Fabriquer des concepts

 

Simplement, l’heure est venue pour nous de demander ce que c’est que la philosophie. Et nous n’avions pas cessé de le faire précédemment, et nous avions déjà la réponse, qui n’a pas varié la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. Mais il ne fallait pas seulement que la réponse recueille la question, il fallait aussi qu’elle détermine une heure, une occasion, des circonstances, des paysages et des personnages, des conditions et des inconnues de la question. Il fallait pouvoir la poser « entre amis », comme une confidence ou une confiance, ou bien face à l’ennemi, comme un défi, et tout à la fois atteindre à cette heure, entre chien et loup, où l’on se méfie même de l’ami.

C’est que les concepts ont besoin de personnages conceptuels qui contribuent à leur définition. « Ami«  est un tel personnage, dont on dit même qu’il témoigne pour une origine grecque de la philosophie les autres civilisations avaient des Sages, mais les Grecs présentent ces « amis », qui ne sont pas simplement des sages plus modestes. Ce seraient les Grecs qui auraient entériné la mort du Sage, et l’auraient remplacé par les philosophes, les amis de la sagesse, ceux qui cherchent la sagesse, mais ne la possèdent pas formellement. Peu de penseurs pourtant se sont demandé ce que signifiait « ami », même et surtout chez les Grecs. Ami désignerait-il une certaine intimité compétente, une sorte de goût matériel ou une potentialité, comme celle du menuisier avec le bois le bon menuisier est en puissance de bois, il est l’ami du bois La question est importante puisque l’ami, tel qu’il apparaît dans la philosophie, ne désigne plus un personnage extrinsèque, un exemple ou une circonstance empirique, mais une présence intrinsèque à la pensée, une condition de possibilité de la pensée même, bref une catégorie vivante, un vécu transcendantal, un élément constituant de la pensée.

Gilles Deleuze Chimères, n° 8, mai 1990. Revue trimestrielle dirigée par Gilles Deleuze et Félix Guattari

Une réflexion sur « Fabriquer des concepts »

  1. L’ image m’ inquiète, je croyais dans ma grande naïveté que la philosophie venait de la tète alors qu’ il semble qu’ elle coule par gravité du thorax et se répand au sol. Le philosophe ne doit pas résister longtemps à cet exercice. Deleuze et Guattari ont écrit
    un petit livre sous le titre « Qu’ est-ce que la philosophie? ». Il contient un passage intéressant: « Voyons ce que la philosophie n’ est pas: elle n’ est pas contemplation, ni réflexion, ni communication. » Je trouve que c’ est plus clair comme ça. Et vous?

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