Jan 15 2020

Les fondamentaux du toreo

Aguantar, mandar et templar puis ligar et enfin cargar ?

            On aurait pu écrire les fondamentaux de la lidia mais il est sous-entendu que pour qu’il y ait toreo il faut maîtriser la lidia et on ne saurait confondre faire passer un toro et le toréer.

            Chacun de ces fondamentaux est à définir et à préciser :

En début de lidia

Fixer le toro, le conduire au centre et l’arrêter (parar : dans le premier canon classique issu du toreo belmontien c’est bien le toro qui doit être arrêté pour réaliser le toreo moderne qui fait passer l’animal)

Conduire le toro au cheval et le placer

– Eviter les coups de cape inutiles et tout faire avec parcimonie et sans brusqueries

En début de faena

– Tenir l’estaquillador dans sa partie centrale et la muleta plane, de face

– Donner à chaque animal ce qui lui convient : soumission ou soulagement mais en ouvrant  le chemin, en le faisant répéter et sans accrocher la muleta (donner le bon rythme voire lui imposer le tempo le plus lent possible)

– Trouver la distance et le placement idoine : en se croisant ce qu’il faut en fonction de l’animal, pas toujours sur la corne contraire, parfois seulement au fil de la corne, jamais en dehors (fuera de cacho)

– Supporter immobile la charge de l’animal (aguantar) et réduire les déplacements au maximum (juste pour retrouver le sitio)

– Respecter les 3 temps en aimantant la charge bien en avant (citar et enganchar) puis, au milieu de la passe, en pesant sur la charge avec la jambe d’appui (mandar ou cargar la suerte selon les définitions) avant d’allonger la passe au maximum pour marquer la sortie (rematar)

En milieu de faena

– Montrer l’animal sur les deux cornes

– Toréer en le soumettant par le bas même si le toréer avec temple à mi-hauteur a aussi sa valeur

– Eviter les recortes inutiles qui cassent l’animal mais le rompre en toréant pour l’obliger à faire ce qui lui coûte, charger en rond autour de la jambe d’appui, vers l’intérieur en terminant derrière la hanche

Fin de faena et mise à mort

– Choisir un final de faena qui convient au toro, si possible dans des naturelles de face ou dans des aidées à mi-hauteur ou par le bas selon les cas

– Placer le toro dans la suerte contraire ou naturelle selon ses caractéristiques

            Même si on imagine toujours la faena idéale, un toreo en mouvement, sur les pieds, imparfait, légèrement accroché, les passes incomplètes, d’une en une, avec un animal « encasté », accrocheur, ne possédant qu’une demi charge, ayant tendance à se serrer et au port de tête altier peut avoir un mérite énorme et donner de grands moments d’émotion quand on ressent que l’homme a extrait toutes les possibilités de l’animal. Il n’y a pas une seule manière de toréer ni une seule manière de triompher. A chaque animal sa lidia.

            Précisons aussi que le toreo rêvé que nous appelons tous de nos vœux est presque un mirage et que réaliser une passe en point d’interrogation, avec un double déplacement n’est possible qu’avec une composante suffisante de noblesse, c’est-à-dire avec un animal à la charge suffisamment franche, qui baisse la tête et surtout lorsqu’il est progressivement dominé mais qu’il a encore la force suffisante pour supporter ces contorsions contre-nature ; cargar la suerte dans l’acception idéale que nous lui donnons n’est possible qu’en fin de faena ou éventuellement, dans le meilleur des cas, dans la première passe d’une série lorsque l’animal vient de loin mais est antinomique avec le concept de liaison.


Oct 1 2016

Sauts, écarts et feintes

Saut a trascurno selon la revue ‘La lidia’ de la fin du XIXe siècle

Francisco Montes « Paquiro », originaire d’Andalousie, est considéré comme le torero qui a fixé les règles de la tauromachie moderne au milieu du XIXe siècle ce qui ne l’empêcha pas de pratiquer avec une certaine régularité une suerte typique du toreo septentrional (Pays Basque, Navarre, La Rioja et Aragon principalement), le salto a trascuerno (saut derrière les cornes), actuellement pratiquée dans les concours de recortes. D’autres, comme le saut à la garrocha ont été pratiqués en corridas jusqu’à récemment. Ces faits prouvent la relation entre ces deux formes de tauromachie à pied même si celle provenant d’Andalousie a fini par prendre le pas sur celle qui provenait du nord de l’Espagne. Seule la suerte des banderilles (sans qu’on en est à ce stade aucune preuve) serait une survivance de cette forme de tauromachie et les feintes pratiquées lors de cette phase de la lidia l’origine de ce qu’on entend par recortes (même si personnellement je préfère utiliser le terme de regate pour utiliser le premier terme pour les « recoupements » réalisés avec un leurre). Toutes ces pratiques trouveraient leur origine dans des jeux divers remontant aux prémices de la tauromachie à pied, dès le XIIIe siècle au pays basco-navarrais, complétées par d’autres, en particulier  au XVIe, dans des zones parfois éloignées de cette région et dont on retrouve encore l’esprit dans les spectacles comico-taurins.

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Concours de recortadores

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=VTeFoR-Te8E[/youtube]

Luis Francisco Esplá exécutant des sauts et des feintes entre chaque paire de banderilles (3’50)


Avr 23 2016

La création dans le toreo

Des cours de philosophie que j’ai reçus, je me souviens, parmi d’autres idées, de celle-ci qui exprime la chose suivante : créer, c’est découvrir à nouveau. Et il me semble certain que créer c’est donner une nouvelle forme à ce qui existe déjà. La création pure n’est pas un pouvoir de l’Homme, même si celui-ci veut parfois jouer à Dieu. On a tout inventé. Il faut polir la pierre, dépurer les formes, laisser l’essence en apparence, les principes les plus simples, ce qui n’est pas le plus facile.

Le drame, théâtralisé, est interprété par le torero à partir du sentiment qu’il porte en lui et qu’il essaie de transmettre, d’après son style, et qui est, en lui-même, une véritable création. Chaque individu bien qu’il soit physiquement et intellectuellement différent, plus ou moins profond, exprime le toreo selon sa propre personnalité. Nous citons à la suite quelques phrases de Juan Belmonte, qui, en plus de ses qualités toreras, a eu le mérite de réfléchir sur son Art :

« Pour moi, en plus de ces questions techniques, ce qui est le plus important dans la lidia, quels que soient les termes dans lesquels le combat se pose, c’est l’accent personnel qu’y met le lidiador. C’est-à-dire le style. (…) On torée comme on est. C’est ça l’important. Que l’émotion intime dépasse le jeu de la lidia. Que les larmes du torero coulent et qu’il ait ce sourire de béatitude, de plénitude spirituelle que l’homme ressent chaque fois que l’exercice de son art, le sien propre, aussi infime et humble soit-il, lui fait sentir le souffle de la Divinité ».1

La trace d’un torero, ses manières, toutes ses particularités, les détails, qui ne sont pas des manières établies et qui ne valent qu’autour de passes de valeur, mais qui couronnent l’œuvre, en lui donnant un aspect de quasi perfection, participent à la création de ces œuvres. Bergamín appelait le style dire : « Le torero se dit quand il se fait. Et non à l’envers »2, «du fait à la parole, dans la poésie comme dans le toreo, il n’y a aucune distance. Et, cependant, nous avons dit en d’autres occasions que le toreo peut être mal fait et être bien dit, comme l’inverse. (…) ceux qui ont apporté au toreo quelque chose de nouveau, et non de novateur ; quelque chose de véritablement personnel, d’original. Qui ne sont pas des manières, ni des postures mais bien un style ».3

En réalité, la création artistique se trouve dans l’esthétisme, qui est étudié, et dans l’inspiration, qui elle est innée. Cette dernière qualité est le don des grands artistes de la tauromachie. N’est pas un fin artiste qui veut. Certains toreros, qui auraient aimé être considérés comme tels peuvent être caractérisés d’artistes esthétiques, par opposition aux artistes inspirés. Ce qui fait la différence entre lesdits toreros artistes et les autres (qui le sont dans une plus ou moins grande mesure), c’est l’inspiration, cette chose supérieure qui appartient au domaine de l’inexplicable, de l’irrationnel. C’est la qualité des génies, au contraire de l’esthétisme, qui peut être travaillé, même s’il est évident que des qualités naturelles peuvent aider.

Malgré l’impression de répétition que peuvent donner les passes de certains toreros sans grâce, nous croyons qu’il n’y a pas deux passes semblables, mais pour se rendre compte des détails et des nuances il est nécessaire de comprendre le toreo. Pour se faire, nous citons ci-dessous quelques phrases de celui qui jusqu’à peu fut probablement le seul philosophe qui se soit approché de la fête taurine, en plus avec un regard qui nous semble neutre, étant donné qu’il n’était ni aficionado ni taurophobe : « Parce que de ce qui se passe entre le toro et le torero on ne comprend facilement que le coup de corne. Tout le reste est une secrète et subtile géométrie ou cinématique. (…) Toro et torero, en effet, sont deux systèmes de points qui doivent varier en corrélation entre l’un et l’autre ».4 Cette expression de systèmes de points nous plaît particulièrement pour exprimer également l’infinité de trajectoires du leurre à l’intérieure d’une trajectoire grossière, qui est le cadre technique, le cadre de ce qui est possible. Mais nous avons vu qu’il y a eu des moments dans l’histoire du toreo dans lesquels les limites de ce qui était considéré comme possible ont explosé. Le tracé d’une passe, le dessin, est l’élément principal de l’esthétique, plus que la composition de la figure humaine.

C’est en fait l’élément de plus important de l’art du toreo après le rythme, cette musique silencieuse comme disait le poète, et seulement en dernier viendrait l’inspiration, en lien avec le détail qui remplit le vide et parachève une faena. C’est en ces termes que l’exprime un philosophe actuel, Francis Wolff : « Le rythme est pour la série le pendant dans le temps du dessin dans l’espace. Il n’est pas étonnant que les artistes de la liaison soient rarement ceux du rythme ».5 La grande beauté en tauromachie est avant tout le fruit du temple, lequel, dans son acception fondamentale, est quelque chose qui ne s’apprend pas avec la technique. C’est la première qualité des artistes inspirés, mais pas la seule. Cependant, le temple, en lui-même, n’est pas en lien direct avec l’inspiration, mais plutôt avec l’esthétisme, mais dans la partie la moins cérébrale de celui-ci. Le temple est une esthétique en mouvement, alors que par esthétisme nous faisons plutôt référence à l’esthétique instantanée. En effet, la langueur d’une passe lui donne toute son émotion et sa beauté, plus que l’aspect sculptural du corps. La beauté taurine se trouve dans l’ensemble suivant : temple, inspiration et esthétique. Mais le temple en lui-même n’est pas une création.


1. Cf. Juan Belmonte, matador de toros p.318.

2. En La claridad del toreo p. 21.

3. In La claridad del toreo p.42-43

4. In Sobre la caza, los Toros y el toreo de Ortega y Gasset : pp.119-120.

5. In Philosophie de la Corrida p.235.


Avr 16 2016

Un Art particulier

Nous avons déjà consacré un paragraphe, dans la deuxième partie (La lidia et le toreo), aux toreros artistes et aux belluaires, mais comme écrivit José Bergamín « La majorité des toreros que nous voyons dans les arènes ne sont ni l’une ni l’autre de ces deux choses. »1

On a classé les toreros dits artistes dans une catégorie bien particulière, de sorte qu’il est difficile pour ceux qui n’appartiennent pas à celle-ci de faire valoir leurs qualités artistiques. Ceux que nous appelons toreros artistes sont en réalité des toreros au bagage technique limité qui ne sont capables de toréer qu’un nombre réduit de toros. On dit d’eux qu’ils sont capables du meilleur comme du pire, qu’ils sont fragiles, de par leur inconstance et de par les caractéristiques mêmes de leur toreo. El il est vrai que par manque de recours techniques, ou à cause d’un courage limité, ou bien pour ne pas condescendre à toréer à contre-style, ils ne toréent – sauf exception – que des toros exceptionnels de franchise et de noblesse (toros de bandera) que tout torero désire voir sortir du toril et qui leur permet de s’abandonner corps et âme à leur Art. Certains expliquent leur manque de régularité par l’inspiration qui n’arrive pas, ou par l’absence des duendes, ces esprits magiques qui les envoûtent parfois, ou par le fait que leur ange ne daigne pas descendre.

En réalité, ils ne sont pas les seuls à être capables de faenas artistiques, de chefs d’œuvres, d’un toreo fait de filigranes et de raffinements divers – souvent sévillans – de se laisser aller à leur style et à leur inspiration. Les toreros artistes qui ne conçoivent la tauromachie que d’après la conception de l’Art pour l’Art, qui ne toréent jamais à contre-style, sont très souvent (au regard de l’histoire de la tauromachie) gitans et malheureusement considérés par une bonne partie du peuple espagnol comme des voleurs ou du moins comme manquant de professionnalisme et de sens de la responsabilité. Voici la vision de l’artiste gitan par antonomase, j’ai nommé le génial Rafael  Gómez Ortega, alias El Gallo : « Et en fait El Gallo expliquait que le toro aussi a son style, et que le style du toro peut être le contre-style du torero, du style du torero ».2

En effet, comme nous le disions dans le prologue, le toro est un matériel vivant, inconstant, versatile, méritant un respect, mais un matériel tout de même ou un support artistique. L’inconstance de ce matériel crée sans doute toute la difficulté du toreo qui est doublement dynamique : de par le mouvement du torero (même s’il immobilise au maximum ses pieds) et de par celui du toro. Pour que l’œuvre d’art apparaisse, une symbiose doit s’effectuer entre ces mouvements. Dans le toreo, l’œuvre ne dépend pas seulement de l’artiste, de son inspiration, mais également et surtout, du caractère du matériel, ce qui le rend incomparable à tout autre art. Faut-il pour autant le cataloguer d’art mineur, populaire ou mécanique ou je ne sais quoi d’autre ? Mais qu’est-ce que l’Art ? Ne peut-on pas considérer qu’il s’agit de la transmission d’un sentiment profond, par la voie de la création esthétique, ayant pour but d’émouvoir un public – consciemment ou non, en le considérant comme une forme d’expression ? Il existe incontestablement des toreros artisans, mais il en existe aussi et sans nul doute d’autres qui sont de vrais artistes. Ceux qui ont pratiqué un peu le toreo de salon savent que parfois le même geste, la même passe, atteint une autre consistance et qu’il existe une sublimation de ce même geste. En outre, il existe des toreros capables, dans l’arène, d’exécuter un toreo, avec un toro, que nous serions incapables de créer avec un toro imaginaire – et sans doute lui non plus -, et c’est ce qui pour nous constitue une preuve suffisante pour croire que le toreo n’est pas un art mécanique mais un authentique Bel Art. Pour moi, la grande faena de Morante à Séville, le 29 avril 2000 a une saveur comparable, et ô combien savoureuse (pardonnez la redondance), au, pour prendre un exemple, 2nd mouvement du Concert pour violons de Jean Sébastien Bach. Les chefs d’œuvre ne sont pas plus ou moins de l’Art, ils sont Art, « seulement ».

Mais il y a des toreros plus ou moins cortos (limités) ou plus ou moins largos (au répertoire étendu ou capables de s’adapter à leurs opposants), plus ou moins artistes, plus ou moins dominateurs. Il existe un éventail infini de nuances en ce qui concerne les caractéristiques toreras (avec leurs qualités et leurs défauts; et avec les défauts qui accompagnent et sont le pendant de certaines qualités), aussi vaste qu’il y eut, qu’il y a et qu’il y aura de toreros.

Il est de nombreux toreros capables d’émouvoir un public à partir d’une émotion tragique mais ils sont moins nombreux à pouvoir le faire par la voie d’une émotion esthétique. Julio Aparicio (fils) dit que « pour que ce soit beau, il faut donner l’impression de glisser »3. Le torero doit donner l’impression d’un déséquilibre entre vie et mort. Lorsqu’un torero « s’accouple » à la charge d’un toro, qu’ils ne forment plus qu’un, c’est alors que la tauromachie acquiert toute sa grandeur. Seuls les grands toreros sont capables, une fois la technique dépassée, de s’abandonner à leur œuvre, à la création artistique. Le toreo est une musique silencieuse écrivait José Bergamín, parce qu’en tauromachie il y a aussi des consonances. Le temple et l’esthétique sont les bases de l’art taurin : la douceur et la beauté. Qui a parlé d’érotisme ? Comme le disait Cossío, le toreo est un art dynamique : « Un tableau, un ensemble sculptural, ne surprennent qu’un moment de la durée d’une suerte, mais la beauté de celle-ci est profondément dynamique et ce sont les attitudes et les mouvements conjugués du toro et du torero tout au long d’une passe qui produisent en nous cette émotion artistique. »4

Il est nécessaire, pour pouvoir apprécier le toreo, d’avoir une sensibilité beaucoup plus fine (et vous m’excuserez de le dire) que celle que nous supposent nos détracteurs. Ce n’est pas la violence ou la cruauté qui nous plaisent, ces aspects nous les avons dépassés. Ce qui nous plaît c’est sa beauté. Ce que nous ressentons c’est une puissante émotion esthétique, au risque de me répéter. Dans l’œuvre taurine nous trouvons une création, un sens, la transmission d’un sentiment, une esthétique, de l’émotion, donc de l’Art. Un Art éphémère, il est vrai, mais un Art avec toutes ses lettres de noblesse, et bien que le toreo ne soit pas classé parmi les six Arts majeurs, cela ne l’empêche pas d’en être un de plus aux yeux de ceux qui savons l’apprécier. Pour moi, il est sans doute, aux côtés de la musique, du cinéma et du théâtre, l’Art le plus capable de produire une extase émotionnelle. Il est certain qu’il ne peut pas être emprisonné dans un musée, mais cela importe-t-il ? Sa condition éphémère a au moins la vertu d’échapper à la spéculation sur les œuvres d’art. Tu y étais, tu as adoré, tu as été ému et tu garderas un souvenir impérissable et c’est tout. Les œuvres taurines perdurent dans la mémoire de ceux qui y assistèrent et surent les voir. A ce propos, Francis Wolff écrit : « Les œuvres des beaux-arts ont une vie peut-être éternelle mais passive : elles vivent une fois pour toutes de la vie mise en elles. Les œuvres du toreo ont une vie fugace, mais c’est une vie où l’existence est conquise à chaque instant sur l’inexistence, une vie d’efforts pour ne pas se perdre, pour tenir et se maintenir encore, pour persévérer dans l’être. […] Il est moins qu’un art, puisqu’il est un combat réel qui met l’œuvre en péril et l’empêche le plus souvent d’éclore. Et il est plus qu’un art puisqu’il est un combat réel contre lequel s’édifie l’œuvre et qui lui permet quelques fois d’éclore. Et, ce faisant, il indique peut-être l’horizon visé par tous les autres arts, mais qui leur demeure inatteignable. »

Le toreo est en effet un art éphémère, comme la danse d’ailleurs (même si une chorégraphie peut longtemps perdurer) – et plus particulièrement comme la danse flamenca. C’est assurément l’Art le plus proche du toreo. Je me rappelle la phrase d’un ami qui me dit alors que nous étions en train d’assister à une novillada : « on dirait qu’ils dansent », ce à quoi je lui ai répondu : « Ce n’est pas une impression : ils dansent ! ». Mais il est à noter que le torero doit danser avec le toro et non pas devant lui. Pour revenir à la condition éphémère du toreo, il est important de dire qu’on ne va pas à une corrida comme on va au musée. Aller à une corrida c’est comme aller dans un atelier où trois artistes créent des œuvres qui disparaissent au moment même de leur naissance, la dimension rituelle transcendante mise à part.

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1. Cf. La música callada del toreo  de José Bergamín p. 86.

2. Dans La claridad del toreo de José Bergamín p. 59.

3. Interview dans la revue Torero et toro.

4. In Los Toros en deux volumes : tome I p. 206.

5. In Philosophie de la Corrida p.259.


Avr 9 2016

Quel est le sens de la Corrida?

Il s’agit là d’une question importante parce que nous croyons que la compréhension de l’art taurin passe par celle de son sens profond. Plus que tout autre chose, la tauromachie puise dans les sentiments les plus profonds enfermés dans l’Homme. Les corridas se composent de tout ce qui compose la vie. Nous pouvons apercevoir la soumission et la domination, le mensonge et la sincérité, la peur et le courage, la science et l’art, la lutte et la caresse, l’indifférence et la passion, le corps et l’esprit, les larmes et la fête… la vie et la mort.

La tauromachie espagnole est en fait une tragédie en trois actes qui représente la lutte de l’homme face à son inéluctable destin de mort, elle-même représentée par le toro. Le torero, représentant de l’humanité, mais se détachant finalement de celle-ci, triomphe de l’inexorable, transforme son destin fatal en tuant la Mort. La grandeur de la tauromachie réside dans le fait qu’il s’agit en même temps d’une représentation et d’une réalité. Si le scénario est rompu nous revenons à la dure réalité. Comme le disait Hemingway dans Mort dans l’après-midi, le torero est le seul artiste en danger de mort pendant la réalisation de son œuvre. Certains disent également que les toreros sont les seuls êtres humains qui peuvent vivre dans une plénitude totale. En effet, d’un côté ils trouvent une solution aux problèmes existentiels fondamentaux dans une danse amoureuse avec la mort et d’un autre, ils laissent, eux-aussi, en tant qu’artistes, une trace de leur passage en ce bas monde, pour après leur mort. Cependant, celle-ci finit par gagner le combat, même si une corrida nous donne l’impression d’une possible éternité.

Les toreros ne sont pas suicidaires et la majorité d’entre eux ne sont pas téméraires du tout. C’est l’envie de vivre qui les amène à exposer leur vie. Être torero peut être considéré comme une philosophie de vie : « Sénèque considérait la mort comme le point de référence de la vie. Elle est en effet nécessaire pour que l’homme puisse ‘sentir’ la vie, de même que son contraire est nécessaire à toute chose pour que celle-ci puisse exister. Nous devons donc nous familiariser avec elle et non la craindre, puisque c’est grâce à elle que la vie acquiert toute sa valeur. Elle n’est qu’un ‘incident’ nécessaire. »1


1. Cf. Tauromachie de Prevôt-Fontbonne p. 80.

 


Avr 2 2016

Qu’est-ce que la tauromachie?

Pour certains – et il s’agit de personnes complètement extérieures au thème duquel nous nous occupons – la Corrida est un sport. D’autres, aussi bien informés que les précédents, prétendent qu’elle est une survivance des jeux du cirque, ou bien un spectacle barbare qui ne ressemble à rien d’autre, et il est certain que la tauromachie est quelque chose d’à part. Pour la majorité des aficionados, la tauromachie est un Art de plein droit.
En réalité, une corrida est un spectacle, tout comme le théâtre ou la danse, qui met en scène un monstre noir (le plus souvent) et un faible être humain, dans une lutte inégale dans laquelle l’animal ne connaît pas à l’avance les règles. Cependant, l’homme peut dominer ou être dominé par l’animal. L’un ou l’autre peut vivre ou mourir, même si généralement on voit l’intelligence triompher sur la force brute. Ce qui est exceptionnel c’est la grâce du toro comme la mort du torero.
Certaines personnes bien intentionnées ont vu dans la Corrida une forme de catharsis par rapport à la violence, en particulier sous le franquisme, empêchant le peuple espagnol de se soulever. Peut-être cette idée a-t-elle quelque fondement, mais il est nécessaire de l’expliquer plus en profondeur. Sans doute la tauromachie pacifie-t-elle une nature humaine inconsciemment violente, mais en aucune manière, nous, aficionados, allons aux arènes pour assouvir une soif de violence consciente. Ce n’est pas la mort du toro en elle-même qui plaît mais une manière esthétique de dominer celui-ci. En fait de catharsis de la violence, la tauromachie, sous la dictature, assumait plutôt le rôle de moyen d’expression et d’illusoire libération, tout comme le football. Les arènes et les stades étaient des lieux où l’on pouvait crier, encourager, huer… et certains partis actuels qui voient de l’idéologie là où il n’y en a pas ne devraient pas se tromper de cible. La France est un bon exemple pour démontrer que il n’est en rien contradictoire d’être républicain et aficionado.
Si la tauromachie espagnole adopte la forme d’une lutte, elle n’est pas, à rigoureusement parler, un combat entre un homme et une bête féroce. En s’asseyant sur les gradins on assiste avant tout à la lidia d’un toro – terme sémantiquement proche en espagnol mais différent et propre à la tauromachie -, qui est le travail de domination du torero sur l’animal, à partir d’une technique, et qui, lorsqu’elle est dépassée, pourra laisser le pas à sa dimension artistique. Si les aficionados toristas donnent la primauté à la première, les aficionados toreristas, s’il est besoin de choisir un camp, donnent plus d’importance au deuxième. Cependant, il faut savoir apprécier la lidia, la technique si l’on préfère, qui est une étape obligée vers la réalisation de quelque chose de plus éthéré ou ce qui permet de s’armer de patience jusqu’à l’apparition du sublime. Sans doute l’idéal de perfection se trouve-t-il dans un équilibre entre ces deux aspects de la tauromachie, qui sont en fait ceux de l’émotion tragique et de l’émotion esthétique. Chacun fera peser la balance du côté qu’il préfère. Les bons aficionados sans doute se situent-ils à proximité, d’un côté ou d’un autre, de cet idéal théorique, car Art et Tragédie ne sont pas des éléments antagoniques mais indissociables et que tout est une question de nuances. Ortega y Gasset écrivait :
« Toréer c’est sans doute dominer l’animal, mais c’est aussi, à la fois, une danse devant la mort, comprenons par là devant sa propre mort. »1
Aux deux extrêmes, nous trouvons d’un côté des personnes qui vont aux corridas premièrement pour voir des toros volumineux et bien armés, sans doute par nostalgie d’un mythique et pour cela illusoire passé, et en second lieu – parce qu’il est difficile qu’un torero les comble avec un matériel parfois à peine moins qu’impossible, avec poder et trop de nerf – pour assister à une démonstration de courage et par forcément à une démonstration de maîtrise de la lidia de la part du matador. Ces spectateurs, pas toujours les plus connaisseurs, mais souvent les plus braillards, se trouvent, nous semble-t-il, plus près du primitivisme gaulois, lusitanien ou ibère des jeux du cirque que de la délicatesse de notre temps. A l’opposé, nous trouverons des enthousiastes d’une esthétique sans âme, sans substance ni sens, de la part de toreros moins artistes que ce qu’ils voudraient, de ceux qui composent la figure de manière affectée et sans peser sur un animal sans caste et sans force, ce qu’on appelle le toro « idiot ». Cependant, je crois que la majorité des aficionados veulent voir la faena d’un torero avec un minimum de domination, de temple et de style. Avec une lidia dépurée – et cela depuis l’Âge d’Or et l’osmose définitive, bien que quelque peu schématique, créée par la fusion de l’art de la lidia de « Gallito » avec le toreo de Belmonte – il sera possible d’atteindre un art dépuré, sérieux, sec, classique. Nous citons à ce propos José María de Cossío :
« Pour la domination, la logique veut que plus la passe est longue, plus elle est efficace, et comme dans tous les arts, dans celui du toreo également la solution la plus logique et directe a été la plus artistique et celle qui est revêtue de la plus grande beauté. »2
Dans une perspective opposée, un torero peu technique, qui a besoin d’un toro clair et noble pour développer sa théorie de l’Art pour l’Art, pourra nous laisser entrevoir un toreo plus intuitif et inspiré, possiblement plus gai et baroque, plus fragile aussi. Ce qui est certain, c’est que la tauromachie répond à des canons techniques et esthétiques qui doivent être connus de manière à pouvoir être appréciés.
La tauromachie a d’abord été une technique, une science appliquée, pour se convertir en une activité dans laquelle la beauté est la finalité.
En outre, il convient de citer une phrase de Juan Belmonte, le même qui dit par ailleurs, à un jeune homme qui venait lui demander conseil, la célèbre phrase « Si tu veux bien toréer, oublie que tu as un corps »3 :
« Je fais remarquer cela pour étayer la thèse que le toreo est, avant tout, un exercice d’ordre spirituel. Dans une activité où prédomine le physique un homme physiquement ruiné, comme je l’étais alors, n’a jamais pu triompher. Si ce qui est fondamental dans le toreo était les facultés physiques, et non l’esprit, je n’aurais jamais triomphé. »4
Le toreo est un exercice spirituel ou intellectuel, bien que dans une acception différente de celle qui peut être donnée par l’Eglise ou l’Université. Mais un torero, comme tout artiste, doit avoir un concept de son art et essayer ensuite sa réalisation.
Cependant, l’esthétique actuelle exige un travail corporel préalable qui doit s’oublier au moment de la création, devenir intuitif pour que le toreo ne paraisse pas affecté.
Le toreo est aussi et essentiellement une démonstration de courage revêtue de beauté, une réminiscence des valeurs de la noblesse médiévale, c’est-à-dire une somme de valeurs qui se heurtent parfois à la mentalité moderne.

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  1. In Sobre la caza, los Toros y el toreo p. 132.

      2. In Los Toros en deux volumes : tome I p. 211.

      3. Cf. Tauromachie de Prevôt-Fontbonne p. 80 : « Sénèque considérait la mort comme le point de référence de la vie. Elle est en effet nécessaire pour que l’homme puisse « sentir » la vie, de même que son contraire est nécessaire à toute chose pour que celle-ci puisse exister. Nous devons donc nous familiariser avec elle et non la craindre, puisque c’est grâce à elle que la vie acquiert toute sa valeur. Elle n’est qu’un « incident » nécessaire. »

      4. Cf. La música callada del toreo p. 86.


Mar 26 2016

Le toreo de proximité

Il convient tout d’abord de faire une distinction entre le concept de tauromachie moderne qui est le cadre de la Corrida telle que nous la connaissons aujourd’hui et qui voit le jour dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et le toreo moderne, c’est-à-dire la dernière évolution importante de l’art de toréer qui commence dans les années 80 du XXe siècle bien qu’elle prenne appui sur des formes antérieures. Bombita déjà toréaient dans la proximité et Villalta se plaçait entre les cornes comme le fit par la suite Procuna.

Depuis les années 70 et l’apparition d’un toro plus volumineux, donc moins mobile, une nouvelle manière de toréer est apparue, d’abord avec Dámaso González, dont nous nous souviendrons dans ce que nous avons appelé le “tic-tac”, avant de se développer dans les années 90; il s’agit du toreo de proximité, complètement antinomique avec le toreo classique (mais non pour autant dénué d’intérêt), dans lequel le summum est d’appeler le toro de loin. Précisons une fois de plus que, s’ils sont liés, le toreo statique et le toreo de proximité ne sont exactement pas la même chose. Ils se réalisent à des moments différents dans la faena, ce qui induit un passage de la liaison des passes à leur isolement et aussi un rapprochement des cornes.

Cette manière de toréer consiste à donner des passes d’une en une, à la fin de la faena, en réduisant les distances au maximum, en se situant entre les cornes d’un toro complètement à l’arrêt, aplomado, mais qui peut charger de temps en temps si on le laisse respirer. C’est quand l’animal n’est plus capable de courir que cette tauromachie perd tout son sens, la Corrida étant basée, dans son nom même, sur l’idée de course.

A part les passes données d’une en une, la passe circulaire, également appelée bilbaína (la muleta tenue de la main droite et placée de dos) est très pratiquée, ou la circulaire inversée (du côté gauche et de dos, donc de la main droite et terminant par une passe de poitrine), que d’aucuns appellent dosantina, bien que la passe inventée par Manuel Dos Santos n’appartenait pas à ce genre de toreo, l’appel se faisant de loin.

Dans l’actualité, outre « El Juli » qui ne rechigne pas à utiliser le toreo de proximité pour faire le travail et couper les oreilles, deux toreros importants se sont distingués ces dernières années dans cette spécialité : Castella et Perera.

Castella est un torero d’un courage froid au-dessus de la moyenne qui lui permet une quiétude impressionnante. Son répertoire de cape est assez étendu et il construit ses faenas sur la même base : un début par une passe changée dès que le toro s’y prête pour finir par manoletinas et plus souvent par le toreo de proximité qu’il affectionne. Il se maintient depuis de nombreuses années parmi les figures et il est incontestablement le plus grand torero qu’ait connu notre pays. Le fait d’avoir bien appréhendé le toro de notre temps n’y est pas étranger. Il est particulièrement apprécié à Madrid qui non seulement reconnaît son courage mais aussi l’alliance réussie d’un certain classicisme avec cette nouvelle tauromachie à l’arrêt.

 [youtube]http://www.youtube.com/watch?v=lYpnCivRQ58[/youtube]

Le torero d’Estrémadure a lui aussi un courage froid et un style qui a certaines similitudes avec celui d’Ojeda même s’il a aussi et à ses débuts surtout bu aux fontaines des tauromachies de Tomás et de Castella. Il aime alterner le toreo de distance et celui de proximité. Très varié à la cape et avec la muleta il a l’habitude de commencer par estatuarios ou pases cambiados dans le dos et il finit souvent par bernadinas. Entre les deux il est capable de toréer avec profondeur et sa tauromachie mériterait sans doute d’être confrontée à des animaux puissants car il exige beaucoup à ses adversaires. S’il sait tirer profit d’un animal à l’arrêt il a aussi besoin, en début de faena d’un toro mobile.

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=ReqmSAPbBlI[/youtube]

Sans cependant être de farouches partisans de cette manière de toréer, la majorité des toreros s’y adonnent, ne serait-ce que pour arracher une petite oreille avec un toro parado. Nous avons vu que même Rincón l’a utilisé dès 1992.

Par ailleurs, deux toreros ont inventé autant de nouvelles suertes qui peuvent s’inclure dans ce concept du toreo de proximité : la poncina et la luquecina.

La première est l’alliance du toreo au genou ployé si cher à Enrique Ponce et de la passe circulaire, allongeant le tracé en faisant passer le poids du corps d’un genou à l’autre. Il arrive même parfois à en lier plusieurs. 

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=lDGqBlLugSg[/youtube] 

La deuxième est l’héritière du toreo de proximité par le haut (ou à mi-hauteur) de Dámaso González, la muleta prise à l’envers et sans l’épée avec un changement de main pour faire passer le toro des deux côtés (1’50).

[vimeo]https://vimeo.com/97537267[/vimeo]     


Mar 19 2016

L’héritage d’Ojeda

Si nombreux sont ceux qui ont vu en Ojeda un révolutionnaire, force est de constater qu’il n’a pas tout changé du jour au lendemain, c’est progressivement que les éléments de son toreo se sont imposés. D’une part, l’art de toréer, qui va toujours plus vers une absence de déplacements, a continué à évoluer dans le sens d’un toreo statique, en particulier dans l’enchaînement de la dernière passe du toreo en rond (derechazo ou naturelle) et de la passe de poitrine pratiquée par tous les grands toreros.

Mais la grande différence par rapport au toreo d’Ojeda c’est que la plupart des grands toreros actuels cherchent à s’adapter aux conditions de l’animal qu’ils ont en face d’eux, ne rechignant pas à utiliser le cite de loin lorsque celui-ci le permet ou des techniques comme perdre un pas avec un animal au parcours incomplet ou en gagner un avec un animal ayant tendance à fuir. D’autre part, le toreo de proximité de fin de faena s’est amplement développé dans les dernières années face à des animaux toujours aussi volumineux et aussi peu mobiles. Mais, au risque de me répéter, Ojeda n’a pas révolutionné le toreo du jour au lendemain. Les grands toreros des années 90 (Rincón, Joselito et Ponce) ne l’ont pas vraiment suivi dans ses fondements (il n’y a que le toreo de Jesulín au début de sa carrière qui pouvait rappeler celui de son aîné), ne serait-ce que parce qu’il n’était pas possible avec tous les toros quoi que le torero de Sanlúcar de Barrameda ait réussi à être régulier en s’exposant beaucoup dans ses années de gloire (83-88). Il n’était pas si facile de suivre ses pas. Cependant, après visionnage de vieilles cassettes VHS on s’aperçoit que le grand César, considéré comme le torero qui a remis au goût du jour les principes les plus classiques en matière de terrains, dès 1992, ne rechignait pas utiliser le toreo de proximité pour accrocher tout de même le triomphe quand son adversaire ne lui permettait pas son toreo de prédilection.

De plus, si le style de José Tomás n’a bien-sûr rien d’ojedista il y a une similitude dans l’aguante et surtout on peut se dire que si Paco Ojeda n’avait pas montré la voie dans la conquête de nouveaux terrains le torero de Galapagar ne se serait jamais mis aussi systématiquement sur la ligne d’attaque de ses adversaires. La comparaison s’arrête à peu près là (et dans le fait de se mettre au plus près des cornes) mais ce n’est pas rien.

Dans l’actualité on voit que le toreo d’El Juli évolue de plus en plus vers le toreo en 8 de la meilleure époque du sanluqueño, la muleta beaucoup plus basse cependant, comme en témoigne par exemple la faena réalisée à Olivenza (clic) en mars 2013, mais aussi le corps beaucoup plus contorsionné. Dernièrement cependant, après de nombreuses années au sommet, où il a montré une compétence outrageante et où il est apparu comme le torero le plus largo de sa génération, sa tauromachie paraît évoluer parfois (pas forcément dans les toutes premières arènes) dans la sens de la facilité, pas seulement au moment de l’estocade mais dans son invention de ce qu’on pourrait appeler le toreo carré (involution après celui en ellipse), conduisant la charge vers l’extérieur avant de renvoyer brusquement le toro vers l’intérieur avec un angle de 45°, comme il l’a fait dans certains passages de ses faenas de la feria de Hogueras d’Alicante en 2015.

 



Mar 12 2016

Le classicisme : toreo éternel?

Après Belmonte, à l’instar des avant-gardes artistiques de la même époque, la tauromachie bouillonne de créativité. Le classicisme se forge mais il n’est pas encore. Sans doute faut-il dater sa naissance aux années 50.

Dans la dernière partie de la Guerre Civile, alors que Manolete n’était encore qu’un novillero, le toreo était encore en train de changer et dès les années 40 il n’y aurait plus de retour en arrière possible.

Le toreo de Manolete allait être repris dans ses fondements mais pas dans son style, à part peut-être Mondeño et Luis Miguel, pour créer ce qu’on nomme de nos jours le toreo classique.

Sans doute faut-il voir dans les frères Vázquez, Pepe Luis et Manolo, puis les deux grands Antonio, Bienvenida et Ordóñez, ainsi que dans Manolo González, Rafael Ortega puis « Antoñete » les premiers grands classiques.

Le classicisme réunit donc différentes écoles et pour parler de style classique il faut déjà du style (pas un style de lidia campera dépourvu de toute classe) qu’il soit rondeño, sevillano ou castellano. Il n’est pas un dogme, encore moins une manière toute faite de toréer. De la même manière que la Renaissance italienne et le classicisme à la française sont deux styles équilibrés qui ont chacun leur valeur il existe des classicismes dans « l’art de Cúchares ».

Qu’est-ce donc que le classicisme ? Dans un premier temps, il s’agit de la synthèse des grands : le duo Gallito-Belmonte déjà réuni avec Chicuelo, les mains basses et le temple de Gitanillo de Triana, la domination de Domingo Ortega (qu’on oublie parfois, moi en premier, je bats ma coulpe) et les enchaînements de Manolete.

On en revient donc toujours aux grands canons : parar, templar, mandar puis ligar et aux grands concepts : attendre la charge du toro les pieds bien ancrés au sol (avec quiétude et aguante), baisser la main et gagner du terrain vers le centre de la piste (pour mandar), conduire la charge avec suavité, rythme et cadence (templar), en allongeant la charge en jouant avec la ceinture (pas avec tout le tronc) et en « chargeant la suerte »  (mandar encore), tracer des passes avec le plus de naturalité possible : avec une parcimonie de gestes en prenant bien le toro vers l’avant et en le conduisant derrière la hanche par un mouvement de poignet qui permettra de le replacer avant que le torero ne pivote sur lui-même pour se resituer et enchaîner une deuxième passe (ligar). Le classicisme c’est la simplicité et la mesure, c’est aller à l’essentiel sans à–coups et sans ostentations. Certaines manières sont considérées les plus pures : de loin, de face, dans la ligne d’attaque du toro (croisé), le leurre présenté bien de face et tenu à la moitié de l’estaquillador pour la naturelle, le toque le plus léger possible, la muleta traînant à moitié. Dans la faena idéale le début se ferait par doblones pour dominer le toro en l’amenant vers le centre et la fin par ayudados pour relever un peu sa tête et le « fermer » vers les talanqueras avant la mise à mort. Entre les deux, deux séries à droite et deux à gauche, entre trente et quarante passes, guère plus, le tout agrémenté de quelques détails : trincheras, changements de main, un molinete ou un autre ornement et un desplante pour couronner le somment de l’œuvre et c’est la perfection.

Mais pour réaliser tout cela encore il est pour le moins préférable, sinon indispensable, d’avoir un toro dont les cornes rentrent dans la muleta.

A partir des années 60 El Viti, Paco Camino ou Curro Romero ont repris le flambeau du classicisme puis Teruel, Manzanares, Capea ou Muñoz par la suite tout en notant que le toreo classique a besoin du mouvement. Et si le toreo pur est un art cinétique le toro à l’arrêt qu’on produit majoritairement depuis 40 ans ne l’a pas vraiment favorisé.

Cela dit le classicisme reste aujourd’hui vivant, à un degré plus ou moins grand de pureté (la pureté n’existant pas, il faut s’en convaincre) : Tomás, Morante, Fandiño ou Urdiales le font perdurer… D’autres encore, dans leurs grands jours.


Mar 5 2016

Les autres écoles

A part les écoles de Ronda et de Séville, on a pu parler d’autres écoles tout au long de l’histoire du toreo : celle de Castille, que nous avons évoqué précédemment serait évidemment la plus importante. On pourrait la considérer comme une émanation de l’école rondeña, dans la mesure où elle représente un toreo d’efficacité qui s’accorde aux canons les plus classiques mais en se différenciant de ce qu’on appelle le toreo andalou par son côté plus austère. Même si l’éventail du toreo castillan va d’un toreo campero, propre aux purs « lidiadors », à un toreo plus raffiné, il reste en effet peu inspiré et il ne met l’esthétique qu’au second plan.

Des autres écoles il faudrait mentionner celle de Chiclana ou de Cadix, étant donné l’importance que le “coin du sud” a eu dans l’histoire du toreo, ainsi que les écoles de Cordoue ou du Mexique.

La première est due en premier lieu à Jerónimo José Cándido et surtout à Paquiro. El Chiclanero fut ensuite son héritier naturel. Dans le “Cossío” il est écrit à son propos : « Il a mis en pratique tout ce que son maître [Montes] lui a appris de l’école de Chiclana, éclectique et complète, en la raffinant encore plus et en la rendant plus spectaculaire ».1 Elle sera l’école des toreros largos, équilibrés dans le sens de la lidia et du toreo. Dans cette école, à mi-chemin entre celles de Ronda et de Séville, la réalisation brillante serait aussi importante que l’efficacité mais sans se cantonner à la plus stricte orthodoxie dans le but de développer sa propre personnalité. Après Montes, un autre roi solitaire apparaîtra, Guerrita, bien que Cordouan. Ne pourrait-on pas considérer Manolete et après lui Luis Miguel comme leurs successeurs ? Le toreo de Paco Ojeda ne pourrait-il pas être inclus dans la définition de cette conception du toreo ? J’ai moins de doutes envers un torero comme Paquirri et dans l’autre extrême Espartaco, avec plus de technique que d’éthique. Et El Juli ? Ne pourrait-il pas être dans l’actualité l’élève devenu maître de ce courant ? Faut-il sinon les considérer comme des cas particuliers ? Les situer dans une catégorie n’empêche évidemment pas que chacun ait sa propre personnalité, d’autant plus quand les distances temporelles sont importantes.

Ce n’est pas qu’il soit tellement important de vouloir les mettre dans des cases prédéfinies et il est vrai qu’on parle peu aujourd’hui d’écoles en dehors de la sévillane et du style castillan, mais certains parallélismes peuvent être tentés lorsqu’on essaie de comparer différentes époques. Par exemple, Lagartijo, premier grand torero Cordouan, a laissé sur la tauromachie la marque de l’esthétique tout en étant un torero dominateur. José Bergamín et Francisco de Cossío, duquel nous transcrivons ce qui suit, faisaient référence à cette école de Cordoue : «En ce qui concerne Lagartijo, il a pris des deux écoles ce qui s’adapte le plus à sa manière particulière de toréer, au point qu’on a prétendu voir en lui le créateur d’une nouvelle : la cordouane, qui serait une synthèse de l’une et de l’autre. »2 En fait assez proche de la conception de la précédente, mais moins ample et donnant plus d’importance à l’esthétique, sans la profondeur de celle de Ronda ni l’allégresse et les détails inspirés de celle de Séville mais beaucoup moins sobre que celle de Castille, cette école cordouane correspondrait assez bien, d’après moi, aux formes et au fond de la tauromachie d’Enrique Ponce.

Des Mexicains et de leur toreo jovial et très varié, en particulier à la cape, traditionnellement bons banderilleros, il faudrait écrire quelque chose à part mais je ne voudrais pas être ici trop prolixe. Le fondateur est indubitablement Gaona, dont les grands héritiers sont Armillita, Solórzano, Liceaga, El Soldado, le très créatif Ortiz, avant Arruza puis Martinez sans parler de la nouvelle génération. Le toreo d’Esplá également, tout Espagnol qu’il est, pourrait parfaitement rentrer dans la définition de cette école.

Les toreros Basques ont également leurs caractéristiques, proches de celles de l’école castillane, le style est dépouillé et ils sont de grands « estoqueadors » : Mazzantini, Cocherito, Fortuna ou Martín Agüero même si les Aragonais Villalta o Nacional II, par exemple, pourraient compléter cette liste.

Puisque nous sommes dans un jeu de classement, il faudrait aussi parler de l’école « trémendiste » (Arruza et Carnicerito de México pourraient aussi y figurer, en plus de Litri, El Cordobés, Palomo ou Chamaco) ou celles des téméraires (Frascuelo, El Espartero, Reverte, Freg, Gitanillo de Ricla… et maintenant Padilla, parfois).

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  1. In Los Toros deux volumes : tome II p. 682.
  2. In Los Toros deux volumes : tome II p. 91.