un jeu. À Bomarzo, vous avez aussi une maison avec un étage, construite de travers, beaucoup plus penchée que la tour de Pisé. En entrant, le sentiment de stabilité s’efface immédiatement, parce que vous-même restez verticaux, mais vous n’arrêtez pas de vous appuyer de peur de tomber. En fait, dans une large mesure, le maniérisme met en scène le trouble, l’incertitude, pour en jouer, et peut-être aussi pour en exorciser le caractère inquiétant.

On pourrait continuer sur ce sujet, car que ce soit en peinture, en sculpture, en architecture, en art des jardins, en vêtements, etc., le maniérisme est très riche. Par exemple, les cheminées maniéristes sont extraordinaires, ou les portes d’entrée de certains immeubles qui sont des bouches dévorantes, comme au palais Zuccari à Rome. Le maniérisme est une période fascinante, en tout cas pour moi, en particulier du fait qu’elle croit profondément à la puissance de l’art. L’art y est une véritable puissance, il peut apporter des réponses aux inquiétudes ou aux questions que pose le monde. Un des beaux exemples aussi, c’est le thème de la conversion de saint Paul, qui prend une actualité extraordinaire au XVIe siècle. Il y a énormément de Conversions de saint Paul représentées à cette époque, et ce n’est pas sans raison. Saint Paul est à la fois un nom de pape – il y a deux papes du nom de Paul au XVIe siècle, Paul III et Paul IV, au total il y en a eu six, dont deux en un seul siècle -, et il est en même temps le disciple favori de Luther, qui choisit Paul par rapport à Pierre. Donc, la Conversion de saint Paul est évidemment un message envoyé à Luther : « Luther – Paul » doit se convertir. Ce qui est très intéressant c’est de voir que cette conversion est traitée de façon assez simple au départ, selon la lettre du texte – saint Paul s’en va à pied vers Damas et tombe aveuglé, etc. -, et progressivement, avec le XVIe siècle, ça devient une bataille immense, un chaos cosmique. La foule de soldats augmente et on a l’impression que c’est au cœur d’une bataille que viendra la conversion de Paul – Luther.

Le XVIe siècle croit à une puissance de l’art, et il n’est pas étonnant que ce soit avec le maniérisme que     naisse une véritable théorie moderne de l’art. Il y a une modernité de la théorie maniériste, intéressante dans la mesure où l’art n’est plus seulement conçu comme une imitation visant à la vérité de la représentation, ce qui est encore le cas avec Alberti au XVe siècle, mais comme l’expression d’une idée de l’artiste.

C’est tout le thème de l’idea de l’artiste que Florentin Zuccaro exprimera parfaitement à la fin du siècle avec son apothéose du dessin dans son propre palais romain, et la fameuse formule : , « il disegno e un segno di Dio », « le dessin est un signe de Dieu ». L’artiste est a l’image de l’esprit de Dieu. Cette théorie de la création, Léonard de Vinci est le premier à l’avoir formulée mais elle devient une sorte de vulgate au XVIe siècle.

Vous comprenez donc ma passion pour le maniérisme, c’est une période foisonnante, mais c’est aussi une période spécifique. Je ne suis ni pour un emploi très restreint du terme de maniérisme, car le maniérisme a un sens si on l’emploie dans des conditions spécifiques où il est valide, pertinent. Par exemple, il ne faut absolument pas confondre le maniérisme et le baroque. Dire, comme certains le font, que Pontormo est un pré – baroque, c’est empêcher complètement de comprendre ce peintre. Ce qui distingue le maniérisme du baroque, entre autres choses, c’est qu’il y a toujours une agitation extrême mais paradoxale dans le maniérisme, une sorte d’involution du mouvement, tandis le baroque va reprendre ce mouvement maniériste pour l’orienter vers un point, qui sera la solution de tous les problèmes de l’agitation du mouvement, et ce point est celui du pouvoir :

Dieu, le roi, le pape. Les grands trompe-l’œil baroques donnent une solution à l’agitation stérile du maniérisme.

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