Mai 27 2017

La dimension érotique du toreo

Je ne vais revenir sur les propos bien connus de Belmonte sur l’orgasme que procure le toreo. Nous ne somme pas ici dans le premier degré mais dans le symbolique.

Le toreo est une danse, à la fois macabre et festive, je l’ai dit, car l’opposition doit être dépassée au profit de l’accord.

Le rythme est fondamental et il participe de l’esthétique taurine en mouvement.

Le dessin est la deuxième caractéristique du toreo : le tracé de la passe que le corps de l’homme doit accompagner dans un geste épuré. Pour qu’il y ait communion le torero doit essayer de modeler la charge du toro et celui-ci doit finir par y consentir. L’homme doit peser sur la charge, diriger la trajectoire, dans l’idéal en envahissant le terrain du toro qui devra contourner le corps de son adversaire devenu partenaire. Le toro ne doit pas collaborer trop facilement mais nier le toreo c’est revisiter la Corrida. La tauromachie nécessite comme base qu’un toro combatte et cherche à attraper le leurre mais elle ne se limite pas à cela. Dans la même idée, la Corrida a besoin de la course d’un toro (s’il est à l’arrêt tout est fini) mais elle ne s’arrête pas à cela.

Le torero est un héros mais il n’est pas non plus que cela. Il est un artiste, à l’instar d’un danseur ou d’un musicien, un artiste qui n’est pas simplement dans la représentation comme dit si bien Francis Wolff mais un artiste qui joue sa vie en rejouant un mythe bien réel  car la Corrida est un oxymore. Encore une fois la lidia et le toreo ne sont presque jamais dissociables. S’il existe des toreros qui sont dans la posture sans peser sur la charge du toro, un aficionado moyen n’est pas dupe. A contrario, croire que l’esthétique est un problème et qu’elle est contraire à l’idée de domination est ridicule. Au contraire, il n’y a qu’à voir toréer Ureña pour s’en convaincre : charger la suerte, baisser la main, conduire la charge avec rythme le plus loin possible, voilà le bon et le beau réunis.

L’image de cet être gracile, à la fois gracieux et fragile, contraste avec celle du héros, dur et invincible. La première renvoie au côté féminin de tout être humain. Certaines postures, le fait de toréer sur la pointe des pieds, la finesse de certains mouvements de poignet et jusqu’aux bas roses sont là pour évoquer cette ambiguïté qui font du torero l’Homme avec un grand H, le représentant de l’humanité, ni homme ni femme mais les deux à la fois, une sorte d’être hermaphrodite.

Francis Wolff cite l’anthropologue Pitt-Rivers dans sa Philosophie de la corrida (pp. 96-97) :

« A travers la représentation d’un échange de sexe entre le torero et le toro et l’immolation de ce dernier qui transmet sa puissance génératrice à son vainqueur, un transfert s’effectue entre l’Humanité et la Nature : les hommes sacrifient le taureau et reçoivent en retour la puissance  dont il est le détenteur. » C’est pourquoi, au cours du combat, le « matador » […] se dépouille progressivement de ses attributs féminins (par exemple sa cape bicolore qui tournoie comme une jupe et dans laquelle il s’enveloppe, au premiers tiers, en exécutant de légères figures de danse) pour acquérir les symboles de la virilité (en particulier l’épée du sacrifice) tandis que le toro se défait progressivement de sa virilité sauvage, celle du monstre tout-puissant. »

 A méditer.


Mai 20 2017

Forme et substance

Je crois avoir démontré dans mon précédent « papier » que la Corrida est plus un sacrifice qu’un combat, quoi qu’il faille encore clarifier les choses et expliquer qu’elle n’est pas que cela.

La Corrida a l’apparence d’un combat dans le sens où il s’agit d’un face à face mais si c’est un combat il est inégal et le but n’est pas la victoire de l’un des adversaires. Si c’est un combat c’est un combat qui n’en est pas un dans son fondement. On utilise parfois des mots en les vidant de leur sens.

Si la Corrida était un combat elle s’apparenterait aux jeux du cirque et le genio et le sentido seraient les qualités recherchées par les éleveurs et non la bravoure et la noblesse1. Certains aficionados devraient aller jusqu’au bout de leur logique si tant est qu’il y en ait une car il semble que certains concepts soient pour d’aucuns quelque peu ambigus. Si elle doit avoir sa place et que les toreros devraient accepter sa contingence, la caste négative n’est un idéal que si on est sadique, ce qui n’est évidemment pas le cas de l’immense majorité des aficionados. Ce qui devrait tous nous réunir, et c’est là où réside le principal problème de notre époque, c’est la recherche de la puissance dont l’absence ruine toute bravoure.

Face aux qualités du toro correspondent celles du torero : le courage pour circonscrire la puissance, la technique, autrement dit l’intelligence, pour dominer la bravoure et l’esthétique pour profiter de la noblesse. Ce dernier élément est consubstantiel à la Corrida depuis ses origines, d’abord avec l’élégance qui doit accompagner l’héroïsme et le code d’honneur des toreros puis la grâce qui surgit avec Cúchares et Lagartijo au XIXe siècle. Mais la Corrida moderne se cristallise définitivement dans les années 20 et en particulier en 1928, non seulement avec l’arrivée du peto mais aussi et surtout quand Chicuelo réunit Gallito et Belmonte à Madrid face à Corchaíto, de Pérez Tabernero, dans un toreo lié en rond face à un animal noble qui reçut la vuelta sans avoir été un modèle de bravoure à la pique. Il y a 90 ans ou presque, ne l’oublions pas !

La Corrida a la forme d’un rite, c’est sa partie immuable en même temps que sa vraie nature. Ce qui n’est pas écrit c’est la lidia que certains traduisent par ‘combat’ car il s’agit d’un jeu de domination. Si c’est le toro qui domine, on assiste à un échec, du torero comme de la Fiesta, même si quelques personnes semblent jouir du spectacle montrant un homme dépassé (on est tellement mieux dans les gradins). Si c’est le torero qui domine le même toro on peut imaginer qu’on aura assisté au même spectacle de bravoure, surtout aux piques, mais qu’en plus on aura vécu le miracle de la communion, post-domination, car celle-ci être un préalable et non une fin en soi, entre l’homme et la bête. Il y a donc un paradoxe qui n’en est un qu’en apparence : la forme de la Corrida est celle d’un rite sacrificiel et le contenu est celui d’un affrontement entre une charge indéterminée et la capacité d’un torero à la maîtriser, à la dominer puis à la subjuguer. Il est important de comprendre que le toreo ne se limite pas à un jeu de domination mais qu’il est essentiel que l’opposition soit dépassée par la complémentarité dirigée par l’élément humain qui modèle la force brute, par le courage d’abord mais forcément associé à l’intelligence sans laquelle il ne serait rien face au monstre puis finalement par l’esthétique qui confère à la tauromachie, ce « combat » seulement apparent, sa dimension érotique. Je suis conscient que beaucoup d’entre nous nient cette dimension mais si la tauromachie est résumée à son côté tragique c’est d’abord une tragédie pour elle car elle devient difficilement défendable.

Résumons-nous : sacrifice mais éthique pour respecter l’animal sacrifié et lui donner sa chance (double chance : d’attraper le torero ou d’être gracié). Cet animal n’est pas choisi pour sa docilité comme dans les rites sacrificiels religieux mais au contraire pour sa capacité de combativité positive qui permet la danse, à la fois macabre et festive, deux faces complémentaires. Plus on atteint l’équilibre entre le tragique et l’esthétique, plus grande est la lidia, plus elle se rapproche de l’idéal. Elle perd son intérêt quand elle tombe dans une difficulté extrême qui ne permet pas une passe ou au contraire, bien-sûr, quand elle tombe dans une facilité apparente qui lui enlève toute émotion. La dichotomie torisme vs torerisme est un clivage par trop simpliste ! Certains mettent en question cet équilibre parfait. Libre à eux. Pencher d’un côté, soit, mais nier l’autre est une hérésie.

J’ai eu par ailleurs l’occasion de l’exprimer clairement, pour être transcendant ou simplement pour transmettre une émotion ce que fait le taur-héros ne doit jamais paraître facile et l’animal sacrifié ne doit jamais faire pitié. C’est une victime qui ne doit pas le paraître. Elle doit vendre chèrement sa peau et c’est la difficulté qui résulte de cette combativité qui permet au rite de prendre tout son sens, de donner de la substance à la forme. Ce n’est pas une question de jouer avec les mots, la sémantique est importante. Nous n’avons pas dans la langue française un mot pouvant traduire le mot lidia, d’où, je crois, certaines confusions. La lidia est, à l’intérieur de la forme rituelle, le moyen pour arriver au but qui est le toreo. C’est une technique associée au courage qui, dépurée, a aussi son esthétique mais c’est surtout la cadre du possible, la science du torero, un préalable pour lui permettre de donner libre cours à son Art. La lidia est rarement une lidia pure – tout comme le toreo n’est quasiment jamais esthétique pure -, elle est généralement indissociable du toreo.

Reste maintenant à savoir ce qu’est le toreo. Ce n’est pas une mince affaire. Cela fait 25 ans que j’essaie pour ma part de le définir. Rafael El Gallo, après toute une vie de torero disait et peut-être est-ce là la meilleure définition : « Le toreo… c’est ce que l’on ne peut pas expliquer ».

Affaire à suivre.

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1. Encore faut-il se mettre d’accord sur ce concept dont voici une définition : charge classieuse sans coups de tête, mufle baissé, répondant aux sollicitations sans brusquerie, avec rythme ou du moins sans à-coups et ne s’occupant que de l’objet à atteindre pour le poursuivre avec franchise et jusqu’au bout (par définition, la noblesse complète implique la bravoure et n’exclut pas du nerf en début de lidia; au contraire noblesse partielle unie à une demi-bravoure et un manque de force donne une charge mollassonne et candide, prototype de ce qu’on appelle le toro moderne).


Mai 13 2017

Combat ou sacrifice ?

La Corrida met en scène un homme et un taureau brave (ou de combat) dans un corps à corps agonistique. Jusque là, très bien, mais quelle est la nature exacte de ce corps à corps ?

Il y a, me semble-t-il, un malentendu concernant le mot lidia que l’immense majorité des espagnols ne remplaceront indistinctement pas par le mot combate. Pour le coq de combat, l’animal le plus proche du toro en ce sens que lui aussi est élevé pour son caractère, on parle de gallo de pelea car celui-ci est destiné à se battre contre un congénère, ce qui n’est pas le cas du toro.

Il paraît clair que pour ce dernier il y a combat : il ne calcule pas, il veut vaincre tout ce qui se met sur sa route. Les tenants du combat sans doute se placent-ils inconsciemment du côté du toro plutôt que du côté de l’homme. Dans tout affrontement (ce qui n’est pas la même chose qu’un combat) il est difficile en effet de rester neutre, il faut prendre parti.

Le fait est que généralement le toro ne sort pas vainqueur. La logique veut qu’il meure : c’est l’intelligence de l’homme qui vainc la force brute. De plus, symboliquement parlant, l’homme triomphe de la mort dont l’animal en est l’antonomase.

Comment peut-il y avoir un combat alors que les deux opposants n’utilisent pas les mêmes armes ? Si combat il y a, celui-ci est on ne peut plus inégal, celui d’un homme qui a une masse corporelle une dizaine de fois inférieure à celle de son adversaire mais qui, en contrepartie, est a priori prêt à ce face à face dont il connaît les règles du jeu.

Par ailleurs, s’il y a combat, il doit y avoir un vainqueur. Quand le toro gagne-t-il ? Pas quand il tue le torero et l’idée ne viendrait à personne de le gracier pour cela, anti-taurins mis à part.

Est-il gagnant lorsqu’il est gracié ? En général non, car c’est souvent le torero qui le met en valeur pour permettre l’indulto.

Alors bien sûr il arrive souvent que l’homme soit dépassé mais, au bout du compte, même sifflé, c’est lui qui met à mort l’animal. Si ce n’est pas le cas, le toro est tué dans les corrales.

Le seul cas de réelle victoire pour le toro serait donc celui d’une grâce pour comportement exceptionnel après avoir surclassé le torero. Dans ce cas c’est généralement la vuelta qui est accordée mais de toute manière l’animal aura gagné son indulto plus pour avoir démontré sa nature brave que pour avoir été vainqueur du combat supposé car il aurait eu encore plus de chance de l’être face à un adversaire capable de s’accoupler à sa charge.

Je comprends que le mot sacrifice en dérange certains car il sous-tend l’idée de victimisation mais il est clair que si la Corrida est un rite sacrificiel ce n’est pas son seul aspect (restons sur thanatos, nous traiterons eros par ailleurs). On ne cherche pas un animal qui serait facile à sacrifier. Dans de nombreux rites, celui de Mithra ou celui de Saint-Marc ou d’autres encore bien plus anciens, auxquels la Corrida peut se comparer, voire desquels elle peut se réclamer, le sang du toro doit couler pour pouvoir s’imprégner de ses qualités (bravoure, puissance, fertilité). En ce sens, elle serait une sorte de rite totémique où l’animal sacrifié n’en est pas moins vénéré. Il est le symbole d’un peuple, nous, peuple du toro, peut-être en réminiscence d’un aurochs terrifiant finalement terrassé où la peur a fait place à la culpabilité d’avoir tué un animal longtemps considéré invincible. Pour Freud, le repas totémique représente l’absorption de la vie sacrée mais dans la Corrida le toro joue sans doute aussi le rôle de bouc-émissaire en remplaçant la figure paternelle primordiale et brutale dont la mort suppose le début de la civilisation, les enfants s’organisant dans un esprit de justice.

Dans la tauromachie espagnole, pour que la communion avec les forces de la nature puisse se réaliser dans ce qui peut ressembler à une sorte de danse macabre entourée d’un esprit de fête, il est indispensable que l’animal soit digne d’être sacrifié aux dieux (sont-ce des minotaures ou s’agit-il de permettre au soleil, comme chez les Aztèques ou dans d’autres rites solaires, de continuer sa course ?) par ses qualités de bravoure et de noblesse (pas une noblesse partielle et fade mais plutôt une noblesse entendue comme un abandon total). La victoire pour être belle, totale, doit faire suer le torero mais aussi lui permettre, une fois la domination acquise, de s’abandonner, de s’offrir lui-même en offrande. L’issue de cette « lutte » doit donc ne pas être évidente et c’est sans doute cette tension, la blessure paraissant probable et le toro semblant vouloir toujours attraper le leurre, que certains appellent combat. Pour se jouer de la mort l’Homme doit jouer sa vie. Mais une osmose complète est rare et pour surgir il faut nécessairement que les forces contraires s’unissent : celle de l’esprit, soit l’homme, envahissant le terrain du toro pour le dominer en créant un groupe sculptural indissociable.


Mar 11 2017

Le toreo selon don Domingo

Ce qui suit est à lire avec précaution car, comme le dit le grand Esplá, et même s’il est en partie un continuateur du toreo de don Domingo Ortega : « Nous sommes chargés de stéréotypes engendrés par des tauromachies obsolètes. Les canons ! Aucun de ceux qui ont forgé leur tauromachie ne l’ont fait au moment où il était en exercice. Tous des toreros retirés ! Cela permet bien des licences. On idéalise les choses ; on y met de la littérature ; on veut compliquer. Et il n’y a plus moyen de comparer ce qu’on dit avec ce que l’on fait. »1 

Extrait de la conférence de Domingo Ortega à l’Ateneo de Madrid en 1950 :

« Toréer ce n’est pas faire en sorte que le toro vienne et que vous restiez sur sa ligne, cela c’est le contraire de toréer; mais si vous chargez  [le poids du corps], vous mettez le corps vers l’avant avec la jambe contraire au côté d’où vient le toro, cela revient à toréer, s’il ne vous prend pas; parce que c’est un obstacle que vous lui mettez devant. » […]

« Les aficionados ont une grande responsabilité dans le fait de ne pas être restés fidèles aux normes classiques : Parar, Templar et Mandar. Selon ma manière de voir les choses, ces termes auraient dû être ainsi complétés : parar, templar, CARGAR et mandar; car si le mot cargar eut été uni aux autres trois depuis le moment où ils sont nés en tant que normes, le toreo ne se serait sans doute pas autant dévié.

            Je crois aussi bien-sûr que l’auteur de cette formule n’a pas pensé qu’il était indispensable parce qu’il devait très bien savoir que, sans charger la suerte, on ne peut pas dominer et par conséquent, dans le terme mandar les deux étaient inclus.

            Bien entendu, charger la suerte ce n’est pas ouvrir le compas, parce qu’avec le compas ouvert le torero allonge mais il n’approfondit pas; la profondeur est obtenue par le torero quand la jambe est avancée vers l’avant, pas sur le côté.

            … Comme conséquence de l’abandon de ces normes, le toreo a été réduit de moitié; c’est-à-dire qu’on lui a enlevé la plus belle partie, celle du début, celle qui est pour moi la substance du toreo; celle où le torero affronte le toro en mettant la cape ou la muleta vers l’avant, pour, à mesure que le toro entre dans le terrain du torero, le toréer avec temple, en se penchant sur la jambe contraire, en même temps que celui-ci avance vers l’avant, c’est-à-dire en allongeant la charge du toro et en approfondissant, en même temps et par là même, la passe. Tout cela de mon point de vue, bien entendu.

            Quand on crée une telle ambiance, c’est très difficile de s’en remettre. Il faut être rompu à tout et avoir de fermes convictions pour ne pas se laisser entraîner, car, même moi, j’ai vécu quelque chose de très curieux. 

            Devant toréer à Madrid, dans les années quarante et quelques, un critique, ami et bon aficionado, est venu me voir et m’a dit : – Je dois te parler en privé. Cette après-midi tu torées à Madrid et tu sais comment est le toreo moderne; ne mets pas la cape et la muleta vers l’avant; mets-toi de profil, donne une demi passe et tu verras combien le succès sera facile -. Je lui ai répondu : – Je crois que tous ceux qui pensent ainsi sont dans l’erreur. Les normes classiques sont éternelles; la Corrida en elle-même est plus forte que tous les toreros ensemble; celui qui en sort sera à la merci des toros, et en étant à leur merci, ils finiront par le dominer. »

  1. Le discours de la corrida p.187; François Zumbiehl ; Verdier ; 2008

Nov 11 2016

Du mono-encaste au pluri-encaste

Les domecqs ont plus de 85 ans, quatre générations se sont succédé de Villavicencio à Morenés en passant par Díez et Solís. Les frères puis les neveux puis leurs enfants ont pris leur indépendance et chacun a vendu des camadas entières. Chacun a imprimé sa personnalité à l’encaste d’origine, le plus malléable qui soit. Selon les critères des éleveurs, le caractère de l’élevage peut changer du tout au tout : les Pedaza ressemblent-ils plus aux anciens guardiolas ou aux juanpedros actuels ?

Traditionnellement on distingue trois branches : Juan Pedro (la fondatrice), Marqués (plus vifs mais aussi plus rustiques, lourds et mieux armés) et Osborne (d’une grand noblesse mais faibles). La première, Juan Pedro Domecq y Díez, a entre autres donné Luis Algarra à partir de 1975, un des chaînons qui sera la base de nouveaux élevages même s’il  est aujourd’hui en retrait, tout comme celui de José Luis Marca acquis peu de temps auparavant. Marqués de Domecq et José Luis Osborne sont des ganaderías ultra marginalisées dans l’actualité et la maison-mère n’est pas non plus dans son meilleur état, le capital génétique ayant été par trop dilapidé par Juan Pedro Domecq Solís, le père du « toro artiste » après avoir croisé son bétail avec des núñez en provenance de Torrestrella, encaste dérivé créé par son oncle. On peut considérer que les éleveurs de Garcigrande sont sur la même ligne, les mêmes qui ont créé El Ventorrillo avant que celui-ci ne connaisse son envol pendant la période Paco Medina (1992-2005) qui lui imprima son style. De cette ganadería dérive notamment celle de Montealto.

Avant le toro artiste, le véritable fondateur de l’encaste, Juan Pedro Domecq y Díez avait réussi à créer le toro moderne à partir d’un amalgame entre deux branches de l’encaste Parladé en vogue au début du XXe siècle : Conde de la Corte et Pedrajas avec une prédominance du premier par absorption. Le sang Veragua s’est quant à lui énormément dilué mais on retrouve ses gènes dans certains pelages. Physiquement, le toro de cet encaste est plutôt bas, ramassé et assez fin, assez moyen à tous niveaux. Ce qu’à obtenu l’éleveur au niveau du comportement c’est certes un animal noble mais, pour être plus précis, qui a beaucoup de fixité, qui se concentre sur l’objet en mouvement le plus proche, un animal au rythme régulier dès la sortie en piste (prévisible donc) qu’il conserve tout au long de la lidia (c’est ce qu’on appelle la durabilité). Chez les pires domecqs apparaît une charge molle dès le début d’un combat qui n’en est plus vraiment un mais qui permet le toreo de cape alors qu’après le châtiment il s’immobilise. Pour la plupart, s’il n’y a pas de montée en puissance il y a au moins une constance dans la charge pendant de longues minutes avec une ouverture à la fin de chaque passe qui frise la mansedumbre et la possibilité de réaliser un toreo de proximité en fin de faena ce que ne permettait nullement leurs ancêtres du comte de la Corte. Et puis il y a les meilleurs, quelques individus qui ont de la puissance au cheval et qui vont crescendo à la muleta avec une noblesse complète et positive, celle des vrais braves, ces valeureux combattants qui défendent leur terrain

Constellation DomecqLes élevages sans date ont été créés dans les années 90 ou au début des années 2000

Actuellement les branches principales seraient plutôt quatre, en plus de la branche mère : Salvador et Aldeanueva (créée par Pepe Raboso), les plus archaïques et aussi les plus vibrantes, où le modèle actuel est resté très proche de l’amalgame d’origine, puis Jandilla comme branche centrale et Cuvillo en tant que mélange des trois branches de base (Marqués, Osborne et Juan Pedro). Celles-ci ont un comportement assez semblable et c’est plus le physique avec une plus grande variété de type sur la dernière qui fait la différence. 

– El Torero, outre les élevages familiaux de Lagunajanda et Salvador Domecq (qui ne sont pas dans une grande forme), est à la base de ceux de Gavira et Las Ramblas (R. Sorando à partir de cette dernière) et constitue maintenant le sang majoritaire de Victoriano del Río (Juan Pedro-Algarra-Jandilla au départ)

GaviraJuan Pedro archaïque de Gavira, plus proche des condesos

– Aldeanueva a donné El Pilar ou Pedraza dont la puissance au cheval rappelle les meilleurs Pedrajas

el pilarToro de El Pilar : colorado et haut comme les étalons fondamentaux de cette lignée

– Cuvillo a notamment donné Guadalmena ou Núñez de Tarifa

CamaraToro de type Osborne de Rocío de la Cámara : assez bas et ensabanado

– Jandilla est la souche d’où proviennent Zalduendo, Daniel Ruiz (et de celui-ci José Cruz), Montalvo, Fuente Ymbro et des élevages prometteurs comme El Parralejo ou Guadaira. Fuente Ymbro est le plus vibrant de tous, parfois capable de s’endormir sous le cheval, sans forcément pousser, plutôt que de se déclarer vaincu.

Toro pour les sanfermines 2013Contrairement à cet individu de Fuente Ymbro, les jandillas ont souvent des particularités comme jirón ou lucero

– Ensuite il faudrait rajouter l’encaste apparenté de Torrestrella qui a donné Torrealta (et celui-ci Bañuelos puis Mollalta ou Torrealba), Guadalest, Monte la Ermita mais aussi Fernando Peña, Condessa de Sobral…

TorrestrellaBurraco, aleonado, enmorrillado, avec plus de coffre et de volume : un torrestrella typique

Il y a aussi les inclassables qui essayent dans bien des cas de retrouver le dosage quasi parfait qu’avait en son temps réussi Álvaro Domecq y Díez, à base essentiellement de Domecq et de Núñez, et parmi lesquelles on ne trouve pour l’instant pas de fer de premier plan.

ll y a aussi malheureusement le pire, souvent formé avec le déchet de tienta d’autres élevages et dans un but purement mercantiliste plus que « toreriste » (à moins que le but soit de plaire uniquement aux toreros de troisième catégorie dans les villages les moins exigeants).

Cet ensemble, assez hétéroclite quoi qu’on en dise, représente environ les deux-tiers du cheptel brave. Cette proportion n’arrête pas de progresser et les différences devraient logiquement s’accroître entre les différentes branches. Peut-être est-il temps, comme en appelle de ses vœux le nouveau président des vétérinaires taurins français, Yves Charpiat, d’organiser une corrida-concours avec les différentes lignées de ce soi-disant mono-encaste de manière à mieux apprécier leurs différences. Torrestrella, Toros de El Torero, Núñez del Cuvillo, Fuente Ymbro, Pedraza de Yeltes et … ?


Sep 10 2016

Sur la moralité de la tauromachie

Pour Ortega y Gasset la lidia est pour le toro « le bref espace où culmine son être »[1]. José Bergamín écrivait : « Toréer c’est détromper le toro et non le tromper » [2] et « le fait d’esquiver (qui est en soit toréer) se fait avec le leurre, mais sans duperie »[3]. Cela semble un poncif, mais il est certain que le toro est né pour mourir. Qu’arriverait-il de la diversité du cheptel brave dans l’hypothèse d’une interdiction de la tauromachie ? Pour autant que cela en déplaise à certains, la réponse est claire : le toro brave, animal élevé pour son caractère, disparaîtrait et seuls quelques exemplaires seraient conservés dans des parcs zoologiques.

Ceci dit, contrairement à ce que font les animalistes avec leur anthropomorphisme insensé et leur rapport à une nature dénaturée, il n’est pas possible de mettre tous les animaux sur un pied d’égalité. Ainsi, on peut lire sous la plume du philosophe Francis Wolff :

« Les hommes ont toujours eu, de fait, des conduites extrêmement variées vis-à-vis des animaux, et ils ont appris à normer ces conduites selon des valeurs différenciées : jamais le moustique n’a été mis dans le même sac axiologique que le labrador, jamais l’animal totem ou le compagnon de vie n’ont été confondus avec le parasite ou le prédateur »[4].

En plus de cela, il est indéniable que la vie d’un toro brave est beaucoup plus enviable que celle d’un bœuf ou d’un veau d’élevage. D’abord parce qu’il vit plus longtemps : aujourd’hui les veaux de lait sont sacrifiés dès l’âge de quatre mois, de jeunes bœufs à partir de quinze mois, après une vie en stabulation et aucun bovin à viande ne dépasse l’âge du taureau brave lorsqu’il meurt dans l’arène. C’est pour cela que nous pensons que pour être un taurophobe cohérent il faut commencer par être végétarien et à partir de là la discussion est possible. La deuxième raison pour laquelle la vie du toro nous paraît meilleure c’est qu’il vit en liberté et il finit sa vie en luttant, ce qui est sa fonction vitale, dans la vingtaine de minutes à peine que dure sa lidia (et desquelles il faudrait réduire les cinq premières, avant l’entrée des picadors, où l’animal n’a pas encore été châtié). En outre, il a la possibilité d’être gracié s’il se bat avec bravoure et noblesse.

Un autre point qu’il conviendrait de combattre mais nous ne rentrerons pas ici dans les détails de cette question, c’est le fait, de plus en plus en vogue, d’attribuer aux animaux des concepts propres à l’être humain. Il existe des dissensions là-dessus, mais nous croyons que douleur et souffrance sont des notions différentes. La seconde supposerait une totale connaissance de la première et n’aurait sa place que dans un esprit humain.

Certaines personnes sont choquées (ou prétendent l’être) par le moment où le toro fonce sur le cheval et plus par pitié pour ce dernier, bien qu’il soit totalement protégé, que pour le premier. Cependant, je n’ai vu personne qui se montre indigné par la mort du toro lorsqu’elle ne tarde pas trop. Il est vrai, nous ne le nierons pas, qu’il ya un côté cruel dans la tauromachie et qu’elle n’est pas faite pour les personnes d’une sensibilité outrée mais il ne s’agit pas non plus du spectacle horrible et ignominieux que décrivent certains. On tue un animal d’une manière traditionnelle sans les recours de la technique moderne mais sans acharnement. Nous ne nions pas non plus qu’il arrive que les choses ne se passent pas bien et nous sommes les premiers à le lamenter mais l’on ne peut pas prendre le plus détestable d’une chose comme exemple de ce qu’elle est. Pour nous, tout dépend du point de vue de chacun : la tauromachie est morale si pour celui qui l’apprécie sa beauté dépasse largement sa cruauté.

Pour certains décideurs ce dernier aspect a dû peser plus lorsqu’ils prirent la décision d’interdire les corridas. Cela arriva par exemple entre 1754 et 1759, ces deux années incluses, par une Ordonnance Royale signée par Diego de Rojas y Contreras, évêque de Carthagène. Cela se répéta également en 1778 avec une interdiction des corridas de mort qui est restée semble-t-il lettre morte, contrairement à ce qui advint sous Charles IV entre 1805 et 1808[5]. Plus récemment, en 1988, il y eut une interdiction indirecte d’installer des arènes transportables en Catalogne puis l’interdiction pour les moins de 14 ans et début 2012 la loi prohibitionniste votée par les nationalistes catalans est entrée en vigueur dans cette même communauté autonome.

Par ailleurs, il y a beaucoup de personnes qui aiment faire des amalgames faciles et manichéens et très discutables entre la Corrida et l’Espagne traditionaliste et réactionnaire (comme par exemple le chanteur Renaud avec son « taureau qui a du mal à croire qu’il n’est plus sous Franco »). Mais ce qu’ils ne veulent pas comprendre, c’est que le toreo à pied est le toreo du peuple et l’évolution de la corrida espagnole est allée de pair avec l’histoire de la société espagnole dans son ensemble. Le tiers état prit progressivement les rênes de son destin lorsque la noblesse perdit sa raison d’être, lorsqu’elle perdit sa fonction de noblesse d’armes pour se transformer en noblesse de cour, d’apparat. En outre, peu de spectacles sont aussi démocratiques que la Corrida, dans laquelle c’est le public qui décide la concession du premier trophée par une pétition majoritaire, à travers l’agitation des mouchoirs blancs.


[1] Cf. Sobre la caza, los Toros y el toreo p. 146.

[2] In La música callada del toreo p. 88.

[3] Cf. La claridad del toreo p. 19.

[4] Philosophie de la corrida p.44, Fayard, 2007.

[5] Cf. “Prohibiciones” dans le dictionnaire de M. Ortiz Blasco.


Sep 3 2016

Tauromachie et flamenco

 

On a appelé ‘tauroflamencologie’ « l’ensemble des similitudes esthétiques et de facteurs humains entre l’art du toreo et celui du flamenco » [1]. Corrida et flamenco ont donc de nombreux points en commun comme nous le verrons ensuite.

Pour moi, ils sont les deux moyens d’expression par excellence du Sentiment du peuple andalou – auxquels il faudrait ajouter sa religiosité populaire, au travers de sa Semaine Sainte, ses diverses processions et ses romerías (pèlerinages festifs). Ils ont le même fond. Ils expriment le destin tragique de l’Homme. Pour que ce soit beau, dans l’un ou l’autre de ces Arts, il doit y avoir une durée, languidement, du chant ou de la passe, à l’intérieur de l’éphémère. L’artiste doit se livrer intégralement, sortir son art des profondeurs de ses entrailles. Les Espagnols, et les Andalous plus particulièrement, même s’ils le nient parfois, aiment l’idée de facilité, de don (que beaucoup croient divins), de génialité, qui permet le fameux embrujo ou envoûtement.

La danse des sévillanes (qui, au passage, ne rentrent pas dans la définition la plus restreinte du flamenco) est sans doute celle qui a le plus de points en commun avec les gestes toreros. Nous avons vu qu’il y a beaucoup de sensualité dans la Corrida, le toro et le torero s’accouplant, ce couple arrivant à se fondre en une seule entité. La sensualité du torero en s’éloignant et en se rapprochant du toro, en le frôlant et en le touchant, avec la ceinture cambrée, dans une attitude fière, est semblable à celle de la sévillane.

Par ailleurs, l’habit andalou est utilisé à la fois par les « bailaores » et les toreros (lors des festivals; et en outre l’habit de lumières a de nombreuses similitudes avec celui-ci). De nombreux gestes sont communs ou ressemblants, dans les desplantes, dans le jeu et mouvement des bras, dans les reins cambrés… Le sentiment, à mon sens, est également le même. Le langage et le jargon est souvent commun et le meilleur exemple est ce cri d’admiration qui est le « ¡ole! »[2].  Ils partagent aussi des concepts fondamentaux : temple, tiers, remate, desplante et toreros « courts » ou « longs » face aux chants « courts » ou « longs ».

Fernando Quiñones et José Blas Vega, dans le tome VII de Los Toros, le « Cossío », assimilent la soleá ou la seguiriya flamenca à la naturelle, les alegrías à la chicuelina, la saeta à la manoletina, et les bulerías au toreo de cape, à cause de sa pleine liberté expressive.

De plus, il y a eu de nombreux cas d’union entre des toreros et des artistes flamencas. Nous pouvons citer les cas de « Tragabuches »[3] et la danseuse « La Nena », de Fernando « El Gallo » et Gabriela Ortega, de Rafael « El Gallo » (fils aîné du précédent couple) et Pastora Imperio, de Óscar Cruz et María Rosa, de Julio Aparicio (père) et la chanteuse Malena Loreto et dans l’actualité de l’artiste Javier Conde et la « cantaora » Estrella Morente.

De nombreux toreros ont été de bons chanteurs amateurs, ou propriétaires de tablaos (cafés concerts) et certains « flamencos » ont toréé lors de tientas.


[1] Cf. “Tauroflamencología” dans le dictionnaire de Ortiz Blasco.

[2] Définition du Diccionario de uso del español de María Moliner : « Exclamation informelle d’enthousiasme pour la performance de quelqu’un, par exemple dans le toreo ou dans les spectacles de chant ou de danse flamencos ».

[3] L’histoire du gitan de Ronda José Ulloa « Tragabuches » est célèbre (fin du XVIIIe-début XIXe), torero et brigand qui tua l’amant de « La Nena » avant de la défenestrer et de la tuer également puis de se refugier dans le maquis, où il fit partie de la bande des sept enfants d’Ecija (source : dictionnaire de M. Ortiz Blasco).

 


Août 6 2016

Rite et spectacle

La Corrida est certes un spectacle mais pas un spectacle comme les autres. L’acteur y représente d’abord l’Homme, au sens viril mais surtout dans son acception d’être humain qui doit s’approprier les vertus de l’animal mythique qu’il affronte depuis des millénaires. C’est cette puissance qu’il acquiert qui peut faire du torero un demi-dieu, trait d’union avec le Mystère de l’ailleurs qu’il révèle en partie, un instant. Cette transcendance n’a pas lieu tous les après-midi, il faut la réunion d’un certain nombre d’éléments, pour certains la conjonction de planètes peut-être, mais lorsqu’elle apparaît, la Vérité s’impose au plus grand nombre. Contrairement à la représentation théâtrale, rien n’est écrit en tauromachie, tout, à commencer par la matière prime, y est plus fragile et instable que dans aucune autre discipline artistique. C’est sa force et sa faiblesse, ce qui crée les déceptions et les révélations, les incompréhensions aussi.

 Comme dans d’autres religions (elle en a pour moi la valeur) le sacrifice rituel est une nécessité parce que pour nous, vaincre le toro, c’est échapper à notre condition de mortel (mais mon propos n’est pas ici de revenir sur cet aspect des choses que j’ai traité ailleurs). Le rite de la Corrida a une force que n’a pas (ou n’a plus) la religion dans laquelle j’ai vaguement été élevé, une messe étant pour moi quelque chose comme une enveloppe vide. ll n’y a que lors des grands moments symboliques de la vie et de la mort – le baptême, le mariage et les obsèques – que la religion peut reprendre sa place primordiale. En Andalousie il y a aussi la solennité de la Semaine Sainte.

 Pour aller aux corridas, je me vêts donc à la hauteur de l’importance que la tauromachie revêt pour moi. Je vais voir le spectacle de l’exaltation de la vie au travers de ma mort et cela mérite bien, comme d’autres actes sociaux, l’habit des grands jours. Je ne fais pas partie des festaïres (même si dans certaines circonstances l’adaptation aux couleurs locales, blanche et rouge notamment, est de mise) ni de l’élite « toriste » qui chacun à leur manière ont assimilé la tauromachie à leurs valeurs, en particulier rugbystiques (les métaphores sont légion), mais les arènes ne sont ni des stades ni des cirques, au sens romain.

 


Juil 30 2016

La plèbe aspire à la noblesse

Il est reconnu que la tauromachie espagnole à pied actuelle est née d’une transformation de la tauromachie chevaleresque apparue au Moyen Âge à laquelle s’est greffée une tauromachie populaire concomitante. Le picador, ce personnage aujourd’hui parfois mal aimé, est pourtant le descendant du chevalier, sorti tout droit du XVIe siècle, temps de la lanzada.

Dans l’inconscient collectif taurin, la recherche de modèles héroïques est encore plus lointaine si l’on en juge par des surnoms de toreros évocateurs tels que « Espartaco » ou « El Califa ». D’ailleurs le geste de la sortie en triomphe sur les épaules d’un homme véritable (qui a les pieds au sol, non pas comme cet autre homme hissé vers le ciel à la catégorie de demi dieu) est directement à rapprocher des héros romains qui passaient ainsi un arc de triomphe au retour d’une expédition glorieuse. Mais nous le savons, la tauromachie n’a pas de lien direct avec l’époque romaine même si ceux qui s’obstinent à la faire descendre des jeux du cirque sont légion.

Le maître (ici « Manolete ») et ses gens dans un tour d’honneur

Dans la représentation scénique de la Corrida il existe de nombreuses attitudes qui sont assimilables à la noblesse, en précisant que c’est l’idéal de la noblesse chevaleresque et héroïque qui cherche à être imité et non celle d’apparat du XVIIIe siècle, moment de la récupération par le peuple de l’art taurin qui était tombé en désuétude pour celle-ci. Ces attitudes sont par exemple, pour un matador, le fait de ne pas se baisser lors d’un tour de piste, laissant cette tâche à ses peones (littéralement gens à pied), mais surtout l’ensemble des attitudes tendant à montrer son courage. Les toreros reprennent ainsi à leur compte un certain code de l’honneur (tous les coups de sont pas permis et le sentiment de peur ne doit pas être apparent) hérité de l’esprit chevaleresque. C’est d’ailleurs ce code, l’empeño, qui est la base de la tauromachie à pied moderne, née principalement d’une transformation de la tauromachie à cheval, en obligeant dans certaines circonstances le cavalier à descendre de cheval pour tuer l’animal à pied. On retrouve quelque chose de cet esprit dans ce qu’on appelle aujourd’hui le pundonor, par exemple lorsque le torero accroché, blessé même, se fâche pour reprendre le dessus.

Mais une autre valeur fondamentale qui a été empruntée à la noblesse est sans doute la grâce : une élégance de tous les instants, même des plus critiques, qui permet, en théorie bien-sûr, de se démarquer des autres mortels.

La cape et l’épée, instruments principaux du matador, sont également empruntées à l’état nobiliaire. L’alternative est à rapprocher de la cérémonie d’adoubement des chevaliers. De même, les coups de clairon ne rappellent-ils pas l’ouverture des joutes médiévales ?

Si l’habit du torero provient avant tout de celui des manolos du bas peuple madrilène, il convient de dire que ceux-ci imitaient déjà la noblesse et l’or qui recouvrira progressivement celui-ci sans doute évoque-t-il la nostalgie – à un moment où l’Espagne (début XIXe) est en plein déclin – du temps des grandes découvertes et de la conquête des « Indes occidentales » qui firent sa renommée et sa richesse. L’habit de lumière est clairement à rapprocher du mouvement artistique appelé baroque sévillan caractérisé par une profusion d’or.

En même temps, on voit aussi le glissement de la valeur foncière (quoi que toujours incarnée dans les fermes d’élevage que la plupart des toreros achètent au plus tôt) vers la valeur pécuniaire correspondant au déclin de la noblesse et à l’éclosion de la bourgeoisie. Dans ce cas les modèles sont divers et contradictoires.


Juin 18 2016

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Si Belmonte a établi les bases d’un toreo « croisé », templé et conduit vers l’intérieur, il n’est pas moins vrai qu’il pratiquait un toreo en 8, avec alternance  d’une passe naturelle et d’une passe contraire. C’est Gallito, reprenant l’essentiel de l’apport du Terremoto, qui a dessiné l’ébauche d’un toreo lié en rond avant que son socle soit définitivement posé par Chicuelo et qu’il trouve sa culmination avec José Tomás. Mais ce toreo est aujourd’hui en régression au profit du toreo en ligne.

En théorie, il est plus difficile de lier les passes en toréant en ligne droite, sur le passage, sans forcer le toro, mais la virtuosité technique des maestrillos actuels unie à la demi-caste du toro moderne, celle de l’équilibre parfait entre bravoure et mansedumbre, où l’animal s’ouvre suffisamment, comme pour fuir, mais revenant finalement en acceptant les sollicitations sans vraiment avoir l’envie de vaincre ni les forces pour le faire et en avançant presque au trot, gateando, littéralement à quatre pattes, comme se traînant sous le poids de la contrition, suppliant l’honneur d’être mis en valeur, tel un noble courtisan qui a oublié ce qu’est la noblesse première et véritable et sa valeur de base, la bravoure.

Toréer en rond ou en arc de cercle, comme une parenthèse, contraint les toros. Le manque de poder conduite à la facilité, tel un serpent de mer qui se mord la queue, celle d’un toreo en ligne mais de biais (position du torero au départ de la charge), avec la jambe de sortie en retrait puis, pour conclure la passe, un petit mouvement de poignée, tel une virgule, pour rappeler le cornu.

Il s’agit donc d’une double supercherie (même si dans certains cas, lorsque ce toreo est bien fait, il peut avoir une certaine valeur, ne la lui nions pas) celle du temple et celle du toreo vers l’intérieur alors qu’il s’agit simplement d’une manière de toréer rythmée et rectiligne.