Opinion et vérité

friedrich-proche« Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes, que chacun les subit et que personne ne les forme. Un citoyen, même avisé et énergique quand il n’a à conduire que son propre destin, en vient naturellement et par une espèce de sagesse à rechercher quelle est l’opinion dominante au sujet des affaires publiques. « Car, se dit il, comme je n’ai ni prétention ni le pouvoir de gouverner à moi tout seul, il faut que je m’attende à être conduit; à faire ce qu’on fera, à penser ce qu’on pensera. » Remarquez que tous raisonnent de même, et de bonne foi. Chacun a bien peut être une opinion; mais c’est à peine s’il se la formule à lui-même; il rougit à la seule pensée qu’il pourrait être le seul de son avis. Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs, lit les journaux, enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l’on appelle l’opinion publique. « La question n’est pas de savoir si je vais ou non faire la guerre. » Il interroge donc le pays. Et tous les citoyens interrogent le pays, au lieu de s’interroger eux mêmes. Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu’ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. Et il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu’il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n’est point de folle conception qui ne puisse quelque jour s’imposer à tous, sans que personne pourtant l’ait jamais formée de lui même et par la libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout et personne ne pense. D’où il résulte qu’un Etat formé d’hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. Et ce mal vient originairement de ce que personne n’ose former son opinion par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d’abord, et devant les autres aussi. »

Alain, Propos sur l’éducation.