Les habits neufs du fordisme : lean management

Les habits neufs du fordisme

Depuis quelques années, il s’est glissé des ateliers d’usines aux open spaces des sociétés de services, il s’est insinué dans les couloirs des hôpitaux et a même été aperçu dans les bureaux des administrations. En France, après nombre d’autres pays, il n’existe plus guère de secteur d’activité où le lean management (le « management sans gras ») n’ait bousculé les inerties et imposé quelques-unes de ses recettes minceur. Ses promoteurs célèbrent cette progression comme la victoire inéluctable du seul système de production capable de concilier à la fois la satisfaction des clients, le bien-être des employés et les gains de productivité de l’entreprise. Ses détracteurs la déplorent comme l’avènement d’une nouvelle pensée unique, une mode managériale d’autant plus néfaste qu’elle cache son principal objectif – l’intensification du travail des salariés – sous des atours extrêmement séduisants.

Dans les entreprises, ces visions divergentes nourrissent des échanges de plus en plus tendus entre syndicats et employeurs. Ces querelles, qui concernent les conditions de travail de millions de salariés, n’ont toutefois guère trouvé d’écho dans le débat public, au-delà de la sphère professionnelle. « Le lean soulève pourtant quelques-unes des grandes questions politiques du moment, constate Yves Clot, titulaire de la chaire de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), sur la compétitivité et les moyens de l’atteindre, sur le rapport au travail, sur la gouvernance des entreprises. »

  • LE CLIENT AU COEUR DU PROCESSUS DE PRODUCTION

Pour en saisir les enjeux, il faut se transporter très exactement cent ans en arrière. Le 7 octobre 1913, la première Ford modèle T intégralement construite sur une chaîne d’assemblage sort de l’usine de Highland Park (Michigan). Henry Ford parachève ainsi sa propre vision du taylorisme, forme d’organisation scientifique du travail qui repose notamment sur la division des tâches et la standardisation de la pratique des meilleurs ouvriers. Il impose du même coup l’industrie automobile comme le grand laboratoire des systèmes de production pour le siècle qui s’ouvre.

Cinquante ans plus tard, la réforme du fordisme sort logiquement des ateliers d’un autre constructeur, le japonais Toyota. . « Chaque innovation majeure a été accompagnée par la présentation d’un modèle de société qui rend les efforts des ouvriers acceptables, rappelle Danièle Linhart, sociologue du travail (CNRS). Henry Ford a été considéré comme un possible prix Nobel de la paix parce qu’il avait imaginé une société de la prospérité où ses employés, mieux payés, devenaient les premiers acheteurs de ses voitures. A cette production de la masse pour la masse, le Toyotisme fait succéder une vision de la société individualisée où chaque ouvrier est appelé à participer à l’élaboration des processus de production et à développer son autonomie.  » L’autre moteur du changement tient au besoin d’introduire de la variété dans les longues séries produites jusque-là. « Pour schématiser, auparavant, on construisait des voitures identiques, on les entassait sur un parking et on essayait de les vendre, résume Yves Clot. A partir de Toyota, on ne fabrique pratiquement que ce qu’on a déjà vendu. Le client entre dans le processus de production. »

Ce passage du « flux poussé » vers l’acheteur à un « flux tiré » par le consommateur pose les principes du toyotisme. Tout ce qui ne contribue pas directement à la valeur payée par le client est considéré comme du gaspillage : les stocks doivent disparaître, les délais sont réduits au maximum (pratique du « juste à temps »), les déplacements et gestes inutiles des opérateurs sont éliminés. Pour faire face à la variabilité des productions, et donc à l’apparition d’événements imprévus, l’initiative et la coopération des ouvriers sont requises, là où le taylorisme séparait les individus et les sommait d’exécuter sans réfléchir. Avec l’encadrement, les employés sont associés à la démarche d’amélioration continue du produit, qui se traduit par la mise en place de standards dont l’efficacité est mesurée à tout moment. L’ouvrier est censé gagner en intérêt et en responsabilité personnelle, l’entreprise en qualité et en compétitivité.

  • DEUXIÈME VAGUE D’ENTHOUSIASME MANAGÉRIAL

Le lean est l’héritier direct de cette conception. Les chercheurs du MIT qui ont inventé le terme, à la fin des années 1980, se sont simplement attachés à la rendre adaptable en dehors du Japon. Dans la foulée, la théorie connaît sa première phase d’expansion, principalement dans l’industrie automobile. « Elle était surtout utilisée comme un levier par les manageurs qui souhaitaient introduire certaines caractéristiques du toyotisme : le « juste à temps », le « zéro stock » ou la production montre en main, explique Tommaso Pardi, sociologue (ENS Cachan, CNRS), auteur d’une thèse sur l’implantation des constructeurs japonais en Europe. A la fin des années 1990, cet engouement s’est estompé, notamment à cause de la crise des firmes japonaises qui montrait déjà les limites de ce mode d’organisation. »

Ces limites n’ont toutefois pas empêché une deuxième vague d’enthousiasme managérial, qui ne retombe pas depuis le milieu des années 2000. « Cette fois, les employeurs ne se contentent plus de reprendre un bout de dispositif : ils veulent se lancer dans une réforme complète de leur organisation et mettre en oeuvre le système dans sa globalité », détaille Fabrice Bourgeois, ergonome au cabinet Concilio Ergonomie. Et cette fois, le lean a largement débordé de son milieu d’origine, en direction des services. Les banques et les sociétés d’informatique avaient basculé les premières. Le secteur du commerce, de la logistique mais aussi des hôpitaux ou des services de l’Etat, comme Pôle emploi, ont suivi.

Dans l’industrie, les ateliers, resserrés à l’extrême, achèvent leur métamorphose. Aux grandes lignes du travail à la chaîne succèdent les dispositifs en U, où les opérateurs, debout, peuvent accomplir plusieurs tâches. Les matériaux à portée de main ne couvrent jamais plus que les besoins de la journée de travail. Lorsque les commandes décroissent, la production ralentit, le nombre d’opérateurs diminue, chacun accomplissant un peu plus de tâches.

  • ÉLIMINER LES TEMPS MORTS

Dans les services, après une longue phase d’observation et de minutage des journées de travail, chaque tâche ou chaque déplacement est standardisé afin d’éliminer les temps morts. Les employés participent à des réunions qui s’attachent à régler les dysfonctionnements repérés.

Le grand accélérateur de ce mouvement est évidemment la crise économique. Les services des grands groupes de conseil, les centres de formation ou les cabinets spécialisés en lean management, qui se multiplient, ont achevé de convaincre les hésitants. Sur leur brochures, les gains de productivité et d’espace de travail, souvent à deux chiffres, figurent invariablement en tête des argumentaires. Le lean est présenté comme le principal, voire l’unique levier pour améliorer la compétitivité de l’entreprise.

« Pour un ingénieur qui ne sait plus comment s’y prendre pour faire baisser ses coûts, c’est très rassurant de voir arriver un conseiller qui garantit à son patron que les objectifs seront largement dépassés. Et c’est très confortable de l’entendre expliquer aux salariés, avec la ferveur d’un missionnaire, que l’application du lean permettra même de lutter contre certaines formes de pénibilité dans le travail. Les outils mis en place, les arguments avancés sont tellement convaincants qu’on a envie d’y croire », explique Bertrand Jacquier. Cet ancien ingénieur spécialiste des méthodes de fabrication et de la gestion de la production, passé par des grands groupes et des PME, se considérait comme un « bon soldat du lean » avant de bifurquer vers le camp adverse à force de désillusions. Devenu spécialiste de cette méthode au sein du cabinet Secafi, il conseille la plus grande méfiance aux comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui ont à examiner des réorganisations.

  • RISQUES PSYCHOSOCIAUX

Le donnant-donnant promis aux salariés par le lean est en effet loin d’être tenu par nombre d’entreprises réorganisées. « Dans la chasse au gaspillage, on a banni les gestes superflus, les déplacements inutiles, explique M. Jacquier. Mais ces quelques secondes sont parfois très utiles pour se détendre la colonne vertébrale, ou penser à l’opération suivante. » De fait, dès 2006, un travail du Centre d’étude de l’emploi montrait qu’une organisation en lean pouvait occasionner davantage de troubles musculo-squelettiques (TMS) ou de risques psychosociaux que les organisations classiquement tayloriennes.

« Le résultat du lean, c’est l’intensification du travail, affirme Tommaso Pardi. En France, sa mise en place conduit à l’exact contraire de ce que la théorie professe : une radicalisation du taylorisme dans les entreprises. » Une situation d’autant plus mal vécue par les salariés qu’ils en sont parfois réduits à tricher avec des normes qu’ils ont eux-mêmes contribué à fixer.

Les promoteurs de la théorie n’en disconviennent pas. « Le lean a gagné. A notre grande surprise, il a fini par s’imposer dans tous les secteurs d’activité en France. Malheureusement ce n’est pas celui que nous préconisions », déplore Michael Ballé. Ce pionnier du management « maigre » en France se présente comme un « orthodoxe » de la méthode, forcé par la tournure des événements à distinguer entre le « vrai lean », pratiqué dans un petit nombre d’entreprises au plus grand profit de tous, et le « faux lean », majoritaire dans le pays et souvent appliqué abruptement par des consultants issus d’une industrie automobile connue pour la rudesse de ses rapports sociaux. Selon lui,  » l’interprétation dominante vise seulement à améliorer les procédures pour obtenir une réduction des coûts à court terme « . « C’est effectivement un taylorisme poussé à ses derniers degrés, ajoute-t-il, qui n’a rien à voir avec l’esprit du vrai lean, qui vise l’amélioration du produit par le développement des hommes. »

  • « LA QUESTION DU TRAVAIL COLLECTIF »

Ces distinguos finiraient par exaspérer Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine du travail à l’université Lyon-I : « Les consultants devraient se rendre compte que le lean est dévoyé parce qu’il ressemble à toutes les autres modes managériales : c’est un corpus de pratiques où les dirigeants choisissent ce qui les arrange pour faire passer leurs stratégies. Le lean pur n’a jamais existé, même chez Toyota où l’emploi était garanti à vie. » Dans ce domaine, la France est toujours très loin du Japon : le recours massif à l’intérim dans les industries entrave pour longtemps l’application stricte d’une méthode qui a besoin de durée et de sécurité pour se déployer.

Le chercheur n’en reconnaît pas moins que certaines préconisations au coeur de la théorie, comme la progression continue des compétences personnelles ou le développement d’un tissu relationnel au sein de l’entreprise, seraient bénéfiques pour la santé du salarié. Yves Clot va plus loin : « Le lean ne peut pas être regardé comme une ruse diabolique du management. En préconisant l’engagement des salariés dans leur travail et la coopération entre chacun d’eux, il s’inscrit dans un mouvement profond qui fait émerger la question du travail collectif. »

Pour le chercheur du CNAM, ce débat est pour l’heure empêché par un certain nombre de spécificités françaises. « Le taylorisme a été implanté en France avec retard, après la seconde guerre mondiale, et avec une brutalité bien supérieure à celle qu’ont connue les autres pays. Il est en train de se passer la même chose avec le lean : les manageurs sont tentés de passer en force avec des versions purement productivistes de la théorie. »

Pour l’auteur du Travail à coeur (La Découverte, 2010), cette relation empoisonnée entre syndicats et patronat est aggravée par le fait que les politiques ont déserté le monde des entreprises. « Personne ne cherche à rebondir sur les questions soulevées par le lean management, personne ne propose une autre politique de l’offre, fondée sur la relation très particulière que les Français ont au travail. On ne peut pourtant pas continuer à laisser l’entreprise affronter seule, derrière ses murs, son problème de compétitivité avec, comme unique levier, l’abaissement du coût du travail. »

Source : Le Monde.fr | 10.10.2013