Un Art particulier

Nous avons déjà consacré un paragraphe, dans la deuxième partie (La lidia et le toreo), aux toreros artistes et aux belluaires, mais comme écrivit José Bergamín « La majorité des toreros que nous voyons dans les arènes ne sont ni l’une ni l’autre de ces deux choses. »1

On a classé les toreros dits artistes dans une catégorie bien particulière, de sorte qu’il est difficile pour ceux qui n’appartiennent pas à celle-ci de faire valoir leurs qualités artistiques. Ceux que nous appelons toreros artistes sont en réalité des toreros au bagage technique limité qui ne sont capables de toréer qu’un nombre réduit de toros. On dit d’eux qu’ils sont capables du meilleur comme du pire, qu’ils sont fragiles, de par leur inconstance et de par les caractéristiques mêmes de leur toreo. El il est vrai que par manque de recours techniques, ou à cause d’un courage limité, ou bien pour ne pas condescendre à toréer à contre-style, ils ne toréent – sauf exception – que des toros exceptionnels de franchise et de noblesse (toros de bandera) que tout torero désire voir sortir du toril et qui leur permet de s’abandonner corps et âme à leur Art. Certains expliquent leur manque de régularité par l’inspiration qui n’arrive pas, ou par l’absence des duendes, ces esprits magiques qui les envoûtent parfois, ou par le fait que leur ange ne daigne pas descendre.

En réalité, ils ne sont pas les seuls à être capables de faenas artistiques, de chefs d’œuvres, d’un toreo fait de filigranes et de raffinements divers – souvent sévillans – de se laisser aller à leur style et à leur inspiration. Les toreros artistes qui ne conçoivent la tauromachie que d’après la conception de l’Art pour l’Art, qui ne toréent jamais à contre-style, sont très souvent (au regard de l’histoire de la tauromachie) gitans et malheureusement considérés par une bonne partie du peuple espagnol comme des voleurs ou du moins comme manquant de professionnalisme et de sens de la responsabilité. Voici la vision de l’artiste gitan par antonomase, j’ai nommé le génial Rafael  Gómez Ortega, alias El Gallo : « Et en fait El Gallo expliquait que le toro aussi a son style, et que le style du toro peut être le contre-style du torero, du style du torero ».2

En effet, comme nous le disions dans le prologue, le toro est un matériel vivant, inconstant, versatile, méritant un respect, mais un matériel tout de même ou un support artistique. L’inconstance de ce matériel crée sans doute toute la difficulté du toreo qui est doublement dynamique : de par le mouvement du torero (même s’il immobilise au maximum ses pieds) et de par celui du toro. Pour que l’œuvre d’art apparaisse, une symbiose doit s’effectuer entre ces mouvements. Dans le toreo, l’œuvre ne dépend pas seulement de l’artiste, de son inspiration, mais également et surtout, du caractère du matériel, ce qui le rend incomparable à tout autre art. Faut-il pour autant le cataloguer d’art mineur, populaire ou mécanique ou je ne sais quoi d’autre ? Mais qu’est-ce que l’Art ? Ne peut-on pas considérer qu’il s’agit de la transmission d’un sentiment profond, par la voie de la création esthétique, ayant pour but d’émouvoir un public – consciemment ou non, en le considérant comme une forme d’expression ? Il existe incontestablement des toreros artisans, mais il en existe aussi et sans nul doute d’autres qui sont de vrais artistes. Ceux qui ont pratiqué un peu le toreo de salon savent que parfois le même geste, la même passe, atteint une autre consistance et qu’il existe une sublimation de ce même geste. En outre, il existe des toreros capables, dans l’arène, d’exécuter un toreo, avec un toro, que nous serions incapables de créer avec un toro imaginaire – et sans doute lui non plus -, et c’est ce qui pour nous constitue une preuve suffisante pour croire que le toreo n’est pas un art mécanique mais un authentique Bel Art. Pour moi, la grande faena de Morante à Séville, le 29 avril 2000 a une saveur comparable, et ô combien savoureuse (pardonnez la redondance), au, pour prendre un exemple, 2nd mouvement du Concert pour violons de Jean Sébastien Bach. Les chefs d’œuvre ne sont pas plus ou moins de l’Art, ils sont Art, « seulement ».

Mais il y a des toreros plus ou moins cortos (limités) ou plus ou moins largos (au répertoire étendu ou capables de s’adapter à leurs opposants), plus ou moins artistes, plus ou moins dominateurs. Il existe un éventail infini de nuances en ce qui concerne les caractéristiques toreras (avec leurs qualités et leurs défauts; et avec les défauts qui accompagnent et sont le pendant de certaines qualités), aussi vaste qu’il y eut, qu’il y a et qu’il y aura de toreros.

Il est de nombreux toreros capables d’émouvoir un public à partir d’une émotion tragique mais ils sont moins nombreux à pouvoir le faire par la voie d’une émotion esthétique. Julio Aparicio (fils) dit que « pour que ce soit beau, il faut donner l’impression de glisser »3. Le torero doit donner l’impression d’un déséquilibre entre vie et mort. Lorsqu’un torero « s’accouple » à la charge d’un toro, qu’ils ne forment plus qu’un, c’est alors que la tauromachie acquiert toute sa grandeur. Seuls les grands toreros sont capables, une fois la technique dépassée, de s’abandonner à leur œuvre, à la création artistique. Le toreo est une musique silencieuse écrivait José Bergamín, parce qu’en tauromachie il y a aussi des consonances. Le temple et l’esthétique sont les bases de l’art taurin : la douceur et la beauté. Qui a parlé d’érotisme ? Comme le disait Cossío, le toreo est un art dynamique : « Un tableau, un ensemble sculptural, ne surprennent qu’un moment de la durée d’une suerte, mais la beauté de celle-ci est profondément dynamique et ce sont les attitudes et les mouvements conjugués du toro et du torero tout au long d’une passe qui produisent en nous cette émotion artistique. »4

Il est nécessaire, pour pouvoir apprécier le toreo, d’avoir une sensibilité beaucoup plus fine (et vous m’excuserez de le dire) que celle que nous supposent nos détracteurs. Ce n’est pas la violence ou la cruauté qui nous plaisent, ces aspects nous les avons dépassés. Ce qui nous plaît c’est sa beauté. Ce que nous ressentons c’est une puissante émotion esthétique, au risque de me répéter. Dans l’œuvre taurine nous trouvons une création, un sens, la transmission d’un sentiment, une esthétique, de l’émotion, donc de l’Art. Un Art éphémère, il est vrai, mais un Art avec toutes ses lettres de noblesse, et bien que le toreo ne soit pas classé parmi les six Arts majeurs, cela ne l’empêche pas d’en être un de plus aux yeux de ceux qui savons l’apprécier. Pour moi, il est sans doute, aux côtés de la musique, du cinéma et du théâtre, l’Art le plus capable de produire une extase émotionnelle. Il est certain qu’il ne peut pas être emprisonné dans un musée, mais cela importe-t-il ? Sa condition éphémère a au moins la vertu d’échapper à la spéculation sur les œuvres d’art. Tu y étais, tu as adoré, tu as été ému et tu garderas un souvenir impérissable et c’est tout. Les œuvres taurines perdurent dans la mémoire de ceux qui y assistèrent et surent les voir. A ce propos, Francis Wolff écrit : « Les œuvres des beaux-arts ont une vie peut-être éternelle mais passive : elles vivent une fois pour toutes de la vie mise en elles. Les œuvres du toreo ont une vie fugace, mais c’est une vie où l’existence est conquise à chaque instant sur l’inexistence, une vie d’efforts pour ne pas se perdre, pour tenir et se maintenir encore, pour persévérer dans l’être. […] Il est moins qu’un art, puisqu’il est un combat réel qui met l’œuvre en péril et l’empêche le plus souvent d’éclore. Et il est plus qu’un art puisqu’il est un combat réel contre lequel s’édifie l’œuvre et qui lui permet quelques fois d’éclore. Et, ce faisant, il indique peut-être l’horizon visé par tous les autres arts, mais qui leur demeure inatteignable. »

Le toreo est en effet un art éphémère, comme la danse d’ailleurs (même si une chorégraphie peut longtemps perdurer) – et plus particulièrement comme la danse flamenca. C’est assurément l’Art le plus proche du toreo. Je me rappelle la phrase d’un ami qui me dit alors que nous étions en train d’assister à une novillada : « on dirait qu’ils dansent », ce à quoi je lui ai répondu : « Ce n’est pas une impression : ils dansent ! ». Mais il est à noter que le torero doit danser avec le toro et non pas devant lui. Pour revenir à la condition éphémère du toreo, il est important de dire qu’on ne va pas à une corrida comme on va au musée. Aller à une corrida c’est comme aller dans un atelier où trois artistes créent des œuvres qui disparaissent au moment même de leur naissance, la dimension rituelle transcendante mise à part.

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1. Cf. La música callada del toreo  de José Bergamín p. 86.

2. Dans La claridad del toreo de José Bergamín p. 59.

3. Interview dans la revue Torero et toro.

4. In Los Toros en deux volumes : tome I p. 206.

5. In Philosophie de la Corrida p.259.


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