Mise en avant

QUE NOUS ENSEIGNE LA TECHNIQUE ?

PLAN 

A/ Les définitions de la technique: sens commun, disposition réglée, rapport au monde, processus – B/ Le monde: entre l’illusion et le dévoilement technique – C/ La réalité virtuelle, la réalité augmentée, le transhumanisme -D/ Le défi de l’art photographique

A/ Définitions de la technique 

1/ Définition du sens commun

Ensemble de moyens pour transformer la nature et la société afin de rendre l’action humaine plus efficace. Définition simple mais pauvre qui risque de réduire la technique aux objets qui la matérialisent en oubliant les dispositions, les compétences, les révolutions que connaissent les transformations techniques.

2/ Une disposition réglée

– Disposition : « La technique est une disposition à produire accompagnée de règles » (Aristote). Sans règles, on ne peut parler d’un savoir technique (tout au plus d’un bricolage qui fait avec les moyens du bord). Sans production, on ne peut parler d’une fabrication technicienne (tout au plus d’un savoir théorique mais dont les règles ne sont pas applicables pratiquement). La technique est savoir-faire,acquisition de compétences: aptitude acquise à actualiser une disposition.

L’acquisition de compétences est indispensable à la technique, mais : – a/ il est très difficile d’unifier les compétences techniques (autant d’activités techniques, autant de compétences) – b/ Le savoir technique n’est pas un savoir figé, et la compétence doit être entretenue (comme en art, un virtuose n’est maître que s’il exerce son art – c/ La mesure de la compétence technique ( par exemple, amateur – novice – expert – maître d’oeuvre), est un enjeu politique car elle suppose en amont une évaluation de l’utilité de la production qu’elle permet de mener à bien, et de l’anticipation d’une transformation de l’organisation du travail. Un travailleur compétent dans un système de production (économie industrielle) peut devenir incompétent dans un nouveau système (économie numérique) et dons risque d’être disqualifié. Prévoir et organiser la reconversion aux nouvelles compétences techniques exigées par un nouveau système de production relève du gouvernement des hommes. Ce n’est pas un savoir proprement technique (ce qui ne veut pas dire qu’il ne mobilise pas des compétences techniciennes dans tel ou tel domaine spécialisé).

3/ Un rapport au monde

La technique est donc ce rapport au monde des hommes par lequel ils s’inventent pour eux un environnement artificiel qui n’est pas seulement fait d’objets techniques mais aussi de comportements techniciens. Parmi eux, singulièrement le travail par les dispositions qu’il implique, les compétences qu’il exige et les actions qu’il produit est particulièrement conditionné par la technique. Cependant, la pensée la plus contemplative porte aussi les marques du monde technique dans lequel elle a pu naître. Il a fallu de la technique pour libérer du temps de contemplation (loisir), et c’est la technique télévisuelle qui permet d’accaparer encore le « temps de cerveau disponible » et d’en faire une cible commerciale pour annonceur publicitaire. La technique libère donc dans le même temps qu’elle asservit (je peux téléphoner aux antipodes à celui qui voit se lever le soleil au moment ou je le vois se coucher, mais dans le même mouvement devenir complètement accro à mon téléphone portable).

4/ Un processus

La technique est donc un processus  (mode de transformation continu et progressif): elle actualise (des dispositions), elle forme (des compétences), elle rationalise (le travail).

Le processus de la technique peut ainsi se définir en deux moments :
– le premier est celui de l’extériorisation objective d’une pensée qui peut conduit à la fabrication des objets techniques : les outils, les machines, les androïdes. Le but de cette extériorisation est de satisfaire un besoin naturel ou artificiel (atteindre un animal sans me déplacer est une action que me permettre de réaliser un arc et des flèches): « Il y a a une objectivation et une externalisation des fonctions du corps qui passe dans les objets techniques » (M. Serres)Cf: La parabole de Saint Denis.

– le second moment est celui de l’intériorisation subjective des potentialités de ces objets au sein de la pensée pour s’approprier de nouvelles capacités d’objectivation. La pensée se complexifie ainsi pour faire de l’homme l’être de la technique.

Apprendre à conduire une automobile, c’est aussi apprendre à se conduire à partir d’un « corps-automobile ». Se développent, en effet avec la conduite automobile, des perceptions qui vont au-delà de mon corps physique (appropriation mentale de la vitesse, du poids, du freinage du véhicule que je conduis) pour façonner un nouveau corps phénoménal de représentations et de perceptions du monde.

C’est cette dialectique extériorisation/intériorisation qui fait de l’homme l’être de la technique. Par le processus technique, l’homme développe ce qu’il est, et invente un mode de transformation de sa nature. L »humain est transformé en permanence par le processus technique qui engendre un rapport au monde qui est celui de la raison.

B/ Le monde: entre l’illusion et le dévoilement technique (l’allégorie de la caverne)

Le réel est ce qui est, mais il a l’inconvénient d’être en lui-même irreprésentable;  ce qui se représente pour nous on peut l’appeler le monde: tantôt cette représentation prend la forme de l’illusion, tantôt celle de la vérité. Comme le montre  l’allégorie de la caverne de Platon (République VII), la technique est tantôt au service de l’illusion, c’est le ‘savoir-faire’ (tribè)  de la rhétorique sophistique qui produit une représentation imaginaire du monde, tantôt au service de la connaissance rationnelle du monde qu’enseigne le savant. Ainsi la rhétorique se divise entre une (pseudo)technique de persuasion qui n’est que simulation, et une technique de conviction qui est méthode dialectique d’accès à la vérité.

La représentation du monde relève donc toujours  d’une tension entre le sensible et l’intelligible. Plus on va vers le sensible, plus on va vers le multiple, le difforme et la folie des ombres de la caverne, plus on va vers l’intelligible, plus on va vers l’unité, la forme intelligible et la sagesse des êtres naturels réels qu’on peut observer au dehors de la caverne. Si le fou se représente le monde comme une rhapsodie d’images incohérentes, le sage tend à élaborer une forme conceptuelle parfaitement intelligible. D’après Platon, la vraie technique est du côté de la sagesse car elle ne simule pas le réel, mais permet de l’atteindre en vérité.

C/ La réalité virtuelle, la réalité augmentée, l’horizon du trans-humain

Le virtuel est d’abord ce qui n’est qu’en puissance, ce qui peut être mais ne se réalise pas, et donc n’est pas. Il ne correspond qu’à des potentialités qui ne sont pas encore actualisées. Il manque ici ce qui permet cette actualisation. Mais le virtuel, c’est aussi la représentation imagée du réel en son absence. Une image est une virtualité. En tant que reflet, elle est aussi une simulation. Simuler, c’est faire croire que l’on ressent quelque chose. Le simulacre prétend ne renvoyer à rien d’autre que lui-même, et en tant que tel, il est trompeur. La fascination pour le simulacre est donc une forme d’idolâtrie (Cf : images publicitaires) qui nous plonge dans le charme de l’illusion.

Qu’en est-il alors de la «réalité virtuelle » ? Une tentative pour transformer par la technique numérique les relations entre nos représentations du monde et celle du virtuel. La numérisation du monde matériel est ce que peut la technique. Ex : simulateur de vol est le produit d’une numérisation technique. Grâce à ses simulateurs, un enfant de huit ans peut intérioriser des techniques d’entrainement de pilotes de haut vol. Jeux vidéos produisent une immersion dans des mondes virtuels. La numérisation s’applique autant au matériel sensible (les ombres, les perceptions) qu’à l’idéal intelligible (les nombres, les Idées de Beau, de Juste, de Bien); elle rend possible un mélange entre ces deux types de représentations du monde pourtant  inconciliables selon Platon.

Réalité augmentée : Elle est une façon de s’immerger dans le monde de façon nouvelle (cf : Google glass). L’homme augmenté : ex de Pistorius, personne handicapée qui met en place des prothèses qui lui permettent de faire mieux que des hommes « normaux ». Problème d’identité : figure de Valéria ou de Anastasya, la ‘femme-manga’. 

Trans-humain : l’usage des sciences et des techniques peut augmenter les potentialités humaines. Vieillissement peut ainsi être considéré comme une maladie, le soin se ramener à une inhibition de symptômes (Parkinson, troubles dépressifs) ou à un reconditionnement neurologique utilisant un ordinateur pour compenser la perte de certaines connexions nerveuses (Paraplégies) par une interface électronique connectée au cerveau. L’idée est de pouvoir transformer son corps pour devenir un homme non seulement un homme réparé mais un homme augmenté (cyborg). L’humanité cherche à agir sur sa propre évolution en s’affranchissant de la nature. Le cinéma  illustre régulièrement et banalise le projet de l’homme qui cherche à dépasser ses limites (Limitless). La politique eugéniste (permettant la sélection des « bébés à la carte » pour améliorer la race et éliminer les inaptes) devient une option techniquement envisageable mais moralement dangereuse (cf : Bienvenue à Gattaca).

D/ Le défi de l’art photographique: éduquer à la présence extravagante des images

L’éducation à la présence extravagante des images (Baudrillard 0’45 – 6’43): « La violence des images tient au fait qu’elle font miroiter un monde où tout semble toujours actuel et maîtrisé ». (1’40). Parce que le réel est fait d’absence, de disparition et de manque, l’image qui simule l’omniprésence, la réapparition perpétuelle et le comble du manque, est trompeuse.

Dans la scène du sac plastique tirée de American beauty : 0’16 – 1’42), l’image sert paradoxalement à montrer l’absence au lieu de l’occulter, à indiquer le lieu du vide plutôt qu’à simuler la plénitude du réel.

 

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QU’EST-CE QUE LE MOI ?

Narcisse (Le Caravage 1593)

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

Pascal, Pensées, « Qu’est-ce que le moi ? » Laf. 688

Dans ce texte, extrait du recueil des Pensées de Pascal, il s’agit en quelques leçons d’apprendre une  vérité sur le moi, et d’en déduire la valeur de l’amour que l’on peut lui porter. Mais quelles leçons de vérité le philosophe peut-il nous donner sur le sens de l’amour que l’on porte à soi-même ? Et pourquoi ces leçons sont-elles si importantes pour moi ? L’intérêt de ce texte est qu’il ne présuppose pas un savoir prétendu de philosophe sur l’identité du moi ou le sens de l’amour mais bien plutôt met en question ce prétendu savoir tout autant que les opinions du sens commun dont il partage au fond les mêmes préjugés.

Première leçon: Que je vienne à passer dans la rue, aperçoive un homme à sa fenêtre, et je peux me croire alors l’objet de son attention. C’est que je ne me considère pas comme n’importe quel passant anonyme: je  suis moi-même, et moi-même, du point de vue de mon amour-propre, ce n’est pas n’importe qui ! Or la leçon consiste à reconnaitre que le regard de l’homme a sa fenêtre n’a sans doute que faire de moi qui passe par là. Il peut ne chercher dans cette activité d’observation  qu’un simple passe-temps. Pascal parle dans d’autres textes du « divertissement » comme de l’occupation principale de la plupart des hommes. Cet homme ne voit passées que des silhouettes anonymes. Je ne suis donc, pour lui personne en particulier. C’est la première leçon: accepter de n’être personne pour quelqu’un qui vous regarde avec indifférence, comme un simple passant anonyme.

La deuxième leçon est plus difficile: il s’agit de comprendre la vérité sur l’amour de la beauté. Cet amour ne consiste jamais à aimer quelqu’un pour lui-même mais d’abord seulement pour sa beauté physique.  Pour obtenir l’amour, l’aimé (e) montre  son plus beau profil, et cherche ainsi chez l’amant (e) les preuves de cet amour. Mais l’amour de la beauté prouve justement le contraire de ce qui est recherché ! L’amant va s’attacher à la beauté et non à la personne. Il y a donc dans l’amour de la beauté une illusion qui fait tout son charme mais aussi toute sa cruauté quand l’illusion de dissipe. On peut parler d’une « vanité » de cet amour esthétique, c’est-à-dire d’une valeur séduisante mais trompeuse de la beauté. La petite vérole en tuant la beauté  éclaire  la vanité de l’amour esthétique, et nous rapproche ainsi de la vérité sur nous-mêmes.

Troisième leçon: Si ce n’est pas la beauté qui nous rend aimable, on peut trouver heureusement des valeurs-refuges qui m’assurent quand même l’estime d’autrui. Si je suis un esprit reconnu pour son intelligence, je peux me croire mieux aimé que pour une beauté fragile et périssable. Or, je ne suis pas mon intelligence, pas plus que je ne suis ma beauté ! Mon jugement ne fait pas de moi ce que je suis, et pas plus ma mémoire. Abruti par la passion, rendu amnésique par la maladie, je resterais moi-même.  La troisième leçon se charge donc de  démasquer comme tout aussi vaines que la beauté ces qualités si mal nommées propriétés intellectuelles.

Que reste-t-il de ce que je croyais pouvoir identifier comme le propre de moi ? Quelqu’un qui ne peut ni être ni localisé, ni à proprement parler aimé. Ce qu’on aime en moi, ce n’est en effet jamais  moi-même mais des qualités impropres du corps ou de l’âme, lesquels ne sont dès lors aimables qu’à proportion de ces qualités. Ce « on » cache peut-être cependant dans sa formulation impersonnelle le secret de la relation amoureuse qui est d’être une relation entre un « je » et un « tu ». Dès lors la propriété essentielle du moi pourrait bien être de constituer, non pas une « substance » pensante ou matérielle comme le soutiennent des philosophes comme Descartes, mais le désir d’être aimé au travers d’une relation personnelle: « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Telle est ainsi selon Montaigne, le secret de l’amitié. On pourrait alors soutenir que Pascal ne caractéristique ici qu’une forme inférieure d’amour, celle qui n’accède pas au coeur de la relation amoureuse, et en reste à la jouissance  des qualités superficielles et impersonnelles car « périssables », qu’elles soient qualités du corps ou de l’âme.

La fin du texte prend ainsi une tournure morale: la question de la nature du moi n’est en effet pas essentiellement une question métaphysique. Elle interroge la dignité, c’est-à-dire la valeur de la personne qui me constitue, et qui me rend essentiellement aimable.  Pascal ne fait pas comme Descartes de la  substance pensante ce qu’il y a de plus digne en moi. Le sujet pensant est un sujet abstrait qui sera toujours aimé pour des qualités qui ne lui sont pas essentielles, et qui ne sera donc jamais aimé pour lui-même.

Cela doit conduire à éviter les défauts d’une attitude courante chez les philosophes. Estimant à tort le moi adorable dans sa substance, ils en viennent à mépriser la recherche des honneurs: ces charges et offices qui consacrent souvent une position sociale, et sont souvent le résultat d’une laborieuse lutte pour la reconnaissance. Ce que veut dire Pascal est qu’il est tout aussi vain de rechercher les honneurs que de chercher à être aimé pour des qualités physiques ou intellectuelles qu’on estime à tort pouvoir caractériser son identité personnelle. Le secret de l’amour, et peut-être aussi de la gloire est ailleurs.
« Ne pas rire, ne pas pleurer mais comprendre » dira Spinoza pour qualifier l’attitude du vrai philosophe devant le spectacle des passions humaines. Comprenons ici que les hommes qu’ils recherchent des honneurs ou la satisfaction de leur amour-propre n’en recherche pas moins  maladroitement l’amour. Les premiers n’ont pas à être plus moqués que les seconds.

La vérité du moi est cruelle:  Le moi est malade, passionné d’amour-propre et cet amour l’aveugle sur la vraie nature de lui-même qui est justement de ne posséder en propre aucune qualité.
Mais cette vérité est aussi libératrice: elle permet de comprendre le paradoxe du moi: Le moi n’est pas aimable et pourtant il ne désire follement qu’une chose: être aimé, d’où la folie de la passion amoureuse !
Que peut faire le philosophe ? Non se moquer d’une attitude qu’il n’est pas le dernier à reconduire, mais comprendre le vrai chemin personnel et tortueux de la relation amoureuse,  et pour cela reconnaître qu’être un sujet, pour moi, c’est toujours désiré au plus haut  point être ce que je ne suis pas,  ce désir animant toutes mes conduites, les plus folles comme les plus sages.

Autre explication du même texte plus analytique et érudite: ici

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QUEL SENS Y A-T-IL A INTERPRETER NOS DESIRS ? « LA NOUVELLE HELOÏSE »


Charles-Edouard LE PRINCE Promenade de Julie et Saint-Preux sur le lac de Genève (1824)

« Je ne vois partout que sujets de contentement et je ne suis pas contente. Une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé (…). L’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper : il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens, mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse ; le bonheur m’ennuie.
Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être ? Pour moi, je vous avoue qu’un sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire a beaucoup ôté du prix que je donnais à la vie, et je n’imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver qui me manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi ? Aimera-t-elle mieux son père, son mari, ses enfants, ses amis, ses proches ? En sera-t-elle mieux aimée ? Mènera-t-elle une vie plus de son goût ? Sera-t-elle plus libre d’en choisir une autre ? Jouira-t-elle d’une meilleure santé ? Aura-t-elle plus de ressources contre l’ennui, plus de liens qui l’attachent au monde ? Et toutefois j’y vis inquiète. Mon cœur ignore ce qui lui manque ; il désire sans savoir quoi. »

Rousseau La nouvelle Héloïse Sixième partie, lettre VIIIe , p. 757 (Poche)

Dans cette lettre tirée du premier grand roman moderne La nouvelle Héloïse, Rousseau nous décrit les embarras du cœur confronté à sa propre incompréhension ; si le cœur est en effet la faculté de désirer, cette faculté est en même temps, l’expression d’une impuissance à comprendre avec clarté et distinction l’obscur objet de ce qu’il désire. Il ne suffit pas, en effet, rappelle ici Julie dans cette lettre à son ancien amant, d’avoir des objets de contentement pour satisfaire ses désirs. Ces objets sont le plus souvent l’occasion de distraire le cœur de sa propre inquiétude, et, quand ils ne parviennent plus à nous distraire, surgit alors le terrible ennui, cette langueur secrète de l’âme qui montre combien, au-delà des distractions, l’attachement même à tout ce qui nous est cher ne suffit pas à satisfaire notre désir. D’où l’idée que le bonheur lui-même peut apparaître, à qui le regarde en face, cad débarrassé des illusions mercantiles qui en sont le masque trompeur, comme insuffisant à satisfaire cette faculté de désirer qu’est le cœur.
Il ne faut pas chercher trop vite un nom de maladie à cette épreuve de l’ennui, attitude de lassitude devant ce qui semble d’abord la préoccupation essentielle de l’existence : la recherche du bonheur. Les noms de « mélancolie », « névrose », « dépression » « blues » ou autre noms de pathologie issus de quelque classification médicale ne sauraient traduire en effet parfaitement le sens de cet étrange « dégoût du bien-être » qui est en même temps le point de départ d’une découverte de la façon propre dont chacun à sa façon ôte du prix qu’il donne naturellement à la vie. L’ennui a quelque chose de mortel et Julie, à la fin du roman, ne finira pas ses jours par un simple accident ; elle cédera a ce que le psychanalyste Freud n’hésitera pas à nommer, au Xxème siècle, une « pulsion de mort ».
Ce n’est pas que Julie soit sans désir cependant ; ce qui manque à cette femme, ayant accompli un mariage par devoir, c’est la capacité à assigner désormais un sens aux élans de son coeur. Julie se trouble au constat d’une impuissance constitutive de la raison à contenter ses désirs profonds. On peut ainsi considérer qu’elle est en mal d’interprétation de son désir. Si l’interprétation est en effet la faculté de retrouver le sens perdu (d’une parole, d’un texte, d’un rêve ou d’un acte), alors rien de plus nécessaire dans l’ennui que de recourir à l’interprétation du désir. En redonnant du sens, l’interprétation ne fait en effet rien d’autre que redonner au cœur son élan vital, il guérit le désir de sa morbidité et ainsi fournit à l’inquiétude humaine confrontée au sens obscur de son existence, une issue salutaire. Interpréter, c’est donc sauver le désir du désarroi existentiel dans lequel le plonge l’ennui, et c’est ainsi éviter de n’avoir à opposer à cette épreuve de l’existence que des distractions vaines et sans lendemain. Car l’interprétation nourrit la connaissance de soi : en questionnant ce qui la distingue de toute autre être humain, Julie ne fait rien d’autre qu’explorer son propre rapport singulier au désir. On peut ainsi faire l’hypothèse que la vie inquiète de Julie s’apaise quelque peu de savoir que cette inquiétude est sa propre inquiétude, et que ce qu’elle ignore de ce qui lui manque est une ignorance qui la marque d’une singularité à nulle autre pareille. Il n’y a ainsi pas deux façons identiques de ne pas savoir ce que l ‘on désire. Et c’est cette singularité du manque que questionne sans fin l’interprétation du désir.

REVISIONS DU BAC PHILO: LIENS ET RESSOURCES

Des liens pour réviser en suivant l’un ou l’autre des grands axes du programme de Terminale:

1/ Réviser par notions et sujets de dissertation: sur France TV éducation, vous avez d’abord 18 fiches interactives de cours et de préparation à la dissertation et l’explication commentée de textes philosophiques. Voyez au moins la première, sur la notion de conscience (elle s’ouvre directement sur le lien qui précède) avec une analyse de l’étymologie, une présentation des éléments de définitions et les trois grands axes problématiques de la notion.

2/ Réviser par auteurs et par sujets d’explication de texte: sur le site de Stéphane Pélissier, vous avez une liste de textes d’auteurs rassemblés par catégories correspondant aux chapitres et aux notions du programmes: voyez par exemple le texte de kant sur le beau

Pour finir et en complément, une frise chronologique des philosophes dans l’histoire pourrait vous éviter de faire des anachronismes dommageables à l’épreuve de philosophie  du baccalauréat !

Très bonnes révisions à tous,

 

Votre professeur de philosophie

SENS ET NON SENS DU TRAVAIL

Analyse par la philosophe et sociologue Dominique Méda de de la notion  de Travail: de 6’17 à 15’50:

Idée directrice:  Le sens du travail est altéré par sa relativité historique (modernité d’une notion inexistante dans l’antiquité)  mais aussi par la contradiction entre  ses significations modernes.

PLAN

A/ Préhistoire de la notion: – Pas de notion générale de « Travail » dans la culture de la Grèce antique ou dans les sociétés primitives,  « Pas de mot distinct pour distinguer les activités productives des autres comportements. » – Élaboration de la notion d’ « Opus »  pour comparer  l’œuvre divine et l’œuvre  humaine (St Augustin) – Invention de la notion d’utilité commune (St Thomas) – Reconnaissance des métiers interdits et valorisation du travail manuel (Moyen-Âge)

B/ Trois couches de signification moderne de la notion à partir du XVIIIème siècle: 1/ Travail comme moyen pour produire de la richesse: il est marchand – détachable – abstrait. Travail est au centre de la mécanique sociale (Adam Smith). Ce qui fait sa valeur, c’est ce qu’il produit 2/ Travail comme libération créatrice et joyeuse de l’homme par laquelle le travailleur transforme le monde et se transforme lui-même.  Ce qui fait sa valeur, c’est l’essence de l’homme qu’il révèle dans la communication avec les autres: « Dans le travail, j’ai envie de dire à l’autre qui je suis. » Exigence de libération du lien salarial (Marx)  3/ Travail comme pivot de  la société salariale: instauration de droits et de protection sociale en fonction de l’emploi – Condition salariale devient la norme sociale. 

Conclusion: Travail appréciable pour quoi ? sa productivité ? sa source d’épanouissement ? les droits auxquels il donne accès ? Caractère  contradictoire de ces trois significations modernes  de la notion de « Travail » (3/ contredit 2/ et 2/ contredit 1/ et l’actualité sociale  nous montre le spectacle du déchirement de la contradiction entre 3/ et 1/) – Éthique du devoir cède la place à une éthique de la reconnaissance – Le travail est devenu un lieu de « réalisation » de soi,  une « arène » où donner à faire voir ses « performances ».

L’explication de texte au baccalauréat: un exemple et quelques règles

De la Démocratie en Amérique, tome 1 - Babelio

 

« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

Au-dessus de ceux-la s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? »

De la Démocratie en Amérique, vol II
(Quatrième Partie : Chapitre VI)

(1840)

Une explication de texte demande une attention scrupuleuse à la spécificité du texte à expliquer, sans privilégier la connaissance de l’œuvre ou de l’auteur dont ce texte est extrait. La première chose à faire est donc de s’empêcher de sur-déterminer le texte en projetant sur lui des opinions sur la doctrine de son auteur ou sur les thèmes généraux auxquels il semble renvoyer, ce qui ferait écran à la lecture précise du texte. Ainsi, le texte de Tocqueville, extrait de La démocratie en Amérique (DEA) ne doit pas être identifié dans son thème comme ayant seulement pour objet le bonheur et la liberté ou l’Etat et la société, ni même le despotisme, car justement l’auteur veut étudier un phénomène pour lequel « les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point » (DEA – p. 385). Et le début du texte montre d’emblée qu’il s’agira de considérer « sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde » (L1-2), entendons ici le monde de la société démocratique, tel qu’il se découvre à notre auteur dans son ouvrage sur les moeurs et les institutions de la nation américaine.

Un objectif : exposer l’enjeu du texte

L’explication de texte demande une compréhension de son enjeu c’est-à-dire qu’il s’agit d’emblée de repérer ce qui se joue comme gain ou perte de compréhension dans le texte en question. Il s’agit de se demander si au terme de l’explication nous aurons gagné une certitude plus ferme et assurée ou si en examinant des raisons de douter au contraire nous aurons perdu cette certitude. L’explication de texte n’est donc pas là pour identifier des opinions doctrinales, ce qui sous-entendrait que chaque philosophe « campe sur ses certitudes » de façon dogmatique, mais pour examiner avec lui un problème qui embarrasse le jugement, même si l’auteur prétend lever cet embarras par une thèse argumentée. C’est ce que montre bien la formule d’avertissement en bas du texte de l’épreuve du baccalauréat qui précise: « La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question. »
Pour le texte de Tocqueville, on peut considérer que l’enjeu est la pertinence ou la non-pertinence d’un nouveau sens du concept de « despotisme » que rendrait possible le développement de la société démocratique. Ce travail d’exposition de l’enjeu implique une lecture et des relectures minutieuses et passe par le dégagement progressif des quatre points cardinaux de l’explication de texte que sont le thème, la thèse, le problème et l’argumentation (éléments que que nous avons vu en cours). On peut aussi considérer que c’est encore l’exposition de l’enjeu qui  justifie le moment de commentaire critique ou de discussion dans une deuxième partie de l’explication de texte (si on choisit cette démarche en deux temps).

Présenter la méthode argumentative de façon ordonnée

Si l’enjeu est cet intérêt du texte que l’introduction doit présenter dans un premier moment introductif pour faire sentir l’intérêt philosophique du texte (et donc par contre-coup de son explication), un second moment de l’introduction sera consacré à la présentation la plus précise possible des étapes argumentatives. Il s’agit déjà de savoir montrer, par une aptitude à une lecture attentive d’un texte, qu’on a compris quelle était la méthode choisie par l’auteur pour traiter le problème qu’il examine (pour Tocqueville, une méthode par projection imaginative envisageant l’avenir futur des sociétés démocratiques au niveau de la vie politique et de l’institution de l’Etat).

Il ne faut pas hésiter dans le cours de l’explication à manifester une surprise de bonne aloi devant une thèse ou une démarche insolite. Par exemple, la méthode de Tocqueville apparaît d’abord peu rationnelle (une image) et donc ne pas se prêter à une explication logique. Il faudra montrer que derrière l’image se cache bien un concept ! Pour Tocqueville, celui de « despotisme démocratique » qui fournit la clé de la résolution du problème suivant : « la démocratie peut-elle générer un despotisme? ». Une explication n’est ainsi pas un plat et linéaire exposé d’idées emboîtés de façon mécanique mais une investigation, un parcours dont l’étude peut manifester légitimement son embarras à tel ou tel moment, comme, par exemple, des tensions entre les concepts de « despotisme » et de « démocratie » qui peuvent légitimement apparaître dans un premier temps comme exclusifs l’un de l’autre.

Etudier la rhétorique interne du texte

Au cours de l’explication, il faut se garder de ramener trop vite le sens du texte à des notions extérieures à lui: par exemple, dans le texte de Tocqueville, chercher à « se procurer de petits et vulgaires plaisirs », ce n’est pas être « hédoniste ». Attention à la caricature par leurs adversaires de l ‘hédonisme ou de l’épicurisme ! ; par contre, c’est bien être incapable de manifester des goûts pour l’honneur et la gloire c’est-à-dire pour la vie politique au sens d’Aristote ; c’est donc faire preuve d’une forme de « matérialisme » au sens d’un attachement à des biens sensibles et éphémères. Il ne faut pas non plus trop vite « plaquer » des notions comme l’  « individualisme » pour prétendre expliquer le texte, mais prendre le temps de distinguer « égoïsme » (amour passionné et exagéré de soi-même) et « individualisme » (sentiment paisible qui dispose à l’isolement) c’est-à-dire expliquer comment la notion fonctionne dans le texte. C’est seulement en ce sens que  l’« individualisme » permet d’expliquer l’effet d’isolement produit par la démocratisation de la société, se substituant à l’interdépendance de l’Ancien Régime, comme l’homogénéité se substitue à la différence, et l’égalité à la hiérarchie.

On peut aussi chercher à examiner le sens de raisonnements : par exemple ici de type analogique: les hommes sont « comme » étrangers les uns aux autres, sans oublier d’en montrer les limite: le despotisme démocratique « ressemblerait à la puissance paternelle » dans la forme d’exercice de son pouvoir mais il ne s’y identifie pas car il n’en a pas les vertus éducatrices, et il est en ce sens définitivement « immense et tutélaire » c’est-à-dire que sa maîtrise est dominatrice et non libératrice.
L’analyse du style adopté est une façon d’avancer dans l’exposition de la thèse de l’auteur : on peut montrer quel usage est fait des illustrations: ainsi le style descriptif de l’ « apathie » ou incapacité à sentir (voir ou s’émouvoir par le toucher) permet de dramatiser le tableau de l’isolement des hommes dans la société démocratique (« il est à côté mais ne les voit point »…).
L’étude du style permet même parfois de mieux comprendre la stratégie argumentative, éventuellement de répondre aux objections qu’on pourrait lui faire : à l’objection qui avancerait que le despotisme que décrit Tocqueville manifeste, après tout, une sorte de bienveillance en satisfaisant les inquiétudes des hommes, on peut répondre en mettant en évidence le style ironique de la dernière phrase du texte qui rappelle que l’Etat démocratique conservant le pouvoir de vie et de mort sur les sujets peut aussi manifester une fausse bienveillance  en supprimant avec l’inquiétude de vivre la vie elle-même !

Discuter la thèse pour approfondir l’enjeu

Il faut enfin ne pas perdre une occasion de s’interroger sur la consistance des arguments: par exemple, sur la nouveauté de la forme de pouvoir de ce nouveau despotisme, qui ne peut se mesurer qu’en le comparant à sa forme ancienne : comme lui, ce despotisme est un pouvoir qui n’est ni régi, ni limité par le droit mais ce pouvoir n’est  plus aveugle et sanguinaire mais « prévoyant et doux » ; il est capable d’envahir la société dans tous les domaines (culturels, économiques, sphère privée de la famille, etc…) par des techniques de contrôle toujours plus grandes. C’est ici que la convocation d’autres textes peut être précieuse, soit pour discuter la thèse, soit pour la consolider. Encore ne faut-il pas faire de rapprochements hâtifs : pour le texte de Tocqueville, la comparaison avec les « systèmes totalitaires » du XXème siècle est tentante mais il n’est pas sûre qu’elle soit éclairante, encore moins celle avec l’  « Etat-Providence » ; on privilégiera celle avec les Etats modernes qui organisent une dictature du consensus et exercent l’oppression anonyme d’un conformisme de l’opinion en contribuant à l’uniformisation mentale des esprits : « buzz » médiatiques, publicité envahissante, programmes télévisuels abrutissants, informations tronquées ou orientées sont ainsi de permanentes incitations aux comportements impulsifs au détriment de l’attitude de réflexion critique: dans ces Etats démocratiques, chacun a en droit la liberté de penser ce qu’il veut mais n’est-il pas inciter à penser en fait comme les autres, tant qu’il n’a pas acquis les conditions de son autonomie intellectuelle et la volonté de participer aux affaires publiques ? Ne se repose-t-il pas sur une opinion publique dont il a bien du mal à apprécier la fiabilité ?
Tocqueville voit dans le développement de la liberté de la presse et des associations (Chap. 5 et 6 du livre II de DEA) une façon de lutter contre cette uniformisation des esprits autant que contre l’isolement individualiste résultant du processus de démocratisation des sociétés. Avec la transformation des moyen de communication modernes et la mutation des formes d’engagement politique contemporains, il serait ainsi intéressant d’approfondir la pertinence et les limites de ces solutions apportées par notre auteur.

Ainsi, une explication de texte doit être l’occasion de montrer l’intelligence d’une lecture non littérale du texte, façon d’échapper à la  paraphrase c’est-à-dire à la redite du texte  pris « au pied de la lettre » et de ne pas prendre non plus le texte comme un « prétexte »  pour projeter sur lui ses propres idées sans chercher à comprendre celles de l’auteur.  Le sens d’un texte n’étant jamais épuisé, on peut envisager qu’une lecture savante découvre une nouvelle signification de ce texte, ou une façon nouvelle de lire le monde contemporain à sa lumière; il est par contre peu judicieux de souligner le caractère dépassé du texte ou vieilli, et prudent de ne lui opposer que des positions plus pertinente sur le même problème ; ce que fait l’extrait de Spinoza extrait du Traité théologico-politique, en mettant en avant la valeur libératrice de l’institution de l’Etat, par rapport à la thèse de Tocqueville:

« Des fondements de L’État, tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’État a été institué; au contraire, c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire qu’il conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s‘acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère, ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté. »
.
Spinoza, Traité théologico-politique, ch. XX
1670, tr. fr. Ch. Appuhn, coll. GF

Explication d’un extrait de « L’ENERGIE SPIRITUELLE » de H.Bergson

« Chacun de nous est un corps, soumis aux mêmes lois que toutes les autres portions de matière. Si on le pousse, il avance; si on le tire, il recule; si on le soulève et qu’on l’abandonne, il retombe. Mais, à côté de ces mouvements qui sont provoqués mécaniquement par une cause extérieure, il en est d’autres qui semblent venir du dedans et qui tranchent sur les précédents par leur caractère imprévu: on les appelle «volontaires». Quelle en est la cause? C’est ce que chacun de nous désignent par les mots «je» ou «moi». Et qu’est-ce que le moi? Quelque chose qui paraît, à tort ou à raison, déborder de toutes parts le corps qui y est joint, le dépasser dans l’espace aussi bien que dans le temps. Dans l’espace d’abord, car le corps de chacun de nous s’arrête aux contours précis qui le limitent, tandis que par notre faculté de percevoir, et plus particulièrement de voir, nous rayonnons bien au-delà de notre corps: nous allons jusqu’aux étoiles. Dans le temps ensuite, car le corps est matière, la matière est dans le présent, et, s’il est vrai que le passé y laisse des traces, ce ne sont des traces de passé que pour une conscience qui les aperçoit et qui interprète ce qu’elle aperçoit à la lumière de ce qu’elle se remémore: la conscience, elle, retient ce passé,l’enroule sur lui-même au fur et à mesure que le temps se déroule, et prépare avec lui un avenir qu’elle contribuera à créer. Même, l’acte volontaire, dont nous parlions à l’instant, n’est pas autre chose qu’un ensemble de mouvements appris dans des expériences antérieures, et infléchis dans une direction chaque fois nouvelle par cette force consciente dont le rôle paraît bien être d’apporter sans cesse quelque chose de nouveau dans le monde. Oui, elle crée du nouveau en dehors d’elle, puisqu’elle dessine dans l’espace des mouvements imprévus, imprévisibles. Et elle crée aussi du nouveau à l’intérieur d’elle-même, puisque l’action volontaire réagit sur celui qui la veut, modifie dans une certaine mesure le caractère de la personne dont elle émane, et accomplit, par une espèce de miracle, cette création de soi par soi qui a tout l’air d’être l’objet même de la vie humaine. »

L’énergie spirituelle, Chap. 2 « L’âme et le corps » de Bergson ( PUF Quadrige 2006 )p. 30-31

Une explication orale et dialoguée de ce texte  préparé en vue de l’épreuve du baccalauréat ici: L’énergie spirituelle d’Henri Bergson.

A méditer: l’illustration sonore de la chanson des Pixies Where is my mind (en 32’17)

Les conditions de la gestion du temps à l’épreuve de philosophie du baccalauréat

Johann_Heinrich_Füssli

Between Scylla and Charybdi

 

 

 

 

 

Indication préliminaire : l’épreuve du baccalauréat de Philosophie est une épreuve de 4 heures.

4 heures, c’est à la fois long et court ; c’est long pour celui qui croit « sécher» devant le sujet. Au contraire, c’est court, pour celui qui croit avoir « beaucoup de choses à dire », et qui se précipite pour répondre à la question ou identifier l’ « opinion » de l’auteur du texte cad qui croit pouvoir traiter le sujet « à l’inspiration ». Souvent, le candidat passe successivement par ces deux expériences subjectives opposées du temps qui, soit passe trop vite (au début quand on se précipite à « répondre » à la question ou à « résumer » le texte), soit ne passe pas assez vite (quand on est « ennuyé », qu’on a « plus rien à dire »).

Pour dépasser cette expérience affective du temps, il faut apprendre 1/ à résister à la précipitation et 2/ à surmonter l’angoisse du vide (« la page blanche » de l’écrivain). A ces conditions, on pourra apprendre 3/ à gérer son temps.

I Résister à la précipitation : soigner l’analyse

Trop souvent, le candidat se précipite à lire le sujet ou le texte pour l’enfermer dans une représentation définitive dont il ne sortira plus. Il croit définir les termes du sujet mais il ne fait que plaquer des idées toutes faites sur ces termes. Il néglige le fait que les rapports entre les termes peuvent toujours être examinés sous plusieurs aspects. Se précipiter, c’est se faire le prisonnier des préjugés qu’on peut avoir immédiatement sur le sujet, au lieu de se donner patiemment les moyens de déconstruire ces préjugés par une véritable analyse.
On peut ainsi pour éviter la précipitation, méditer la citation de Hegel : « L’impatience prétend à l’impossible, c’est-à-dire à l’obtention du but sans les moyens ».Ce qui est impossible, c’est de comprendre tout de suite de quoi il s’agit ; il faut prendre le temps d’élucider, par l’analyse (les moyens de la définition des termes du sujet) le but de l’analyse (la fin de l’élucidation des enjeux).

II Surmonter l’angoisse de la page blanche : avoir le courage de la détermination des enjeux

Celui qui cherche à échapper à la précipitation risque de rencontrer l’autre écueil de l’exercice de la dissertation qui est une sorte de blocage du à une incapacité ressentie à initier la moindre réflexion. Si dans la précipitation, on est prêt à écrire tout de suite n’importe quoi, dans l’angoisse (comparable à celle du syndrome de « la page blanche » propre à l’écrivain), le candidat ne désire écrire que la parfaite et définitive vérité. Il se fait alors le prisonnier d’un complexe de « perfectionnisme », au lieu d’adopter une mentalité pragmatique de « bricoleur ».
Le « bricoleur » par exemple n’hésitera pas à formuler au brouillon des éléments de réflexion qui resteront peut-être ensuite inexploitées (fausses pistes) dans le travail définitif. Ce n’est pas grave. Une recherche est souvent d’abord un « tâtonnement », et ne prend pas tout de suite la forme d’une méthode parfaitement établie dans ses règles, et le bricoleur le sait bien.
Un véritable chercheur est ainsi une sorte de « bricoleur » (contrairement au « technicien » de la méthode) qui invente de nouvelles règles, et se donne par elles les moyens de réduire l’angoisse (en elle-même indéterminée dans son objet) à une peur (déterminée dans son objet et donc identifiable), et même à une simple inquiétude qui va pouvoir être résorbée par la recherche. Pour cela, une méthode est indispensable mais il faut indéniablement un certain courage au chercheur, celui d’accepter à un moment donné un certain état de détermination des enjeux de la question, afin de se donner le temps de construire le chemin de sa résolution.

III Gérer son temps ?

Gérer son temps, c’est finalement faire de ce temps un instrument maîtrisé de la tâche à accomplir : le but de l’épreuve (dissertation ou explication de texte) est d’élaborer la réponse à un problème philosophique qu’on aura dans un premier temps pris soin d’élaborer (pour la dissertation) ou de dégager (pour l’explication de texte). C’est donc à ce travail de « problématisation » qu’il faut d’abord consacrer son temps, et à ce qu’il demande préalablement (soigner l’analyse des termes du sujet, déterminer les enjeux).
Se souvenir que le temps de l’épreuve est donc d’abord un temps de recherche, et non immédiatement de résultats. Il faut se méfier des réponses toutes faites qui nous apparaissent comme des solutions rapides et faciles. Ces réponses semblent nous faire gagner du temps, mais en fait elles nous en font perdre, puisqu’elles nous empêchent d’identifier le problème. Il faut se méfier tout autant du désir impossible de perfection qui empêche toute réalisation pragmatique de la recherche en faisant oublier que la maîtrise courageuse passe toujours d’abord par l’épreuve de ce qu’on ne maîtrise pas.

La morale: généalogie de la responsabilité

 

 

« D’où vient que je n’aie encore rencontré personne, pas même dans les livres,  qui se placerait devant la morale comme si elle était quelque chose d’individuel, qui ferait de la morale un problème et de ce problème sa peine, son tourment, sa volupté et sa passion individuelles ? » (Gai savoir, 5, §345)

 

 Friedrich Nietzsche par  Edvard Munch (1906)

 

La généalogie de la morale: du dressage à l’élevage

Faire la généalogie de la morale, c’est restituer  de façon critique le processus de développement de la moralité des mœurs. La généalogie est une méthode d’investigation qui s’oppose à une conception idéaliste de la subjectivité liée à l’intellectualisme moral. Une morale ne peut se contenter d’être définie au niveau de la subjectivité consciente de ses obligations personnelles ; elle ne peut se réaliser concrètement que dans le monde vivant des relations interpersonnelles et des rapports sociaux, eux-mêmes inscrits dans un processus d’éducation, et donc de culture. C’est ce processus que dissimule l’intellectualisme moral. Celui-ci en effet, de façon abstraite, dévitalise, idéalise et universalise la morale, et empêche donc de comprendre la vitalité, la réalité conflictuelle, et la particularité des affects qui conduisent à former des jugements moraux, c’est-à-dire qui forment l’histoire de la « moralité des mœurs ». La conscience n’est du point de vue de cette généalogie qu’une modalité de la pensée, et est étroitement dépendante des contraintes biologiques et sociales de communication et de régulation des besoins qui ont produit historiquement la moralité des mœurs.

On peut considérer la généalogie de la morale d’abord à travers  l’ensemble des moyens  disciplinaires employés par une société traditionnelle, pendant la plus longue partie de son histoire primitive, pour élever les hommes, par le dressage, l’obéissance, l’habitude de  cette longue discipline à l’acceptation d’« une façon traditionnelle d’agir et d’apprécier » (Aurore, I, §9) . Cette discipline est une première étape vers la constitution des valeurs morales. Cependant, c’est sous une forme extérieure que se sont présentés ces premiers moyens cruels de civilisation, dont le caractère disciplinaire (ou le dressage, traduction de zähmung) a  modifié l’animalité de l’homme et lui a donné une certaine économie d’instincts. On relèvera en particulier les procédés mémo-techniques que constitue le spectacle rituel des châtiments infligés à tous ceux qui portent atteinte à l’ordre social, châtiments qui visent par leur caractère cruel et spectaculaire à rappeler de façon éclatante le prix de la transgression. Par le châtiment, l’homme est contraint de se constituer en sujet d’obligation permettant l’anticipation de sa propre action, de ses effets et ainsi de « répondre de sa personne en tant qu’avenir » (Généalogie, II, §2). C’est en ce sens que l’éducation morale acquiert pour dernière et tardive finalité:  « Elever un animal qui puisse promettre » (II, §1). Le dressage cèd la place à l’élevage (züchtung).

 

 Le rôle du ressentiment

On peut dans un second temps analyser la moralité des mœurs comme une culture du ressentiment ou culture de la « mauvaise conscience », cette cruauté retournée contre soi-même (Idem, Généalogie II, §22) dont l’histoire est celle de la recherche d’une compensation au sentiment d’une douloureuse impuissance à échapper au châtiment.

Par la « maladie » de la mauvaise conscience (Généalogie, II, §19), la morale de discipline se transforme en  « un ensemble d’idéaux »  conduisant à condamner et calomnier une réalité psychologique qu’on ne peut au départ ni comprendre, ni maîtriser: les sens, les affects, les passions et les instincts. Le ressentiment opère en confrontant cette réalité psychologique  à des idéaux moraux et métaphysiques qui la condamnent et la dévalorisent de façon systématique. Il produit ainsi l’intériorité d’une conscience morale se chargeant d’une faute originelle et irréparable, mais donnant aussi par là un sens à son impuissance et à échapper à la souffrance. C’est schématiquement ce que Freud reprendra plus tard à travers sa « topique » psychologique en analysant les conflits psychiques  inconscients du  « Ca », et du « Surmoi », à l’origine de la constitution de la personnalité.

 

La formation de la responsabilité

Cependant, le ressentiment loin de se réduire à une réaction négative, est aussi ce qui peut finir par produire dans un troisième temps un horizon de valeurs proprement nouvelles en permettant de déployer une puissance d’agir, non réductible à la réaction primitive qu’était initialement ce ressentiment. Né de l’impuissance à échapper à la souffrance, le ressentiment peut  en effet déployer un haut potentiel énergétique et pour tout dire «  révolutionnaire » en formant à ce pouvoir sur soi qu’est la responsabilité (en termes freudiens, il peut y avoir « sublimation » des conflits psychiques entre le « Ca » et le « Surmoi », et c’est tout le sens d’une éducation « réussie »).

La philologie (étude de l’histoire des langues) va jouer un rôle dans la compréhension de la formation de cette valeur de responsabilité, en permettant de comprendre par exemple que grammaticalement se distinguent un sujet d’action (« je ») et ses propriétés (je suis « ceci » ou « cela »), ce qui rend possible la forme de l’imputation responsable, et partant l’estime et la mésestime de soi engendrés par le sentiment d’avoir honoré ou failli à cette responsabilité. « Tenir une promesse », c’est ainsi se maintenir soi-même dans un souci de ne pas se dédire ni se perdre, en faisant de ce maintien une valeur manifeste (une « fidélité ») dans une attention à un « soi » qui fait effort pour se reconnaître et s’identifier. Répondre de soi en s’obligeant apparait alors comme la première façon de se constituer comme « sujet » capable d’atteindre « une véritable conscience de liberté et de puissance » (Généalogie de la morale, §16).

 

Faire la généalogie de la responsabilité, c’est donc enlever à la morale, cette « Circé des philosophes » (Aurore, Avant propos, §3) le prestige de l’Absolu qui n’est qu’un alibi pour condamner sans la comprendre  la réalité toute relative des affects; c’est encore mettre à jour des idées d’abord hypothétiques sur la provenance de nos préjugés moraux, mais qui, avec le temps doivent pouvoir devenir « plus claires plus solides et plus parfaites » (Généalogie de la morale, Avant propos, §2, p.8).

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