Provisions, prévisions

Robinson avait assez assuré sa subsistance et presque pris ses aises dans son île. (…)

Une demeure bien assise, des conserves surabondantes, toutes les sûretés essentielles retrouvées, ont le loisir pour conséquence. C’est le fruit des fruits que le calme et la certitude. Robinson au milieu de ses biens se sentait confusément redevenir un homme, c’est à dire un être indécis. Il respirait distraitement, il ne savait quels fantômes poursuivre. Il était menacé de songes et d’ennui. Le soleil lui semblait beau et le rendait triste.

Contempler des monceaux de nourriture durable, n’est-ce point voir du temps de reste et des actes épargnés ? Une caisse de biscuits, c’est tout un mois de paresse et de vie. Des pots de viande confite, et des couffes de fibre bourrées de graines et de noix sont un trésor de quiétude ; tout un hiver tranquille est en puissance dans leur parfum.

Robinson humait la présence de l’avenir dans la senteur des caissons et des coffres de sa cambuse. Son trésor dégageait de l’oisiveté. Il en émanait de la durée, comme il émane de certains métaux une sorte de chaleur absolue. Il ressentait confusément que son triomphe était celui de la vie, qu’il était un agent de la vie, et qu’il avait accompli la tâche essentielle de la vie qui est de transporter jusqu’au lendemain les effets et les fruits du labeur de la veille. L’humanité ne s’est lentement élevée que sur le tas de ce qui dure. Prévisions, provisions, peu à peu nous ont détachés de la rigueur de nos nécessités animales et du mot à mot de nos besoins. La nature le suggérait : elle a fait que nous portions avec nous de quoi résister quelque peu à l’inconstance des événements ; la graisse qui est sur nos membres, la mémoire qui se tient toute prête dans l’épaisseur de nos âmes, ce sont des modèles de ressources que notre industrie à imités.

Valéry (Paul), Œuvres ,- Chapitre Histoire Brisée, page 418 à 420, Editions Gallimard 1960- Bibliothèque de la Pléiade 2000

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