Frontières

Espèces d’Espaces de Georges PEREC a été publié chez Galilée en 1974. En voilà un extrait qui sera le point de départ de notre réflexion sur les frontières (préparation IEP 2011)

Les pays sont séparés les uns des autres par des frontières. Passer une frontière est toujours quelque chose d’un peu émouvant : une limite imaginaire, matérialisée par une barrière de bois qui d’ailleurs n’est jamais vraiment sur ligne qu’elle est censée représenter, mais quelques dizaines ou quelques centaines de mètres en deçà ou au-delà, suffit pour tout changer, et jusqu’au paysage même : c’est le même air, c’est la même terre, mais la route n’est plus tout à fait la même, la graphie des panneaux routiers change, les boulangeries ne ressemblent plus tout à fait à ce que nous appelions, un instant avant, boulangerie, les pains n’ont plus la même forme, ce ne sont plus les mêmes emballages de cigarettes qui traînent par terre.

En 1952, à Jérusalem, j’ai essayé de poser le pied en Jordanie, en passant au-dessous des fils de fer barbelés ; j’en ai été empêché par les gens qui m’accompagnaient : il paraît que c’était miné. De toute façon, ce n’est pas la Jordanie que j’aurais touché, mais du rien, du no man’s land.

En octobre 1970, à Hof, en Bavière, j’ai, comme on dit, embrassé d’un seul regard quelque chose qui était de l’Allemagne de l’Ouest, quelque chose qui était de l’Allemagne de l’Est et quelque chose qui était de la Tchécoslovaquie : c’était, en l’occurrence, une vaste étendue grisâtre et morose, et quelques boqueteaux. L’auberge – ouest-allemande – d’où l’on découvrait ce panorama, était très fréquentée.

On s’est battu pour des minuscules morceaux d’espaces, des bouts de colline, quelques mètres de bords de mer, des pitons rocheux, le coin d’une rue. Pour des millions d’hommes, la mort est venue d’une légère différence de niveau entre deux points parfois éloignés de cent mètres : on se battait pendant des semaines pour prendre ou reprendre la Cote 532.

Georges Perec

Une réflexion sur « Frontières »

  1. Ce qui est intéressant avec les frontières ce sont les frontaliers. ils sont les « Passe muraille »,ni d’ un coté ni de l’ autre,ils ont un seul passeport mais leur identité est multiple. C’ est une richesse sans doute. Pensez y….

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