LA TRANQUILLITE DE L’AME de Sénèque (ES)

      Entretien dialogué sur

La tranquillité de l’âme de Sénèque

(autre lien: ici)

Les numéros renvoient aux minutes de l’entretien consacrés aux thèmes présentés (ex: 8’40).  Les extraits sont choisis dans les parties étudiés en cours (I-IV). Attention: ils sont lus dans une autre traduction que celle de l’édition GF

Thèmes du programme: La conscience – Autrui – Le devoir – La politique – La morale – Les échanges – Le bonheur

– Sur la participation du sage à la vie de la cité (8’40 et suiv avec l‘extrait 1 du texte de Sénèque (IV, 2-7) et un extrait du film  L’exercice de l’Etat de P. Schoeller (2011)

– Sur  l’action publique comme remède à l’intranquillité et comme devoir moral (16’30…)

– Sur la vanité des voyages pour guérir l’intranquillité de l’âme (20’…). Extrait 2 du texte (II, 13)

– Sur la question du rapport entre la vie des affaires – negotium –  et la vie de loisir – otium – (25’…).

– Sur la quête idéale  du port de la sagesse et la faiblesse réelle de l’humanité (29’…)

– Sur la nature raisonnable de l’homme et le devoir d’agir envers les autres (30’…)

– Sur la difficulté de la compagnie de soi-même et l’oisiveté mal vécue (32′ – 35’38). Extrait 3 du texte (II, 10-12)

– Sur le devoir de l’homme de s’habituer à l’imperfection de sa condition naturelle (40′)

– La mort de Sénèque comme suicide socratique (43’30)

L’art permet-il de discuter des goûts ?

 

Malévich Carré noir (1915)

Discuter: établir un dialogue obéissant à des règles communes et visant à établir ensemble un accord sur la vérité d’une proposition, le bien d’une action, ou la beauté d’un spectacle

Les goûts: préférences personnelles marquant, chacune à sa façon, la singularité d’un jugement d’appréciation

L’art: domaine de l’esthétique (science du beau) aux frontières largement indéfinies

Thèse 1: l’art est le domaine où se constate le mieux la divergence des goûts, leur opposition conflictuelle, et donc où se manifeste l’impossibilité de toute discussion sur les goûts

Argument A: c’est pour juger de ce qui est ou non artistique que les individus ont le plus de mal à s’accorder, alors qu’ils s’accordent mieux sur le vrai (par la démonstration scientifique) ou sur le bien (par reconnaissance d’une communauté de valeurs éthiques)

Argument B: le désaccord esthétique sur ce qui est artistique ou non-artistique peut prendre la forme de malentendus spectaculaires opposant un amateur passionné et un connaisseur raisonnable, chacun estimant l’autre dans l’erreur de jugement. La dispute est alors ce qui empêche toute discussion courtoise. On finit par ne plus parler d’art pour les mêmes raisons qu’on évite de parler de religion et de politique.

« Argument » C: repli sur l’adage (paradoxalement) commun: « Des goûts et des couleurs on ne discute pas »

Thèse 2: l’art est le domaine où s’apprend une certaine forme de discussion qui conduit à la naissance du jugement de goût esthétique

Argument A: discuter des goûts demande un apprentissage de la liberté d’expression que n’apprend ni la démonstration scientifique, ni le respect moral. On peut être être très savant ou intègre et ne pas savoir discuter.

Argument B: discuter des goûts signifie apprendre à se mettre à la place de l’autre: cela signifie s’ouvrir à l’altérité du « ton » jugement et ne pas s’enfermer dans l’identité de « mon » jugement. C’est l’apprentissage de la relation intersubjective ou personnelle. C’est une école de dépassement des conflits parce que cette discussion n’a aucun enjeu scientifique ou moral.

Argument C: la discussion sur les goûts n’engage donc que la volonté libre de s’accorder ou non avec l’autre sur la valeur artistique d’une oeuvre. Elle conduit à exprimer librement un goût proprement esthétique dont la caractéristique sera d’être désintéressé, capable de faire reconnaître la beauté prétendument universelle d’une oeuvre d’art, et non seulement d’exprimer l’émotion particulièrement agréable ressentie devant un objet de satisfaction. (Kant Critique de la faculté de juger – §1 à 5)

Thèse 3: Pour que l’art permette effectivement de discuter des goûts, des conditions de communication sont requises, conditions qu’instituent par exemple le musée, la galerie, ou encore la publication de la revue d’art. L’art est un milieu socio-culturel qui demande à être institué en permanence pour favoriser la discussion des goûts

Argument A: la discussion des goûts est souvent étouffée par le conformisme social qui impose le goût d’une classe dominante à une classe dominée (Bourdieu La distinction).

Argument B: pour lutter contre ce conformisme, il faut non seulement proclamer le droit à la liberté d’expression des goûts mais en permettre l’exercice de fait au sein d’un espace public dans lequel le choix des oeuvres exposées sera toujours plus discutable pour les goûts qui s’y expriment !

L’histoire peut-elle remédier aux falsifications de la mémoire ? (ES)

 

ANALYSE DE NOTIONS :

Falsification : rendre faux

Mémoire :  faculté de se souvenir

Remédier : contribuer à soigner –  guérir

Histoire : 2 sens (Aron): devenir de l’humanité ou science que les hommes s’efforcent d’élaborer de ce devenir à partir d’un reportage sur le passé ( historia (grec): enquêter – rapporter ce que l’on sait)

ANALYSE

Pour beaucoup de sociétés humaines traditionnelles, la mémoire n’a rien d’historique, mais relève intégralement d’une croyance en l’irréalité du devenir humain. Pour ces sociétés archaïques,  il n’y a de réel que de ce qui ne connait aucune transformation radicale, aucun changement fondamental. La seule histoire possible est alors une « histoire mythique » (Elliade) qui raconte tout ce qui a été à l’origine, et annonce tout ce qui sera à la fin. Ce récit souvent oral a une fonction thérapeutique : il apaise les inquiétudes des hommes, non seulement devant l’avenir, mais aussi devant l’ignorance dans laquelle ils sont de leur passé, et il les pousse ainsi à ne vivre que dans une sorte de perpétuel présent, où le temps, cyclique, n’a pas vraiment d’autre sens que celui de la répétition du même. Que change alors la modernité de l’histoire dans le rapport de la société à la mémoire de son passé ? Permet-elle de se garder de toute erreur, voire de tout mensonge ? Peut-elle prétendre remédier à une supposée falsification de la mémoire ?

L’idée que la mémoire puisse être falsifiée ne peut naître que dans une culture de la recherche historique de la vérité. Etablir des faits en éliminant tout ce qui contribue à entretenir la croyance en des fables : telle est la tâche de l’historien. Celui-ci va donc instaurer un rapport critique (Krinein (grec): juger avec la raison) à la mémoire, rapport fait de sélection de témoignages, de recoupement d’archives, et d’invention de procédés techniques (ex : datation au carbone 14). L’historien ne se contente ainsi pas de relater le passé, il en déconstruit le souvenir subjectif pour en reconstruire la représentation objective. Il remédie à ce qu’on peut estimer raisonnablement être les défauts de la mémoire : l’oubli, les faux-souvenirs, les zones d’ombre, mais aussi les dissimulations volontaires et délibérées

Ainsi, l’art de falsifier les documents  peut rivaliser avec celui d’en établir l’authenticité historique, comme le montre l’exemple de la photographie retouchée du deuxième anniversaire de la Révolution d’octobre du 7 novembre 1919, sur laquelle la trace de la présence de Trotsky a été, sans doute à l’époque stalinienne, effacée. De plus, cet usage de la raison critique tend paradoxalement à instaurer un climat de méfiance au sein de la culture savante: tout critiquer revient en effet à valider la thèse de n’importe quelle « théorie du complot » qui encourage la paranoïa plutôt que l’investigation raisonnée. Toutes les méthodes historiques peuvent ainsi être retournées contre leur objectif initial d’éclaircissement de la vérité des faits. Enfin, quand le pouvoir politique instaure le contrôle du passé d’une nation, il est presque capable d’anéantir jusqu’à l’existence objective des faits historiques eux-mêmes, projet d’un « ministère de la vérité » tel que le représente Orwell dans son roman 1984.

Tout cela signifie-t-il l’échec de la connaissance historique devant les puissances trompeuses de la propagande politique, des révisionnistes et des négationnistes, ces anti-historiens qui ressemblent « comme chien et loup » aux historiens véritables ? Le comble du mépris de la vérité historique a en effet sans doute été atteint avec les manœuvres déployées pour nier l’existence des chambres à gaz et le projet d’extermination des juifs d’Europe de la seconde guerre mondiale. Ce sont en effet des symboles de l’atrocité de l’histoire contemporaine qui ont été visés par ces pseudo-historiens. Ces provocations ont eu au moins l’avantage de rappeler qu’au-delà de l’investigation historique, le passé fait aussi l’objet d’un vigilant devoir de mémoire qu’il convient d’observer avec le respect dû aux peuples et aux personnes niées dans leur humanité lors de ces périodes sombres. Si l’historien est le gardien de la mémoire, il ne garantit malheureusement pas absolument contre ses tentatives d’assassinat.

QU’EST-CE QUE LE MOI ?

Narcisse (Le Caravage 1593)

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.

Pascal, Pensées, « Qu’est-ce que le moi ? » Laf. 688

Dans ce texte, extrait du recueil des Pensées de Pascal, il s’agit en quelques leçons d’apprendre une  vérité sur le moi, et d’en déduire la valeur de l’amour que l’on peut lui porter. Mais quelles leçons de vérité le philosophe peut-il nous donner sur le sens de l’amour que l’on porte à soi-même ? Et pourquoi ces leçons sont-elles si importantes pour moi ? L’intérêt de ce texte est qu’il ne présuppose pas un savoir prétendu de philosophe sur l’identité du moi ou le sens de l’amour mais bien plutôt met en question ce prétendu savoir tout autant que les opinions du sens commun dont il partage au fond les mêmes préjugés.

Première leçon: Que je vienne à passer dans la rue, aperçoive un homme à sa fenêtre, et je peux me croire alors l’objet de son attention. C’est que je ne me considère pas comme n’importe quel passant anonyme: je  suis moi-même, et moi-même, du point de vue de mon amour-propre, ce n’est pas n’importe qui ! Or la leçon consiste à reconnaitre que le regard de l’homme a sa fenêtre n’a sans doute que faire de moi qui passe par là. Il peut ne chercher dans cette activité d’observation  qu’un simple passe-temps. Pascal parle dans d’autres textes du « divertissement » comme de l’occupation principale de la plupart des hommes. Cet homme ne voit passées que des silhouettes anonymes. Je ne suis donc, pour lui personne en particulier. C’est la première leçon: accepter de n’être personne pour quelqu’un qui vous regarde avec indifférence, comme un simple passant anonyme.

La deuxième leçon est plus difficile: il s’agit de comprendre la vérité sur l’amour de la beauté. Cet amour ne consiste jamais à aimer quelqu’un pour lui-même mais d’abord seulement pour sa beauté physique.  Pour obtenir l’amour, l’aimé (e) montre  son plus beau profil, et cherche ainsi chez l’amant (e) les preuves de cet amour. Mais l’amour de la beauté prouve justement le contraire de ce qui est recherché ! L’amant va s’attacher à la beauté et non à la personne. Il y a donc dans l’amour de la beauté une illusion qui fait tout son charme mais aussi toute sa cruauté quand l’illusion de dissipe. On peut parler d’une « vanité » de cet amour esthétique, c’est-à-dire d’une valeur séduisante mais trompeuse de la beauté. La petite vérole en tuant la beauté  éclaire  la vanité de l’amour esthétique, et nous rapproche ainsi de la vérité sur nous-mêmes.

Troisième leçon: Si ce n’est pas la beauté qui nous rend aimable, on peut trouver heureusement des valeurs-refuges qui m’assurent quand même l’estime d’autrui. Si je suis un esprit reconnu pour son intelligence, je peux me croire mieux aimé que pour une beauté fragile et périssable. Or, je ne suis pas mon intelligence, pas plus que je ne suis ma beauté ! Mon jugement ne fait pas de moi ce que je suis, et pas plus ma mémoire. Abruti par la passion, rendu amnésique par la maladie, je resterais moi-même.  La troisième leçon se charge donc de  démasquer comme tout aussi vaines que la beauté ces qualités si mal nommées propriétés intellectuelles.

Que reste-t-il de ce que je croyais pouvoir identifier comme le propre de moi ? Quelqu’un qui ne peut ni être ni localisé, ni à proprement parler aimé. Ce qu’on aime en moi, ce n’est en effet jamais  moi-même mais des qualités impropres du corps ou de l’âme, lesquels ne sont dès lors aimables qu’à proportion de ces qualités. Ce « on » cache peut-être cependant dans sa formulation impersonnelle le secret de la relation amoureuse qui est d’être une relation entre un « je » et un « tu ». Dès lors la propriété essentielle du moi pourrait bien être de constituer, non pas une « substance » pensante ou matérielle comme le soutiennent des philosophes comme Descartes, mais le désir d’être aimé au travers d’une relation personnelle: « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Telle est ainsi selon Montaigne, le secret de l’amitié. On pourrait alors soutenir que Pascal ne caractéristique ici qu’une forme inférieure d’amour, celle qui n’accède pas au coeur de la relation amoureuse, et en reste à la jouissance  des qualités superficielles et impersonnelles car « périssables », qu’elles soient qualités du corps ou de l’âme.

La fin du texte prend ainsi une tournure morale: la question de la nature du moi n’est en effet pas essentiellement une question métaphysique. Elle interroge la dignité, c’est-à-dire la valeur de la personne qui me constitue, et qui me rend essentiellement aimable.  Pascal ne fait pas comme Descartes de la  substance pensante ce qu’il y a de plus digne en moi. Le sujet pensant est un sujet abstrait qui sera toujours aimé pour des qualités qui ne lui sont pas essentielles, et qui ne sera donc jamais aimé pour lui-même.

Cela doit conduire à éviter les défauts d’une attitude courante chez les philosophes. Estimant à tort le moi adorable dans sa substance, ils en viennent à mépriser la recherche des honneurs: ces charges et offices qui consacrent souvent une position sociale, et sont souvent le résultat d’une laborieuse lutte pour la reconnaissance. Ce que veut dire Pascal est qu’il est tout aussi vain de rechercher les honneurs que de chercher à être aimé pour des qualités physiques ou intellectuelles qu’on estime à tort pouvoir caractériser son identité personnelle. Le secret de l’amour, et peut-être aussi de la gloire est ailleurs.
« Ne pas rire, ne pas pleurer mais comprendre » dira Spinoza pour qualifier l’attitude du vrai philosophe devant le spectacle des passions humaines. Comprenons ici que les hommes qu’ils recherchent des honneurs ou la satisfaction de leur amour-propre n’en recherche pas moins  maladroitement l’amour. Les premiers n’ont pas à être plus moqués que les seconds.

La vérité du moi est cruelle:  Le moi est malade, passionné d’amour-propre et cet amour l’aveugle sur la vraie nature de lui-même qui est justement de ne posséder en propre aucune qualité.
Mais cette vérité est aussi libératrice: elle permet de comprendre le paradoxe du moi: Le moi n’est pas aimable et pourtant il ne désire follement qu’une chose: être aimé, d’où la folie de la passion amoureuse !
Que peut faire le philosophe ? Non se moquer d’une attitude qu’il n’est pas le dernier à reconduire, mais comprendre le vrai chemin personnel et tortueux de la relation amoureuse,  et pour cela reconnaître qu’être un sujet, pour moi, c’est toujours désiré au plus haut  point être ce que je ne suis pas,  ce désir animant toutes mes conduites, les plus folles comme les plus sages.

Autre explication du même texte plus analytique et érudite: ici

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