La nature humaine

« En face des passions, telles que l’amour, la haine, la colère, l’envie, la vanité, la miséricorde, et autres mouvements de l’âme, j’y ai vu non des vices, mais des propriétés, qui dépendent de la nature humaine, comme dépendent de la nature de l’air ; le chaud, le froid, les tempêtes, le tonnerre, et autres phénomènes de cette espèce, lesquels sont nécessaires, quoique incommodes, et se produisent en vertu de causes déterminées par lesquelles nous nous efforçons de les comprendre. Et notre âme, en contemplant ces mouvements intérieurs, éprouve autant de joie qu’au spectacle des phénomènes qui charment les sens.
Si la raison peut beaucoup pour réprimer et modérer les passions, la voie qu’elle montre à l’homme est des plus ardues, en sorte que, s’imaginer qu’on amènera la multitude ou ceux qui sont engagés dans les luttes de la vie publique à régler leur conduite sur les seuls préceptes de la raison, c’est rêver l’âge d’or et se payer de chimères. »
– Spinoza, Traité Politique (1677)

Mieux vaut être un homme…

« Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux inférieurs sur la promesse de la plus large ration de plaisir de bêtes ; aucun être humain intelligent ne consentirait à être un ignorant, aucun homme ayant du cœur et une conscience à être égoïste et vil, même s’ils avaient la conviction que l’imbécile, l’ignorant ou le gredin sont, avec leurs lots respectifs, plus complètement satisfaits qu’eux-mêmes avec le leur. Ils ne voudraient pas échanger ce qu’ils possèdent de plus qu’eux contre la satisfaction la plus complète de tous les désirs que leurs sont communs. S’ils s’imaginent qu’ils le voudraient, c’est seulement dans des cas d’infortune si extrême que, pour y échapper, ils échangeraient leur sort pour presque n’importe quel autre, si indésirable qu’il fût à leurs propres yeux. Un être pourvu de facultés supérieures demande plus pour être heureux, est probablement exposé à souffrir de façon plus aiguë, et offre certainement à la souffrance plus de points vulnérables qu’un être de type inférieur ; mais, en dépit de ces risques, il ne peut jamais souhaiter réellement tomber à un niveau d’existence qu’il sent inférieur. Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ; il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés. »

Corrigé à lire…

John Stuart MILL, L’Utilitarisme.

Rhinocéros

Rhinocéros

 

Introduction

 

Rhinocéros est une pièce de théâtre écrite par Eugène Ionesco , un écrivain du XXème siècle, connu comme le principal représentant du théâtre de l’Absurde. L’œuvre fut publiée en 1959, tout d’abord dans une traduction allemande. Elle fut jouée pour la première fois en France en 1960 à Paris à l’Odéon Théâtre de France. Par la suite elle fut jouée dans de nombreux pays, et traduite dans de nombreuses langues.

 

 La pièce, en trois actes et quatre tableaux, dépeint une épidémie imaginaire de «rhinocérite », une maladie qui effraie tous les habitants d’une ville, les transformant tous en rhinocéros. Chaque acte montre un stade de l’évolution de la « rhinocérite ».

L’œuvre est interprétée comme une métaphore de la montée du totalitarisme à l’aube de la Seconde Guerre Mondiale.

 

I. Un texte parsemé de références philosophiques

Acte I

P. 33 : « JEAN, à Bérenger : Vous n’existez pas, mon cher, parce que vous ne pensez pas ! Pensez, et vous serez. »

? Référence à « Je pense donc je suis » de DESCARTES
Descartes souhaite refonder entièrement la philosophie sur des bases solides. Il met au point le doute méthodique, consistant à éliminer tout ce qui n’est pas absolument certain. Il découvre alors que, même si nos sens et nos raisonnements nous trompent souvent cela ne change pas celui qui est entrain de douter est quelque chose, autrement dit il existe. Cette certitude de sa propre existence se présente dès lors comme une vérité première pouvant servir de point d’appui à la philosophie qui place le sujet au centre de la construction du savoir.

P.35 : « Jean : vous avez mal compris. Assis ou debout, c’est la même chose quand on rêve !…
Bérenger : Eh oui, je rêve …La vie est un rêve »

? Une des étapes du doute de DESCARTES « comment faire porter le doute sur le réel lui-même ? » avec l’argument du rêve, nous n’avons pas de critères pour distinguer le réel de l’imaginaire.

P. 33 : Nom de « Socrate » répété plusieurs fois par Le Logicien et Le Vieux
? Importance de Socrate. Socrate utilise le syllogisme, et le logicien partage cette manière de pensée.

P.44
« Le logicien au vieux monsieur : voici donc un syllogisme exemplaire. Le chat a quatre pattes.
Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes. Donc Isidore et Fricot sont chats »
? Évocation du syllogisme. En
 logique aristotélicienne, le syllogisme est un raisonnement logique à deux propositions conduisant à une conclusion qu’Aristote a été le premier à formaliser. Par exemple : « Tous les hommes sont mortels, or Tous les Grecs sont des hommes, donc Tous les Grecs sont mortels » est un syllogisme ; les deux propositions sont des propositions données et supposées vraies, le syllogisme permettant de valider la véracité formelle de la conclusion. Elle est l’ancêtre de la logique mathématique moderne et a été enseignée jusqu’à la fin du xixe siècle

P. 48 (70) : « LE VIEUX MONSIEUR, à la Ménagère : Soyez philosophe ! »

? Importance de la philosophie. Ici utiliser dans un sens commun du philosophe, il sous entend qu’il faudrait qu’elle pense un peu plus, ou un peu différemment or le philosophe est celui qui est en quête de vérité, il ne possède pas la sagesse mais la recherche.

Acte II

P. 63 : « BOTARD : Je ne crois pas les journalistes. Les journalistes sont tous des menteurs, je sais à quoi m’en tenir, je ne crois que ce que je vois, de mes propres yeux. En tant qu’ancien instituteur, j’aime la chose précise, scientifiquement prouvée, je suis un esprit méthodique, exact.

DUDARD : Que vient faire ici l’esprit méthodique ? »

? Le doute méthodique de Descartes. Évocation des sciences et des sens avec la vue « je vois », « yeux »

P. 96 : « BERENGER : Le mal de tête à dû vous prendre pendant votre sommeil, vous avez oublié d’avoir rêvé, ou plutôt vous vous en souvenez inconsciemment.

JEAN : Moi, inconsciemment ? Je suis maître de mes pensées, je ne me laisse pas aller à la dérive. Je vais tout droit, je vais toujours tout droit. »

 

? Le conscient et l’inconscient sont deux notions de la philosophie. Il y a la conscience, lorsque l’être humain se réalise comme sujet, lorsqu’il a conscience de soi. Puis il y a l’inconscient, un concept de psychologie qui désigne l’activité psychique se déroulant hors de la sphère consciente dans l’esprit d’un individu. Une hypothèse d’un moi éclaté que Freud définit comme une instance complètement indépendante de la conscience. Descartes quant à lui pense que nous sommes conscient de tout ce qu’il se passe dans notre esprit, la conscience devient une connaissance immédiate.
Ici les deux personnages sont donc également opposés sur ces deux notions du conscient et de l’inconscient.

P. 104-105 : Notion de morale, terme « morale » répété à plusieurs reprises par Bérenger et Jean. Il y a une remise en question de ce terme, une remise en question vis-à-vis du lecteur. La morale concerne également la philosophie, dans la notion du bien et du mal dans sa juste valeur.

Terme « philosophie » exprimé par Bérenger.

 

Acte III

P. 123 : « DUDARD : C’est de la sagesse. Lorsqu’un tel phénomène se produit, il a certainement une raison de se produire. C’est cette cause qu’il faut discerner »

Évocation de la sagesse. Dans le sens commun, la sagesse est attribuée à celui ou celle qui prend des décisions raisonnables. Or la sagesse désigne le savoir et la vertu d’un être. Elle caractérise celui qui est en accord avec lui-même et avec les autres, avec son corps et ses passions , qui a cultivé ses facultés mentales, tout en accordant ses actes à ses paroles, c’est ce que recherche le philosophe, acquérir une sagesse.

P. 123 : «  DUDARD : Le mal, le mal ! Parole creuse ! Peut-on savoir où est le mal, où est le bien ? »

La notion du bien et du mal qui remet ainsi en cause la notion de la liberté, la morale, le devoir.

P. 128 : « DUDARD : Mon cher Bérenger, il faut toujours essayer de comprendre. Et lorsqu’on veut comprendre un phénomène et ses effets, il faut remonter jusqu’à ses causes, par un effort intellectuel honnête. Mais il faut tâcher de le faire, car nous sommes des êtres pensants. Je n’ai pas réussi, je vous le répète, je ne sais pas si je réussirai. De toute façon, on doit avoir, au départ, un préjugé favorable, ou sinon, au moins, une neutralité, une ouverture d’esprit qui est le propre de la mentalité scientifique. Tout est logique. Comprendre c’est justifier. »
-> Dudard évoque la neutralité et l’ouverture d’esprit, choses nécessaires à celui qui veut devenir philosophe. Il évoque également l’esprit scientifique, ce que l’on peut démontrer, prouver, justifier. Il réfléchit, analyse et conclut, comme en sciences.

P.195 : «DUDARD : Peut-on savoir où s’arrête le normal, où commence l’anormal ? Vous pouvez définir ces notions, vous, normalité, anormalité ? Philosophiquement et médicalement, personne n’a pu résoudre le problème »

Notion de normalité, anormalité. Remise en question de la langue, des définitions, des comportements. Il y a ici la preuve d’un raisonnement philosophique, puisque le personnage cherche à savoir, à comprendre en remettant en cause dès le départ la définition.

 

P. 129 (196) : Référence à Galilée + citation : « E pur si muove »
La légende veut que l’Italien Galilée, mathématicien, physicien et philosophe, ait marmonné cette phrase en 1633 après avoir été forcé devant l’Inquisition d’abjurer sa théorie que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil.
Actuellement, on utilise cette expression de temps à autre pour proclamer que, même si quelqu’un qui devrait être bien informé écarte ou nie un fait, cela ne l’empêche pas d’être vrai.

Nous avons ainsi pu voir que l’œuvre était parsemée de références philosophiques qui incitent le lecteur à réfléchir par lui-même, à s’interroger face à la situation pour le mener vers une réflexion philosophique.

II. La réflexion philosophique dans l’œuvre

La philosophie au travers des personnages

Ici Ionesco exprime son point de vue sur le totalitarisme et notamment sur l’hystérie collective que celui-ci provoque. Le totalitarisme est incarné dans les rhinocéros et chaque transformation est une personne qui se rallie à cette politique.
Il reproche aux gens de se laisser avoir, de suivre les autres sans essayer de comprendre pourquoi. Il montre cela à travers les personnages qui sont, au départ, contre les rhinocéros, puis qui succombent à la transformation. Nous pouvons d’ailleurs retrouver quelques personnages clefs comme le logicien. Il est sensé incarner par sa fonction de logicien l’esprit logique, une forme de philosophie. Il dit au début que « la peur est irrationnelle » et que « la raison doit la vaincre » (p.27), il souhaite donc laisser parler sa raison, il pense agir en fonction d’elle alors qu’à la fin il devient rhinocéros.
Il y a également le personnage de Dudard, qui incarne la philosophie dans toute sa réflexion. C’est un personnage posé, qui réfléchit et analyse la situation. Pour lui, « tout est logique. Comprendre c’est justifier » (p.194). Il cherche une explication à ce phénomène qu’il ne comprend pas, pourtant il rejoint les autres dans leur transformation en parlant de « devoir ». Il préfère « la grande famille universelle à la petite ». Il agit pour faire ‘comme les autres’, il cherche des excuses afin d’apaiser sa conscience.

Seul le personnage de Bérenger ne se transforme pas. Il représente la résistance, la lutte. Il dit « Eh bien, malgré tout, je te le jure, je n’abdiquerai pas, moi, je n’abdiquerai pas ». Il semble décidé et luttera jusqu’au bout, l’œuvre se terminant sur ses dernières phrases « Je suis le dernier homme, je me défendrai ! Je suis le dernier, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! ». Il est une sorte de héros pour Ionesco, car il est le seul personnage qui résiste. Sous ses airs d’idiot, il parvient à utiliser sa raison.

 

 

La philosophie à travers la réflexion

Cette œuvre contient un intérêt philosophique. Nous avons tout d’abord remarqué qu’il y avait des références explicites à la philosophie tout au long de l’œuvre. Mais nous pouvons aussi voir que le dramaturge procède à une démarche philosophique qui consiste à penser ce qu’est l’homme et comment il peut se prémunir du monstrueux qui existe en lui, tel un ennemi intérieur à combattre. Ce qui voudrait dire que chaque homme contient le mal en lui, mais qu’il faut qu’il soit assez fort pour ne pas y succomber.

 

On retrouve également différents intérêts philosophiques comme la conscience, la morale, la religion ainsi que la différence dans toute sa complexité, autant dans la langue que dans le caractère physique ou psychologique.

 

Ionesco souhaite toute d’abord une remise en question du lecteur.
L’évocation du bien et du mal permet au lecteur de remettre en question sa morale, sa conscience face aux évènements politiques qui se déroulent autours de lui. A la page 106, le personnage de Botard cri « Psychose collective, monsieur Dudard, psychose collective ! » Le mot psychose désigne un état de santé mentale jugé anormal. C’est un terme générique psychiatrique et psychanalytique, évoquant le plus souvent une perte de contact avec la réalité chez le sujet. Il est notamment utilisé pour caractériser des troubles mentaux. En utilisant ce vocabulaire fort, doublé d’une ponctuation forte, le lecteur peut se permettre une remise en question face aux évènements totalitaires. Cela semble fou. De plus, dans la fin de la réplique Botard compare cet état de santé à la religion qu’il désigne comme « l’opium des peuples ». La religion est ainsi évoquée. La religion sous entends la croyance, la foi « que m’est-il permis d’espérer ? » d’après les domaines de la philosophie de Kant.

Mais la réplique qui pourrait paraitre comme la plus significative pour le lecteur est la réplique du vieux monsieur à la ménagère lorsqu’il lui dit « soyez philosophe ! ». Le terme de la philosophie est explicitement employé, doublé d’un point d’exclamation. Le lecteur doit réfléchir au sujet en remettant en cause ses propres pensées, ses propres propos mais il ne doit pas être influencé par les autres comme le fait par exemple Dudard, car le véritable philosophe pense par lui-même, il est en quête de vérité et il a pour condition de se débarrasser de ses opinions, de son vécut et de son expérience personnelle.

 

Par la suite, il s’opère chez le lecteur la question de la conscience, de sa propre conscience vis-à-vis du totalitarisme, à savoir si c’est « normal ou anormal » comme l’évoque les personnages.

Nous trouvons également la différence de l’autre. Tout d’abord la différence physique qui effraie et interroge. Elle constitue la première barrière de différence entre les personnages qui ne sont pas transformés et ceux qui sont rhinocéros. Ils sont dans l’interrogation et la stupéfaction. La deuxième barrière qui entre en compte et alors celle du langage. L’incompréhension entre les êtres humains, cette incapacité de communiquer, de se comprendre. Dans la dernière réplique Bérenger soulève deux questions « quelle langue est-ce que je parle ? » et « est-ce que je me comprends ? ». Il en vient à se demander si c’est « eux » qui ont raison, c’est désormais sa propre différence qui l’interroge et engendre cette remise en question.

 

Ainsi, tout au long de l’œuvre le lecteur est mené à réfléchir sur ces différences, quelles soient religieuses, physiques (dans l’incarnation du rhinocéros) ou psychologiques (dans les façons de pensée différentes des personnages).

Conclusion

 

 

 

Pour conclure nous pouvons affirmer que cette œuvre littéraire peut aussi être considérée

comme une œuvre philosophique. A travers une histoire absurde Ionesco exprime son avis sur le totalitarisme et sur ses partisans. Mais en plus de cela, le dramaturge pousse le lecteur à une réflexion sur lui-même à travers différents sujets philosophiques abordés. Les différents personnages permettent de mettre en valeur la montée du totalitarisme mais aussi la présence de la philosophie. Les dialogues deviennent des débats où chacun se pose des questions sur les différences religieuses, physiques et psychologiques.

Nous pouvons proposer une ouverture qui est celle de la mise en scène réalisée par une troupe coréenne dont nous allons être spectateurs demain. Cette mise en scène met une nouvelle fois en avant les différences, notamment celle de la langue mais aussi, et surtout, celle des cultures. En effet, la culture coréenne semble très différente de celle occidentale. Comment cette troupe va-t-elle interpréter les différents sujets philosophiques ?

 

 

Et pour aller plus loin en un clic : Rhinocéros

« Eloge de la fuite » au théâtre

Médecin chirurgien et neurobiologiste, HENRI LABORIT introduisit l’utilisation des neuroleptiques en 1951. Il s’est fait connaître du grand public par la vulgarisation des neurosciences, notamment en participant au film Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais (voir ci-dessous).

« Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent et tant que l’on n’aura pas dit que jusqu’ici cela a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chance qu’il y ait quoi que ce soit qui change. »


[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=S0msBPXObAA[/youtube]

Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut encore prendre un voilier : la cape (le foc bordé à contre et la barre dessous) le soumet à la dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur l’arrière avec un minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés. Rivages inconnus qu’ignoreront toujours ceux qui ont la chance apparente de pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la route sans imprévu imposée par les compagnies de transport maritime.

Vous connaissez sans doute un voilier nommé « Désir ».

RENDEZ-vous à la Fabrik’théâtre JEUDI 18 décembre à 14 heures

Le génie de l’équivoque

homme_animal1 Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourrait servir à définir l’homme. Merleau-Ponty

Quelle est l’idée générale de ce texte et quelle est son argumentation ?

Dans ce texte Merleau-Ponty répond à la question de savoir ce qui, chez l’homme, relève de la nature et ce qui relève de la culture. Ces deux ordres semblent bien déterminés lorsque l’on définit la nature comme hérédité biologique : c’est tout ce qui nous vient de nos parents, de nos ancêtre par une transmission génétique. On définit à l’inverse la culture comme tout ce que l’on tient de la tradition externe, c’est l’héritage des coutumes, des habitudes, des manières de faire et même de  penser propres à un groupe humain. Cependant ce couple d’opposé nature/culture est remis en question par l’auteur de ce texte. En effet, ce qui fait problème c’est qu’il affirme l’impossibilité de « déméler » ce qui, chez l’homme fait partie de la nature et ce qui fait partie de la culture. Dans un premier temps il montre que l’opposition est une opinion, puis le sens de ce noeud indénouable entre les deux notions.

I/ L’opposition naturel / fabriqué : une opinion

1/ L’illusion de conduites naturelles

Cette complexité, ce noeud entre nature et culture  s’oppose à l’opinion qui affirme qu’il est naturel de piquer une colère comme d’embrasser son amoureux. Pour l’opinion il esxiste deux catégories distinctes pour expliquer les comportements de l’homme, le naturel semble être inné, tout le reste serait fabriqué par l’homme.

2/ Les sentiments ne sont pas innés

Comme les mots et leurs usages, les sentiments sont ce que l’homme en a fait, ils sont construits, fabriqués par un milieu culturel, formés par des habitudes sociales, comme par exemple le sentiment de paternité (il peut y avoir un substitut du père biologique qui éprouve ce sentiment).

II/ L’impossibilité de déméler l’écheveau nature / culture

1/ On ne doit pas superposer les deux notions

La culture ne vient pas s’ajouter à la nature, il faudrait qu’elle soit identifiable et séparée des comportements naturels.

2/ La nature ne s’efface pas chez l’homme : une sorte « d’échappement »

« Rien qui ne se dérobe » dit l’auteur, c’est-à-dire qui ne se soustrait à la pure détermination biologique (pensez par exemple à la différence entre besoin et désir)

3/ L’homme est le résultat d’une interaction, une équivoque

Tout ce que l’homme dit, fait et pense est le résultat de son hérédité biologique transformée (tout est naturel) et de son héritage culturel et social (tout est fabriqué). L’homme à l’état de nature est une fiction, de même qu’un homme qui ne serait influencé en rien par ses déterminations biologiques, cela n’a pas de sens : une équivoque signifie une ambivalence, c’est-à-dire la possibilité d’un choix. L’homme n’est pas determiné par son corps naturel biologique, il a la possibilité d’échapper à la vie animale ( univoque) par la culture, en fabriquant le choix des comportements, des langages et des règles de la vie sociale. L’homme est en ce sens ouverture au monde, qui doit sans cesse se construire, s’inventer et même se créer : c’est le sens du mot « génie » employé ici pour définir ce qui est proprement humain en cet écheveau nature / culture.



Débat : la tolérance

On peut s’appuyer sur le texte du philosophe John Locke au lien suivant :

http://lewebpedagogique.com/philoflo/2008/12/03/laicite/

Et un texte de Voltaire :

CHAPITRE XXIII

PRIÈRE À DIEU

Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse; c’est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps: s’il est permis à de faibles créatures perdues dans l’immensité, et imperceptibles au reste de l’univers, d’oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un coeur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d’une vie pénible et passagère; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil; que ceux qui couvrent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire; qu’il soit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau; que ceux dont l’habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d’un petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d’un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu’ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie: car tu sais qu’il n’y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s’enorgueillir.

Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères! Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l’industrie paisible. Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l’instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.

Voltaire, Traité de la Tolérance