De « Game of thrones » à « Hunger games »: La liberté est-elle un pouvoir de refuser ?

Game of Thrones saison 5 sansa, GoT, daernerys, tyrion, arya, trône de fer, hbo, george r r martin, season 5, saison 5, morts, asoiaf, livres, hbo, interview

1/ La série Game of thrones  met en scène de nombreux personnages passionnés par le pouvoir, symbolisé par « le trône de fer » (titre de la série en français). Parmi ces personnages, il y a ceux qui revendiquent comme un droit légitime ce trône (Stannis Barathéon), ceux qui sont prêts sans état d’âme à tous les actes immoraux pour l’obtenir ou le conserver (Stannis encore mais aussi Viserys thargarien, Tywin Lannister), ceux encore qui prédisent le don gracieux de ce pouvoir à un(e) heureux et légitime élu(e) et se mettent à leur service (Melisandre, Jorah Mormont), ceux qui intriguent dans l’ombre ou séduisent outrageusement pour arriver à leurs fins (Baelish, Cersei), ceux enfin qui souffrent de et nient en même temps leur impuissance à assurer l’exercice de l’autorité (Joffrey , Théon Greyjoy).

2/ A côté de ces personnages livrés aux tourments de la passion et dont le rapport à la liberté est largement fantasmatique et illusoire, il en est d’autres dont le rapport au pouvoir est plus complexe, et l’expérience de la liberté plus authentique. On peut ainsi faire l’hypothèse que cette deuxième série de personnages permet d’amorcer une définition de la liberté, en tant que  l’expérience de la liberté commence pour eux à faire l’objet d’un questionnement, donc d’un retour sur soi-même. Ces personnages comprennent que la liberté n’est pas une expérience qui se confond avec le désir de pouvoir, mais qu’elle implique d’abord la crainte de l’impuissance.

– ainsi, Eddard Stark, découvre son incapacité à concilier le soin de conserver son honneur, et celui de préserver sa famille.Il connait ainsi les affres de l’indécision (comment bien juger ?) et en ce sens fait l’expérience originaire de la liberté. Cependant, son noble refus des compromissions peut aussi s’interpréter comme une faiblesse politique qui lui coutera la vie. Refusant la décision, il périt de son impuissance à se décider, cad à renoncer à certains de ses désirs.

– Arya Stark qui refuse sa condition féminine (elle apprend secrètement le maniement des armes) et s’initie au sein de la secte des « sans-visage » de Braavos à une religion qui exige d’elle le renoncement à son identité personnelle. Arya n’est pas seulement le jouet de ses passions, elle se comprend comme un sujet qui interroge son pouvoir de refuser ou de céder à leurs emprise. Elle médite ainsi à travers la formule « Valar morgulis » (« Tous les hommes doivent mourir ») sur la vanité et les illusions du désir humain (pour elle en particulier le désir de vengeance).

– Jon Snow ne cesse de s’interroger sur son devoir de gardien, et la façon de le concilier avec ses propres désirs : il est membre de la garde de nuit mais tombe amoureux d’une « sauvageonne » ; il doit défendre le mur mais désire sauver et s’allier avec ces peuples d’au-delà du mur. Il se considère illégitime (car « bâtard ») mais aspire à la reconnaissance de sa bravoure. Jon questionne lui aussi le sens de sa liberté, et n’appréhende pas sans inquiétude  chacun des choix qu’il est amené à faire. En ce sens, il est libre parce qu’il ne refuse pas l’expérience existentielle de l’angoisse qui accompagne tout choix fondamental. Il n’est pas seulement comme le héros grec confronté à l’alternative radicale du risque de la mort ou de la perte de la liberté. Il est comme le saint chrétien, interrogeant le bien-fondé de sa décision, et la faiblesse de sa volonté (cf : le reniement de Saint Pierre).

Pour tous ces personnages, le pouvoir de refuser est initialement une expérience lucide de la liberté : il s’agit d’entrer dans un questionnement sur le sens et la valeur de ses désirs, donc de suspendre son jugement. La liberté réelle passe par le doute, l’inquiétude, voire l’angoisse, et non la fiévreuse impétuosité du désir de pouvoir qui ne charrie que fantasmes et illusions. On peut penser que ces personnages sont plus profonds donc  plus humains que les premiers, en tant qu’ils font l’expérience consciente de leur fragilité. Permettent-ils pour autant de donner une définition bien formée de la liberté ?

3/ Il semble que la définition de la liberté, si elle s’éclaire par l’expérience du pouvoir de refuser (ne pas céder passionnément à tous ses désirs, douter, s’interroger sur le bien-fondé de ses jugements), ne puisse cependant s’y limiter. Le défaut des personnages de Game of thrones est ainsi de ne pouvoir représenter le processus naturel et historique de la nécessité du réel. Penser celle-ci implique en effet d’entrer dans une compréhension raisonnée, au plus loin de sa représentation fantastique. Penser vraiment la liberté, c’est alors dépasser la fiction d’un pouvoir de refuser total et absolu que seuls donne à imaginer les mythes et les légendes, fictions qui expriment plus nos affects que notre pouvoir réel sur le monde et sur nous-mêmes.

Penser la liberté, ce pourrait être alors retourner la fiction contre les illusions de notre désir de liberté : se servir de la fiction pour montrer à quel point nous sommes naturellement et historiquement déterminés à suivre les lois de la nécessité ; ce serait penser les causes qui nous déterminent et pas seulement les fins que nous poursuivons en croyant que nous le faisons librement ; l’autre nom de cette liberté est en effet l’ignorance des raisons profondes de nos actions. Spinoza nous enseigne ainsi que penser la liberté et penser l’illusion pourrait bien être la même chose.
Un tel raisonnement ne conduit pas pour autant à revenir à l’éloge de la vie des homme passionnés et aveuglés par leurs désirs, mais à relativiser ce que nous apprend l’expérience du pouvoir de refuser, qui reste une expérience confuse et imparfaite de liberté, car on ne refuse quelque chose que parce qu’on en accepte une autre plus désirable. Ce n’est pas notre pouvoir de refuser qui est en effet à l’honneur quand nous refusons, c’est notre nature qui s’accomplit selon une logique désirante qui nous échappe le plus souvent, et que la fiction peut exprimer en allant à contre-courant de la pente naturelle de notre imagination: telle est la pensée philosophique que Spinoza propose de la liberté.

QUEL SENS Y A-T-IL A INTERPRETER NOS DESIRS ? « LA NOUVELLE HELOÏSE »


Charles-Edouard LE PRINCE Promenade de Julie et Saint-Preux sur le lac de Genève (1824)

« Je ne vois partout que sujets de contentement et je ne suis pas contente. Une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et gonflé (…). L’attachement que j’ai pour tout ce qui m’est cher ne suffit pas pour l’occuper : il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens, mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse ; le bonheur m’ennuie.
Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être ? Pour moi, je vous avoue qu’un sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire a beaucoup ôté du prix que je donnais à la vie, et je n’imagine pas quelle sorte de charme on y peut trouver qui me manque ou qui me suffise. Une autre sera-t-elle plus sensible que moi ? Aimera-t-elle mieux son père, son mari, ses enfants, ses amis, ses proches ? En sera-t-elle mieux aimée ? Mènera-t-elle une vie plus de son goût ? Sera-t-elle plus libre d’en choisir une autre ? Jouira-t-elle d’une meilleure santé ? Aura-t-elle plus de ressources contre l’ennui, plus de liens qui l’attachent au monde ? Et toutefois j’y vis inquiète. Mon cœur ignore ce qui lui manque ; il désire sans savoir quoi. »

Rousseau La nouvelle Héloïse Sixième partie, lettre VIIIe , p. 757 (Poche)

Dans cette lettre tirée du premier grand roman moderne La nouvelle Héloïse, Rousseau nous décrit les embarras du cœur confronté à sa propre incompréhension ; si le cœur est en effet la faculté de désirer, cette faculté est en même temps, l’expression d’une impuissance à comprendre avec clarté et distinction l’obscur objet de ce qu’il désire. Il ne suffit pas, en effet, rappelle ici Julie dans cette lettre à son ancien amant, d’avoir des objets de contentement pour satisfaire ses désirs. Ces objets sont le plus souvent l’occasion de distraire le cœur de sa propre inquiétude, et, quand ils ne parviennent plus à nous distraire, surgit alors le terrible ennui, cette langueur secrète de l’âme qui montre combien, au-delà des distractions, l’attachement même à tout ce qui nous est cher ne suffit pas à satisfaire notre désir. D’où l’idée que le bonheur lui-même peut apparaître, à qui le regarde en face, cad débarrassé des illusions mercantiles qui en sont le masque trompeur, comme insuffisant à satisfaire cette faculté de désirer qu’est le cœur.
Il ne faut pas chercher trop vite un nom de maladie à cette épreuve de l’ennui, attitude de lassitude devant ce qui semble d’abord la préoccupation essentielle de l’existence : la recherche du bonheur. Les noms de « mélancolie », « névrose », « dépression » « blues » ou autre noms de pathologie issus de quelque classification médicale ne sauraient traduire en effet parfaitement le sens de cet étrange « dégoût du bien-être » qui est en même temps le point de départ d’une découverte de la façon propre dont chacun à sa façon ôte du prix qu’il donne naturellement à la vie. L’ennui a quelque chose de mortel et Julie, à la fin du roman, ne finira pas ses jours par un simple accident ; elle cédera a ce que le psychanalyste Freud n’hésitera pas à nommer, au Xxème siècle, une « pulsion de mort ».
Ce n’est pas que Julie soit sans désir cependant ; ce qui manque à cette femme, ayant accompli un mariage par devoir, c’est la capacité à assigner désormais un sens aux élans de son coeur. Julie se trouble au constat d’une impuissance constitutive de la raison à contenter ses désirs profonds. On peut ainsi considérer qu’elle est en mal d’interprétation de son désir. Si l’interprétation est en effet la faculté de retrouver le sens perdu (d’une parole, d’un texte, d’un rêve ou d’un acte), alors rien de plus nécessaire dans l’ennui que de recourir à l’interprétation du désir. En redonnant du sens, l’interprétation ne fait en effet rien d’autre que redonner au cœur son élan vital, il guérit le désir de sa morbidité et ainsi fournit à l’inquiétude humaine confrontée au sens obscur de son existence, une issue salutaire. Interpréter, c’est donc sauver le désir du désarroi existentiel dans lequel le plonge l’ennui, et c’est ainsi éviter de n’avoir à opposer à cette épreuve de l’existence que des distractions vaines et sans lendemain. Car l’interprétation nourrit la connaissance de soi : en questionnant ce qui la distingue de toute autre être humain, Julie ne fait rien d’autre qu’explorer son propre rapport singulier au désir. On peut ainsi faire l’hypothèse que la vie inquiète de Julie s’apaise quelque peu de savoir que cette inquiétude est sa propre inquiétude, et que ce qu’elle ignore de ce qui lui manque est une ignorance qui la marque d’une singularité à nulle autre pareille. Il n’y a ainsi pas deux façons identiques de ne pas savoir ce que l ‘on désire. Et c’est cette singularité du manque que questionne sans fin l’interprétation du désir.

buy windows 11 pro test ediyorum