Peut-on concevoir une société sans travail ?

 

1/ Pourquoi travaillons-nous ? Nous pouvons d’abord répondre à cette question d’une façon simple: le travail se réfère au besoin de survie de ces êtres vivants que sont les hommes, soucieux de mettre en œuvre les moyens qui leur sont propres de satisfaire ce besoin cad de « gagner leur vie ». Les hommes que nous sommes travaillent par « nécessité » au sens où ils y sont contraints par leur condition naturelle ou/et sociale d’existence. En ce sens, la dimension sociale de l’existence humaine – qu’on la considère comme naturelle (Aristote) ou historiquement constituée (Rousseau) – ne fait que changer la forme d’organisation du travail humain, mais sans véritablement modifier sa signification originaire de « gagne-pain » propre à la condition misérable d’une espèce incapable de se suffire à elle-même sans recourir à un laborieuse exploitation des ressources de la nature: le travail est donc le destin d’une humanité incapable de se sauver autrement qu’en se « tuant » à la tâche de sa survie, cad en se pliant à une activité certes productive mais surtout ingrate en tant que le bénéfice de cette production serait voué à ne pouvoir être durablement acquis et préservé, demandant sans cesse la reproduction de cette activité laborieuse. La condition humaine est ainsi marquée ici par un premier paradoxe : celui d’une condition d’existence poussant l’homme à « perdre sa vie à la gagner ». L’idéologie (cad la représentation fictive et non raisonnée) qui alimente une telle représentation du travail est donc porteuse de sa dévalorisation en tant qu’elle tend à en souligner l’essentielle absurdité, et qu’elle incite l’homme à trouver les moyens de s’en accommoder sans y chercher autre chose qu’un « mal nécessaire ».
Bien fou serait alors celui qui chercherait à s’épanouir ou à se réaliser dans le travail, l’homme doué de raison étant alors plutôt celui qui parvient au mieux à faire travailler d’autres que lui à sa place et pour son profit, ce « bon sens » se payant cependant du prix d’une conception fondamentalement inégalitaire des relations politiques avec les autres hommes. Si le travail est essentiellement une corvée ou un joug que seuls des esclaves ou des bêtes sont susceptibles de supporter, il faut alors s’estimer soi- même au-dessus de sous-hommes et d’animaux seuls disposés à y être astreints. Telle est la grandeur de l’ « homme libre » au sens des philosophes grecs de l’antiquité: ne pas avoir à travailler, mais se réserver pour d’autres devoirs, plus beaux (la contemplation), plus grands (l’action politique), plus nobles (la quête de la gloire) et donc plus humains.

2/ On peut dans cette perspective concevoir une société sans travail comme une société qui obéit au rêve aristocratique de l’homme libéré du travail par le développement de techniques de plus en plus performantes rendant inutiles l’exécution humaine de tâches que des machines seraient susceptibles d’effectuer de façon bien plus efficaces. Aristote rêvait déjà de ces sociétés où les navettes tisseraient toutes seules les vêtements (Politique, I, 4) de façon automate: la machine est en effet ce mode de développement technique qui permet à l’homme de ruser avec la nature afin de se libérer du travail.

Reste qu’un tel processus de développement technique du travail conduit à un second paradoxe : celui que H.Arendt appelle dans Condition de l’Homme moderne « une société de travailleurs sans travail  » (Pocket, « Agora », 1983, pp. 37-38). Il s’agit de soutenir que la prétendue libération par la technique ne vaut plus pour des hommes incapables d’apprécier « les activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. » (op. cit) Sommes- nous en effet capables de supporter longtemps l’ennui dans lequel risque de nous plonger une vie prolongée sans aucun travail ? Si on analyse en profondeur les effets du travail sur notre personnalité, on trouvera qu’il agit comme un puissant catalyseur de nos désirs et de notre affectivité, qu’il induit une dynamique certes pénible mais loin d’être purement négative. Le travail est ce qui fait de l’homme un « animal laborans » tout occupé à entretenir et reproduire le processus de la vie (1) et donc par libéré de toute inquiétude sur le sens de sa condition d’être mortel.

En ce sens, si le travail n’est pas originairement une activité technique, il tend à le le devenir à partir du moment où il prend le sens de produire finalement, selon des règles, une œuvre cad une chose du monde indépendante de la vie (op.cit, p. 132). Il semble alors qu’une société sans travail puisse devenir rapidement non le paradis mais plutôt l’enfer d’une vie vide cad incapable de fournir l’énergie d’entretenir et de reproduire la vie, et désoeuvrée cad incapable de produire ces objets du monde dans lesquels nous aimons nous reconnaître comme auteurs d’ouvrages qui font la fierté de notre existence. Le risque d’une société sans travail est donc de ne pas parvenir à donner aux individus qui la composent le goût d’autres activités susceptibles de leur permettre d’épanouir leur humanité.

3/ Pourtant, les critiques envers la déshumanisation du travail peuvent être radicales et avec elle celle de la forme d’organisation sociale dont elle est porteuse: l’acharnement au travail est en effet « la meilleure des polices. » soutient Nietzsche dans Aurore : il empêcherait l’individu de s’émanciper et d’apprendre à penser par lui-même, de devenir dangereux pour une société sécuritaire qui ne craint rien de plus que la culture de la valeur intérieure de chaque individu : ainsi, le travail « consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. » (op.cit) . Le travail reste une forme inférieure d’accomplissement de notre humanité, et une société humaine digne de ce nom doit envisager la possibilité, sinon de son dépassement, du moins d’un mode d’organisation dans laquelle la « glorification du travail » et des « discours infatigables sur la bénédiction du travail » (op.cit) ne tiennent plus lieu de morale sociale.

L’enjeu est donc de savoir comment ramener les discours sur la productivité du travail, à la raison. D’un côté penser les conditions d’un partage raisonné du travail qui permettrait de l’envisager dans une perspective non pas seulement de course folle à la concurrence économique et à la performance technique (2)  mais de transformation profonde de la société humaine, non plus centrée sur la « valeur-travail » mais ouverte à d’autres formes d’activité. D’un autre côté, explorer les formes de ces activités substitutives du travail, capables d’engendrer des formes de sociabilité alternative, peut-être plus dignes de notre humanité que le travail lui-même. Nous avons besoin de travailler mais ne valons-nous pas mieux que ce que ce travail tend à faire de nous dans une société où il se fait d’ailleurs de plus en plus rare et de plus en plus coûteux ?

Note (1): C’est pourquoi Locke voyait dans « le travail de notre corps » la forme la plus primordiale du travail , distincte de « l’oeuvre de nos mains » déjà tournée vers la confection de l’oeuvre technique rappelle H.Arendt (op.cit, p.123)

Note (2) : Les discours politiques et éducatifs sur le travail s’alimentent d’une idéologie qu’on pourrait qualifiée de technocratique et qui s’attache à faire du lui une forme d’activité procédurale relevant d’une évaluation de ses performances et de ses contre-performances. Le travail est ici une activité qui est partie prenante d’une organisation de surveillance et de contrôle, et les travailleurs les garants de la bonne exécution de tâches qui leur sont assignés dans le cadre d’un « système technicien » (Ellul) dont aucun individu, quelque soit sa fonction, n’est affranchi. Or cette « société de travailleurs sous surveillance » (B.Cassin) régie par une « bonne gouvernance » qui pratique le culte de la performance n’échappe pas non plus au paradoxe pour au moins deux raisons:

1/ L’incapacité en dernier recours à définir un principe d’évaluation des normes de ce qui est performant et de ce qui ne l’est pas. Le travail technocratisé est une activité dont les résultats ne peuvent être évalués en toute objectivité, en prenant en considération tant les effets bénéfiques qu’il produit que ses contre-effets nocifs. Si ce sont en effet des « grilles de performance » qui régissent ce travail, grilles évaluant du moindre technicien de surface aux Etats les plus industrialisés (évaluées par les fameuses « agences de notation » qui n’ont, par contre, pas pris le temps d’évaluer les responsables de la dernière crise financière…), le principe d’évaluation qui définit ces grilles reste largement suspendu à des considérations qui échappent à toute rationalité (baisse ou hausse du cours de la bourse, crashs financiers, crise économique, décision politique ) et qui sont d’abord formatées par un langage mondialisé (le « globish » ou anglais planétaire du troisième millénaire qui n’est pas sans faire penser au « Novlang » de G.Orwell dans 1984). La performance est ainsi « une fiction protéiforme extrêmement retorse qui transforme en apparence sans cesse la qualité en quantité » (Cassin) mais qui n’assigne en réalité cette quantification à aucune principe de mesure fondamental.

2/ La performance des travailleurs se mesure à leur « employabilité » cad à leur capacité à s’adapter aux tâches qui leur sont assignés dans le système technicien. La question de la motivation et de l’investissement des travailleurs dans les tâches qu’on leur confie se pose alors puisqu’il n’est pas tant ici essentiel de leur donner la motivation de cultiver des compétences professionnelles approfondies que de leur assigner des aptitudes à la polyvalence et à l’interchangeabilité souple des tâches à effectuer dans une opération technique.
Tandis que l’évaluation de la performance présumée des travailleurs définit leurs compétences à partir de grilles bien formatées, le système technicien sélectionne ceux-ci en fonction de leur aptitude « multitâche ». Le travailleur est sommé d’obéir à une règle analogue à celle du progrès technologique qui veut qu’un produit soit d’autant plus performant qu’il puisse intégrer de nouvelles fonctions, et qu’il puisse appliquer de nouveaux programmes (cf : vos téléphones portables).

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