Le retour des frontières: »Le Monde Magazine »

A lire dans « Le Monde Magazine » daté 11 juin

En couverture. « Quelles frontières ? ». Entre la France et l’Italie, entre le Danemark et l’Allemagne… Les frontières sont de retour dans l’espace Schengen, où elles sont censées avoir été abolies. « Le Monde Magazine » a demandé à plusieurs écrivains, invités du festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo, ce qu’ils en pensent…

L’Argent, philosophie déroutante de la monnaie

L’argent, situé au sommet de la hiérarchie des objets, est disséqué par le philosophe médecin François Dagognet

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L’Argent, philosophie déroutante de la monnaie, de Francois Dagognet (Encre marine)

L’auteur n’entre pas dans les débats actuels de politique ou de science monétaire : il entend penser l’argent philosophiquement, s’inspirant des textes magistraux d’Aristote à Condillac, d’Adam Smith à Marx.

Il tient l’argent pour un objet qui n’en est pas un ; ce statut déjà l’originalise. De plus, celui qui en manque peut en emprunter (une richesse virtuelle, un avoir étrange qui est à moi sans y être vraiment). Cet ouvrage ne manquera pas de montrer que ce moyen de paiement n’a cessé de s’amenuiser (le papier remplacera le métal, on finira même par se contenter d’une simple signature). Il importe surtout que l’argent s’adosse à un référent, lequel doit même excéder ce qu’il garantit.

De nombreux problèmes seront abordés, notamment sur la gratuité (ou le don), sur l’impôt, sur l’usure, sur le commerce, sur le juste prix. Est fondée ici « une science de la richesse » inséparable du travail, à l’opposé de la spéculation.

Sommaire:

LES OBJETS ET DEJA L’UN D’EUX
L’ARGUMENT ARGUMENTATIF
L’ANCIEN RITUEL
L’EVOLUTION DU MEDIUM MONETAIRE
L’INEVITABLE RISQUE
LE JUSTE PRIX

ARTICLE DE LIBERATION DU 5/ 5/ 11; article de R. MAGGIORI

Le juste prix

A trop aimer l’argent, on mourrait de faim, comme on meurt de faim quand on en manque. Si, comme Bacchus l’a accordé au roi de Phrygie, on recevait le don de muer en or tout ce que l’on touche, on ne porterait que des aliments de métal à la bouche, et on crierait grâce. On irait plonger dans les flots du Pactole pour ne plus avoir ce privilège, comme l’a fait Midas, laissant ainsi, mêlées au sable du fleuve, les pépites d’or que, depuis, on recherche. Aussi faudrait-il apprendre tôt «la nocivité d’un argent qui trompe» : sa possession excessive «rend esclave celui qui croit, avec lui, gagner». Les cyniques et les épicuriens le savaient, qui d’une cruche d’eau et de quelques figues faisaient leur bonheur. «Gardez-vous de tout amour des richesses, car la vie d’un homme ne dépend pas de ses biens même s’il est très riche», disait Luc, l’apôtre. «On apprécie mieux les miettes», si on se contente de peu. Voilà de quoi consoler les pauvres.

Surfaces. Puisque tout s’achète, y compris ce qui n’a pas de prix, parler de l’argent n’est-ce pas parler de tout, du bien, du mal, du pouvoir, du juste, de l’injuste, de l’inégalité ? Quel discours tenir, économique, social, politique, moral, qui n’ait pas été tenu ? Sans prétendre à l’inédit, ou à l’inouï, François Dagognet emprunte une voie originale dans l’Argent – Philosophie déroutante de la monnaie (1), en considérant l’argent comme «objet». Cela fait longtemps (depuis 1953, il a publié près de soixante-dix ouvrages !) que Dagognet, médecin et philosophe, disciple de Gaston Bachelard et de Georges Canguilhem, s’applique à élaborer une «objetologie». Cela signifie, d’abord, qu’il récuse cette idée de la philosophie comme exploratrice du seul domaine du «cogito», du sujet pensant, de l’esprit, de la «profondeur», et qu’il préfère s’intéresser au monde naturel ou technique, à la matière, à l’extériorité, aux «enveloppes» – étudiant tour à tour les surfaces, la peau, les images, les mesures, les classifications, l’industrie, les machines, le papier, le tissage, les oeuvres et les ouvrages d’art, les langages de la chimie, les nomenclatures, l’ingénierie génétique, les médicaments, les outils d’enregistrement, les détritus, la poussière… Quant à l’«objetologie», elle exige qu’on distingue l’objet de la chose. La bougie est une chose, le fil incandescent disposé dans le vide, soit l’ampoule d’Edison, un objet. Mais la flamme de la chandelle, avec son aura, source d’inspiration poétique, est un objet. Une assiette est un objet, mais la terre ou l’argile qui la constituent comptent parmi les choses, tandis que, déposés sur l’étal, les plats en inox ou la vaisselle en carton jetable sont des produits ou des marchandises… Dans l’Eloge des objets Dagognet écrivait : «Telle serait la série : les substances naturelles (l’écorce, le cuir, etc.), les choses, les objets, les produits ou les marchandises», puis, vers le bas, les contrefaçons, le toc, les plagiats, lesquels «copient le réel sans lui équivaloir, comme le stuc des faux plafonds ou tant de plastiques qui imitent les substances (ex-vivantes) rares, la peau de lézard, la corne, l’ivoire et même le bois», et, vers le haut, juridiquement définis en tant qu’attachés à une propriété, les biens.

Métal. Il était inéluctable que, sans trop entrer dans le territoire des économistes, et après avoir étudié le transfert (de capitaux, de propriété, de marchandises, d’appel, de message, de souveraineté, de cendres, de footballeur, de population, d’embryon, etc.), il en vînt, en termes de philosophie «objetologique», à l’étude de l’argent. Il le situe au sommet de la hiérarchie des objets, ou le tient pour l’objet réalisant au mieux «l’enchevêtrement d’un substrat et de ce qu’il porte» (d’un métal précieux extrait des entrailles de la terre, et de la valeur, du commerce, de l’emprunt, de l’usure, de l’impôt, etc.), au sens où l’argent contient toutes les variations qui, de la chose, via le statut de marchandise et de non-marchandise substitutive de toutes les autres, conduisent aux biens.

«Comment concevoir qu’une marchandise ait pu aider à en évaluer une autre, bien que de nature, de forme et de dimensions sans rapport avec elle» ? Il y a d’abord eu le troc, freiné puis stoppé par ses insurpassables difficultés : «On gagne à ne retenir pour ces présents que ce qui est léger et favorable aux divisions ; on a dû vite renoncer à l’animal (et le pecus latin nous vaudra pécuniaire, pécule) parce qu’il fallait le découper pour solder un déficit minimal.» Puis la pratique du don (chez les peuplades du Pacifique étudiées par Marcel Mauss), le recours au cuivre et aux métaux précieux, l’usage du papier-monnaie (hanté par son double, la monnaie de papier, ou de singe), du billet de banque, de la carte, de la simple signature… Le philosophe médecin retrace toute l’évolution de la monnaie-argent. A chaque étape, il retient un problème qu’il intègre au questionnement philosophique : comment fixer le coût, soit de ce que l’on achète, soit de ce que l’on vend ? Est-ce le travail qui «définit l’unité de mesure de ce qui est fabriqué» et donne valeur à la chose ? Qu’est-ce qu’un «juste prix» ? Le commerce est-il indispensable, qui semble ne rien ajouter à la marchandise ? «La sphère de la cherté peut-elle annexer celle de la gratuité ?»

Stérilité. Les économistes éclairent aussi ces questions. Mais «dans le passé, ce sont des philosophes – depuis Aristote à Marx et au-delà – qui ont travaillé à analyser cette importante notion qu’est l’argent […] qui fonde les bases de la vie sociale». Dagognet ajoute que tout enrichissement n’est bon que s’il se déleste (par l’impôt par exemple) de ce qui, distribué aux plus défavorisés, leur offrirait une vie décente. Il suit, en cela, les leçons des philosophes de l’Antiquité, qui bornaient par une morale la «science de la richesse», ou chrématistique. Lorsqu’elle «correspond à un labeur productif», la richesse est valorisée : mais elle est vue comme perverse si le trésor gagné est soustrait à l’échange et au commerce, s’il consiste en «une accumulation de l’argent stérile et illimitée». Ceci dit, les penseurs se sont-ils eux-mêmes couverts d’or ? Le premier à se dire philosophe, Thalès de Milet, si distrait qu’il ne vit devant lui le puits où il se précipita, fut assez futé pour observer les astres et prévoir une année d’abondance : à bas prix, «il loua dès l’hiver tous les pressoirs à huile de la région […] Quand vint le temps des récoltes (on doit presser les olives), il se produisit une demande massive en faveur de ces pressoirs ; le savant s’enrichit comme nul autre».

(1) Paraît également : «D’où vient l’argent ?» suivi de «Pour une Banque centrale mondiale», de François Rachline (Hermann, 200 pp., 22 €.)

Un devoir d’asile ?

Paris et Rome souhaitent durcir le dispositif de Schengen relatif au devoir d’asile. C’est  une  situation d’urgence à laquelle Bruxelles doit répondre le 4 mai prochain. Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi ont  en effet officiellement demandé à Bruxelles de rétablir temporairement les contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen (1). Le but de ces deux chefs d’État  est de tenter d’empêcher l’afflux de migrants en provenance de Tunisie par des mesures d’exception. En coulisse, les deux pays  France et Italie s’accusent de laxisme au regard des frontières européennes.

Le code des frontières de Schengen répond à cette exigence. Il stipule en effet qu’« en cas de menace grave pour l’ordre public et la sécurité intérieure, un pays de l’UE peut exceptionnellement réintroduire le contrôle à ses frontières intérieures pour une période limitée de maximum trente jours ». Chacun jugera de la gravité de la menace des événements actuels au sud des frontières européennes.

Cependant au delà de l’actualité et des jugements arbitraires qui peuvent en découler, il faut réfléchir sur le sens multiple des frontières à la fois géographiques, économiques, politiques et philosophiques.

(1) Règlement qui s’applique depuis 1995 à toute personne franchissant la frontière intérieure  ou extérieure  d’un pays de l’Union européenne (UE 22 pays)

“La condition d’étranger se définit moins par le passeport que par le statut précaire” E. BALIBAR

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Le philosophe Etienne Balibar s’interroge sur la notion d’étranger.

?Crise économique, montée des extrêmes droites, durcissement des politiques d’immigration, débats publics stigmatisant les réfugiés, les « clandestins », les immigrés, les Roms, les musulmans… au nom d’identités nationales menacées. Sale temps pour les étrangers, fussent-ils citoyens français ou européens. Face à cette vague inquiétante de xénophobie, il s’agit de remettre en question la façon dont nous traçons les frontières entre « nous » et « les autres ». Qui est « notre » étranger, a-t-il changé au cours du temps, pourquoi est-il de plus en plus considéré comme un ennemi ?

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Frontières : Ceriscope

Le Ceriscope est une nouvelle publication en ligne du Centre d’études et de recherches internationales (CERI) réalisée en partenariat avec l’Atelier de cartographie de Sciences Po.

Réalisation collective, le Ceriscope offre une analyse qui s’appuie sur de multiples supports : textes, cartes, graphiques, photographies, diaporamas et vidéos. Il permet également une navigation transversale par thème ou aire culturelle (espaces) dans la lignée des problématiques traditionnelles du CERI mais également une recherche avancée par mots-clés, type de document et auteur. Voir le sommaire.

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Frontières sans murs et murs sans frontières

Frontières sans murs et murs sans frontières

Auteur : Yves Charles Zarka

Yves Charles Zarka est professeur de philosophie politique à la Sorbonne (Université de Paris-Descartes). Il est notamment l’auteur de La décision métaphysique de Hobbes. Conditions de la politique (Paris, Vrin, 1987 ; 2e éd., 1999) ; Hobbes et la pensée politique moderne (Paris, PUF, 1995 ; 2e éd., 2001) ; Philosophie et politique à l’âge classique (Paris, PUF, 1998) ; La questione del fondamento nelle dottrine moderne del diritto naturale (Naples, Editoriale Scientifica, 2000) ; L’autre voie de la subjectivité (Paris, Beauchesne, 2000) ; Figures du pouvoir : études de philosophie politique de Machiavel à Foucault (Paris, PUF, 2001 ; 3e éd., 2001) ; Quel avenir pour Israël ? (en collab. avec Shlomo Ben-Ami et al., Paris, PUF, 2001 ; 2e éd. en poche « Pluriel », 2002) ; Hobbes, the Amsterdam Debate (débat avec Q. Skinner), Olms, 2001 ; Difficile tolérance (Paris, PUF, 2004) ; Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt (Paris, PUF, 2005) ; Réflexions intempestives de philosophie et de politique (Paris, PUF, 2006) ; Critique des nouvelles servitudes (Paris, PUF, 2007). Il a également publié : Raison et déraison d’État (Paris, PUF, 1994) ; Jean Bodin : nature, histoire, droit et politique (Paris, PUF, 1996) ; Aspects de la pensée médiévale dans la philosophie politique moderne (Paris, PUF, 1999) ; Comment écrire l’histoire de la philosophie ? (Paris, PUF, 2001) ; Machiavel, Le Prince ou le nouvel art politique (Paris, PUF, 2001) ; Penser la souveraineté (2 vol.), Pise-Paris, Vrin, 2002 ; Les fondements philosophiques de la tolérance (3 vol.), Paris, PUF, 2002 ; Faut-il réviser la loi de 1905 ? (Paris, PUF, 2005) ; Y a-t-il une histoire de la métaphysique ? (Paris, PUF, 2005) ; Les philosophes et la question de Dieu (en collab. avec Luc Langlois, Paris, PUF, 2006) ; Matérialistes français du XVIIIe siècle (en collab., Paris, PUF, 2006) ; Hegel et le droit naturel moderne (en collab. avec Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 2006).

« La tentation du mur n’est pas nouvelle. Chaque fois qu’une culture ou qu’une civilisation n’a pas réussi à penser l’autre, à se penser avec l’autre, à penser l’autre en soi, ces raides préservations de pierres, de fer, de barbelés ou d’idéologies closes, se sont élevées, effondrées et nous reviennent encore dans de nouvelles stridences. Ces refus apeurés de l’autre, ces tentatives de neutraliser son existence, même de la nier, peuvent prendre la forme d’un corset de textes législatifs, l’allure d’un indéfinissable ministère, ou le brouillard d’une croyance transmise par des médias qui, délaissant à leur tour l’esprit de liberté, ne souscrivent qu’à leur propre expansion à l’ombre des pouvoirs et des forces dominantes. » Ce passage est issu d’un appel publié par Patrick Chamoiseau[1] [1] Écrivain martiniquais, La prison vue de l’intérieur. …
suite et Édouard Glissant[2] [2] Poète et philosophe martiniquais, son dernier…
suite, dans le journal L’Humanité du 4 septembre 2007, pour s’opposer à la création de ce qu’ils appellent un Ministère-Mur, celui de l’ « Immigration, Intégration, Identité nationale et du Codéveloppement ». Les auteurs opposent à ce ministère par lequel, selon eux, la France « trahit […] une part non codifiable de son identité », une conception plurielle, diverse, multicolore, multisonore, multiculturelle du monde : « Les murs et les frontières tiennent encore moins quand le monde fait tout-monde et qu’il amplifie jusqu’à l’imprévisible le mouvement d’aile du papillon. »

2 Cet appel comporte une thèse forte sur le statut des murs et des frontières dans notre monde d’aujourd’hui, lequel peut être caractérisé selon deux déterminations à la fois corrélatives et opposées. Premièrement, comme monde de la mondialisation économique et financière où le marché et la marchandise sont divinisés, la consommation standardisée jusqu’à détruire les valeurs de l’esprit, la domination exercée sans partage par les États-Unis, mais aussi où la surabondance s’oppose aux pauvretés et les ivresses opulentes aux asphyxies sèches. Deuxièmement, comme monde du « Tout-Monde » qui est « la maison de tous » faite de rencontre des cultures, des civilisations et des langues qui se sont à la fois fracassées et fécondées mais dont sort finalement un embellissement mutuel.

3 Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas tant l’opposition de l’identité close à l’identité multiple, diverse et ouverte qui relève finalement du lieu commun, mais le rapport que ce texte engage entre deux dimensions qu’il ne nomme pas mais qui le structurent de part en part : la dimension politique et la dimension cosmopolitique. La prise en considération du cosmopolitisme, du Tout-Monde, du monde comme maison de tous, doit amener à revoir les conceptions et les pratiques politiques qui relèvent de l’ancien monde – mais qui survivent encore –, celui des États-nations et des identités nationales, qui a survalorisé jusqu’au racisme l’identité nationale, justifié le colonialisme, la domination et l’exploitation des peuples, mais qui est aussi à la racine des guerres nationales et mondiales des deux derniers siècles.

4 Il y a beaucoup de générosité et d’intelligence dans ce propos qui fait trembler les étroitesses d’esprit locales par une respiration globale d’une humanité multiple, diverse et ouverte sur tous les plans. Mais, il y a aussi une équivoque possible : celle qui consisterait à mettre sur le même plan le politique et le cosmopolitique. Le politique concerne des populations, des peuples, des unités juridico-politiques sur des territoires. Toutes ces réalités ne sont qu’historiques et contingentes. Elles résultent des guerres, des invasions, des conquêtes, du développement de la production et du commerce, de l’apport de populations étrangères dotées d’autres langues, d’autres cultures, d’autres références. Il n’y a rien de naturel, ni de logique dans tout cela. Or c’est de cette même histoire que les frontières tiennent leur existence, elles ne sont donc également ni naturelles, ni le plus souvent rationnelles. Mais ces frontières qui sont issues du passé, de l’ancien monde, doivent-elle être remises en cause au nom du cosmopolitisme d’aujourd’hui, c’est-à-dire de la référence à la seule communauté naturelle et rationnelle qui soit : celle de l’humanité non abstraite et homogène mais multiple et diverse du Tout-Monde ?

5 Je ne le crois pas. Car la frontière n’est pas seulement ce qui sépare ou démarque, mais aussi ce qui permet la reconnaissance et la rencontre de l’autre. La frontière n’a pas seulement un sens négatif, mais aussi un sens positif. Cela est valable aussi bien au niveau psychologique (la constitution de la représentation de soi, de l’intimité, de ce qui n’est pas disponible ou à la disposition de l’autre), qu’éthique (constitution du soi responsable de ses actes) et politique (la citoyenneté nationale distinguée de la citoyenneté du monde). Par conséquent ce qu’il faut combattre ce sont en effet les murs mais pas les frontières. On ne saurait mettre ces deux notions sur le même plan et faire de toutes les frontières des murs : il y a des frontières sans murs, des murs sans frontières et des murs en attente de frontières – c’est parfois d’ailleurs leur seule véritable et provisoire justification. La caractéristique de la frontière, c’est d’abord qu’elle ne concerne pas uniquement les hommes, mais aussi les marchandises, les œuvres, etc., tandis que les murs ont pour fonction unique d’empêcher le passage des hommes (l’affamé, l’indésirable, le trafiquant, le terroriste, et al.). C’est ensuite qu’elle peut faire l’objet d’une reconnaissance mutuelle de part et d’autre de son tracé, tandis que le mur est toujours, à certains égards en tout cas, unilatéral. Les murailles et les murs ont, dans l’histoire de l’humanité, eu pour fonction d’empêcher l’invasion des armées ennemies, les expansions, l’afflux des populations considérées comme indésirables, mais également – c’est le cas aujourd’hui en Europe occidentale aussi – d’isoler des populations les unes des autres (mise en ghettos de population immigrées, etc.), de s’opposer à l’arrivée de populations asphyxiées dans les pays d’abondance – réelle ou imaginaire. Mais les murs, outre qu’ils sont des moyens souvent inefficaces, ne résolvent rien. La solution sera en revanche une frontière reconnue de part et d’autre. Le meilleur antidote au mur, c’est la reconnaissance mutuelle de la différence de soi et de l’autre à travers la frontière qui n’est précisément pas un mur étanche, mais un lieu de reconnaissance et de passage.

6 Un monde sans frontières serait un désert, homogène, lisse, sur lequel vivrait une humanité nomade faite d’individus identiques, sans différences. Alors qu’un monde traversé de frontières mais reconnues et acceptées de part et d’autre est un monde de différences coexistantes et de diversités florissantes. Mais pour que la reconnaissance et l’acceptation mutuelle puissent avoir lieu, il faut qu’il y ait un équilibre. Que la vie soit vivable de part et d’autre et que chacun puisse visiter l’autre quand ça lui chante. Il faut donc surmonter la pauvreté, l’exploitation, le mal-vivre qui fait que des personnes en nombre s’arrachent à leur terre, à leurs familles, à leurs proches pour aller vers un ailleurs rêvé.

7 Le cosmopolitisme doit fournir un principe de régulation des politiques, mais il ne doit pas se substituer à elles. Il doit imposer comme des exigences éthiques et vitales l’équilibre économique, la reconnaissance mutuelle des frontières contre les murs de toutes sortes. En somme le cosmopolitisme doit enjoindre de mettre en place une politique de l’hospitalité contre une politique de l’hostilité.

Notes

[ 1] Écrivain martiniquais, La prison vue de l’intérieur. Regards et paroles de ceux qui travaillent derrière les murs, Paris, Albin Michel, 2007.

[ 2] Poète et philosophe martiniquais, son dernier livre s’intitule Mémoire des esclaves, Paris, Gallimard, 2007.

POUR CITER CET ARTICLE

Yves-Charles Zarka « Éditorial », Cités 3/2007 (n° 31), p. 3-6.
URL :
www.cairn.info/revue-cites-2007-3-page-3.htm.

La frontière, un objet spatial en mutation.

La frontière, un objet spatial en mutation.
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Ce texte est présentée ici en réponse à l’article « Frontière » de Jacques Lévy, du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, dirigé par Jacques Lévy et Michel Lussault.

Image1La « frontière » est habituellement comprise comme la « limite de souveraineté et de compétence territoriale d’un État » De nos jours, la prégnance de cette définition semble s’estomper à l’échelle mondiale, accompagnant ainsi le processus de relativisation multiforme de l’État. Il faut y voir l’effet de l’évolution des techniques de transport et de communication, la dynamique et l’ampleur des échanges économiques, mais aussi la prise en considération politique d’une plus grande interdépendance du système-monde. Dans cette perspective, la désactivation sélective des frontières intra européennes n’est qu’une manifestation particulièrement vive d’un processus beaucoup plus vaste, mais très inégal à l’échelle planétaire. Cette tendance ne signifie d’ailleurs en rien la disparition de l’objet même de « frontière ». S’estompant sous ses expressions conventionnelles, la réalité frontalière réapparaît ailleurs, sous d’autres formes, mais toujours en des lieux investis d’une forte capacité de structuration sociale et politique. C’est dans ce travail de renouvellement effectif de la notion que s’est engagé le Groupe Frontière. La démarche conduit naturellement à revenir sur un concept central de la géographie, mais moins à partir de formes attendues que de propriétés.

La frontière, une construction historique évolutive.