L’art permet-il de discuter des goûts ?

 

Malévich Carré noir (1915)

Discuter: établir un dialogue obéissant à des règles communes et visant à établir ensemble un accord sur la vérité d’une proposition, le bien d’une action, ou la beauté d’un spectacle

Les goûts: préférences personnelles marquant, chacune à sa façon, la singularité d’un jugement d’appréciation

L’art: domaine de l’esthétique (science du beau) aux frontières largement indéfinies

Thèse 1: l’art est le domaine où se constate le mieux la divergence des goûts, leur opposition conflictuelle, et donc où se manifeste l’impossibilité de toute discussion sur les goûts

Argument A: c’est pour juger de ce qui est ou non artistique que les individus ont le plus de mal à s’accorder, alors qu’ils s’accordent mieux sur le vrai (par la démonstration scientifique) ou sur le bien (par reconnaissance d’une communauté de valeurs éthiques)

Argument B: le désaccord esthétique sur ce qui est artistique ou non-artistique peut prendre la forme de malentendus spectaculaires opposant un amateur passionné et un connaisseur raisonnable, chacun estimant l’autre dans l’erreur de jugement. La dispute est alors ce qui empêche toute discussion courtoise. On finit par ne plus parler d’art pour les mêmes raisons qu’on évite de parler de religion et de politique.

« Argument » C: repli sur l’adage (paradoxalement) commun: « Des goûts et des couleurs on ne discute pas »

Thèse 2: l’art est le domaine où s’apprend une certaine forme de discussion qui conduit à la naissance du jugement de goût esthétique

Argument A: discuter des goûts demande un apprentissage de la liberté d’expression que n’apprend ni la démonstration scientifique, ni le respect moral. On peut être être très savant ou intègre et ne pas savoir discuter.

Argument B: discuter des goûts signifie apprendre à se mettre à la place de l’autre: cela signifie s’ouvrir à l’altérité du « ton » jugement et ne pas s’enfermer dans l’identité de « mon » jugement. C’est l’apprentissage de la relation intersubjective ou personnelle. C’est une école de dépassement des conflits parce que cette discussion n’a aucun enjeu scientifique ou moral.

Argument C: la discussion sur les goûts n’engage donc que la volonté libre de s’accorder ou non avec l’autre sur la valeur artistique d’une oeuvre. Elle conduit à exprimer librement un goût proprement esthétique dont la caractéristique sera d’être désintéressé, capable de faire reconnaître la beauté prétendument universelle d’une oeuvre d’art, et non seulement d’exprimer l’émotion particulièrement agréable ressentie devant un objet de satisfaction. (Kant Critique de la faculté de juger – §1 à 5)

Thèse 3: Pour que l’art permette effectivement de discuter des goûts, des conditions de communication sont requises, conditions qu’instituent par exemple le musée, la galerie, ou encore la publication de la revue d’art. L’art est un milieu socio-culturel qui demande à être institué en permanence pour favoriser la discussion des goûts

Argument A: la discussion des goûts est souvent étouffée par le conformisme social qui impose le goût d’une classe dominante à une classe dominée (Bourdieu La distinction).

Argument B: pour lutter contre ce conformisme, il faut non seulement proclamer le droit à la liberté d’expression des goûts mais en permettre l’exercice de fait au sein d’un espace public dans lequel le choix des oeuvres exposées sera toujours plus discutable pour les goûts qui s’y expriment !

Auteur/autrice : JFC

Professeur de philosophie au lycée du Loquidy

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