Texte 3 Diderot (cours sur la famille)

Diderot, Supplément au voyage de Bougainville

le mariage est contre-nature

A – Qu’entendez-vous donc par des mœurs ?

B – J’entends une soumission générale et une conduite conséquente à des lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les mœurs sont bonnes ; si les lois sont mauvaises, les mœurs sont mauvaises. Si les lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition d’une société, il n’y a point de mœurs. Or comment voulez-vous que des lois s’observent quand elles se contredisent ? Parcourez l’histoire des siècles et des nations tant anciennes que modernes, et vous trouverez les hommes assujettis à trois codes, le code de la nature, le code civil et le code religieux, et contraints d’enfreindre alternativement ces trois codes qui n’ont jamais été d’accord ; d’où il est arrivé qu’il n’y a eu dans aucune contrée, comme Orou l’a deviné de la nôtre, ni homme, ni citoyen, ni religieux.

A – D’où vous conclurez sans doute qu’en fondant la morale sur les rapports éternels qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse devient peut-être superflue, et que la loi civile ne doit être que l’énonciation de la loi de nature29.

B – Et cela sous peine de multiplier les méchants, au lieu de faire des bons.

A – Ou que si l’on juge nécessaire de les conserver toutes trois, il faut que les deux dernières ne soient que des calques rigoureux de la première que nous apportons gravée au fond de nos cœurs et qui sera toujours la plus forte.

B – Cela n’est pas exact. Nous n’apportons en naissant qu’une similitude d’organisation avec d’autres êtres, les mêmes besoins, de l’attrait vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes peines, ce qui constitue l’homme ce qu’il est et doit fonder la morale qui lui convient.

A – Cela n’est pas aisé.

B – Cela est si difficile que je croirais volontiers le peuple le plus sauvage de la terre, l’Otaïtien qui s’en est tenu scrupuleusement à la loi de nature, plus voisin d’une bonne législation qu’aucun peuple civilisé.

A – Parce qu’il lui est plus facile de se défaire de son trop de rusticité qu’à nous de revenir sur nos pas et de réformer nos abus.

B – Surtout ceux qui tiennent à l’union de l’homme avec la femme.

A – Cela se peut ; mais commençons par le commencement. Interrogeons bonnement la nature, et voyons sans partialité ce qu’elle nous répondra sur ce point.

B – J’y consens.

A – Le mariage est-il dans la nature ?

B – Si vous entendez par le mariage la préférence qu’une femelle accorde à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle qu’un mâle donne à une femelle sur toutes les autres femelles, préférence mutuelle en conséquence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable qui perpétue l’espèce par la reproduction des individus, le mariage est dans la nature.

A – Je le pense comme vous ; car cette préférence se remarque non seulement dans l’espèce humaine, mais encore dans les autres espèces d’animaux, témoin ce nombreux cortège de mâles qui poursuivent une même femelle, au printemps, dans nos campagnes, et dont un seul obtient le titre de mari. Et la galanterie ?

B – Si vous entendez par galanterie cette variété de moyens énergiques ou délicats que la passion inspire soit au mâle, soit à la femelle, pour obtenir cette préférence qui conduit à la plus douce, la plus importante et la plus générale des jouissances, la galanterie est dans la nature.

A – Je le pense comme vous : témoin toute cette diversité de gentillesses pratiquée par le mâle pour plaire à la femelle, et par la femelle pour irriter la passion et fixer le goût du mâle. Et la coquetterie ?

B – C’est un mensonge qui consiste à simuler une passion qu’on ne sent pas et à promettre une préférence qu’on n’accordera point. Le mâle coquet se joue de la femelle, la femelle coquette se joue du mâle, jeu perfide qui amène quelquefois les catastrophes les plus funestes, manège ridicule dont le trompeur et le trompé sont également châtiés par la perte des instants les plus précieux de leur vie.

A – Ainsi la coquetterie, selon vous, n’est pas dans la nature ?

B – Je ne dis pas cela.

A – Et la constance ?

B – Je ne vous en dirai rien de mieux que ce qu’en a dit Orou à l’aumônier : pauvre vanité de deux enfants qui s’ignorent eux-mêmes et que l’ivresse d’un instant aveugle sur l’instabilité de tout ce qui les entoure.

A – Et la fidélité, ce rare phénomène ?

B – Presque toujours l’entêtement et le supplice de l’honnête homme et de l’honnête femme dans nos contrées ; chimère à Otaïti.

A – La jalousie ?

B – Passion d’un animal indigent et avare qui craint de manquer ; sentiment injuste de l’homme : conséquence de nos fausses mœurs et d’un droit de propriété étendu sur un objet sentant, pensant, voulant et libre.

A – Ainsi la jalousie, selon vous, n’est pas dans la nature ?

B – Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est également dans la nature.

A – Le jaloux est sombre.

B – Comme le tyran, parce qu’il en a la conscience.

A – La pudeur ?

B – Mais vous m’engagez là dans un cours de morale galante. L’homme ne veut être ni troublé ni distrait dans ses jouissances ; celles de l’amour sont suivies d’une faiblesse qui l’abandonnerait à la merci de son ennemi. Voilà tout ce qu’il pourrait y avoir de naturel dans la pudeur, le reste est d’institution. L’aumônier remarque dans un troisième morceau que je ne vous ai point lu que l’Otaïtien ne rougit pas des mouvements involontaires qui s’excitent en lui à côté de sa femme, au milieu de ses filles, et que celles-ci en sont spectatrices, quelquefois émues, jamais embarrassées. Aussitôt que la femme devint la propriété de l’homme et que la jouissance furtive d’une fille fut regardée comme un vol, on vit naître les termes pudeur, retenue, bienséance, des vertus et des vices imaginaires, en un mot entre les deux sexes des barrières qui empêchassent de s’inviter réciproquement à la violation des lois qu’on leur avait imposées, et qui produisirent souvent un effet contraire en échauffant l’imagination et en irritant les désirs. Lorsque je vois des arbres plantés autour de nos palais et un vêtement de cou qui cache et montre une partie de la gorge d’une femme, il me semble reconnaître un retour secret vers la forêt et un appel à la liberté première de notre ancienne demeure. L’Otaïtien nous dirait : Pourquoi te caches-tu ? De quoi es-tu honteuse ? Fais-tu le mal quand tu cèdes à l’impulsion la plus auguste de la nature ? Homme, présente-toi franchement, si tu plais ; femme, si cet homme te convient, reçois-le avec la même franchise.

A – Ne vous fâchez pas. Si nous débutons comme des hommes civilisés, il est rare que nous ne finissions pas comme l’Otaïtien.

B – Oui, mais ces préliminaires de convention consument la moitié de la vie d’un homme de génie.

A – J’en conviens ; mais qu’importe, si cet élan pernicieux de l’esprit humain contre lequel vous vous êtes récrié tout à l’heure en est d’autant ralenti ? Un philosophe de nos jours interrogé sur pourquoi les hommes faisaient la cour aux femmes et non les femmes la cour aux hommes, répondit qu’il était naturel de demander à celui qui pouvait toujours accorder.

B – Cette raison m’a paru de tout temps plus ingénieuse que solide. La nature indécente, si vous voulez, presse indistinctement un sexe vers l’autre, et dans un état de l’homme triste et sauvage qui se conçoit et qui peut-être n’existe nulle part…

A – Pas même à Otaïti ?

B – Non ; l’intervalle qui séparerait un homme d’une femme serait franchi par le plus amoureux. S’ils s’attendent, s’ils se fuient, s’ils se poursuivent, s’ils s’évitent, s’ils s’attaquent, s’ils se défendent, c’est que la passion inégale dans ses progrès ne s’explique pas en eux de la même force ; d’où il arrive que la volupté se répand, se consomme et s’éteint d’un côté, lorsqu’elle commence à peine à s’élever de l’autre, et qu’ils en restent tristes tous deux. Voilà l’image fidèle de ce qui se passerait entre deux êtres libres, jeunes et parfaitement innocents. Mais lorsque la femme a connu par l’expérience ou l’éducation les suites plus ou moins cruelles d’un moment doux, son cœur frissonne à l’approche de l’homme. Le cœur de l’homme ne frissonne point ; ses sens commandent et il obéit. Les sens de la femme s’expliquent et elle craint de les écouter ; c’est l’affaire de l’homme que de la distraire de sa crainte, de l’enivrer et de la séduire. L’homme conserve toute son impulsion naturelle vers la femme ; l’impulsion naturelle de la femme vers l’homme, dirait un géomètre, est en raison composée de la directe de la passion et de l’inverse de la crainte, raison qui se complique d’une multitude d’éléments divers dans nos sociétés, éléments qui concourent presque tous à accroître la pusillanimité d’un sexe et la durée de la poursuite de l’autre. C’est une espèce de tactique où les ressources de la défense et les moyens de l’attaque ont marché sur la même ligne. On a consacré la résistance de la femme, on a attaché l’ignominie à la violence de l’homme, violence qui ne serait qu’une injure légère dans Otaïti et qui devient un crime dans nos cités.

A – Mais comment est-il arrivé qu’un acte dont le but est si solennel et auquel la nature nous invite par l’attrait le plus puissant, que le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs, soit devenu la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ?

B – Orou l’a fait entendre dix fois à l’aumônier. Écoutez-le donc encore et tâchez de le retenir :

C’est par la tyrannie de l’homme qui a converti la possession de la femme en une propriété.

Par les mœurs et les usages qui ont surchargé de conditions l’union conjugale.

Par les lois civiles qui ont assujetti le mariage à une infinité de formalités.

Par la nature de notre société où la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances et des disconvenances.

Par une contradiction bizarre et commune à toutes les sociétés subsistantes où la naissance d’un enfant toujours regardée comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et plus sûrement encore un accroissement d’indigence dans la famille.

Par les vues politiques des souverains qui ont tout rapporté à leur intérêt et à leur sécurité.

Par les institutions religieuses qui ont attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n’étaient susceptibles d’aucune moralité.

Combien nous sommes loin de la nature et du bonheur ! L’empire de la nature ne peut être détruit ; on aura beau le contrarier par des obstacles, il durera. Écrivez tant qu’il vous plaira sur des tables d’airain, pour me servir de l’expression du sage Marc-Aurèle, que le frottement voluptueux de deux intestins est un crime, le cœur de l’homme sera froissé entre la menace de votre inscription et la violence de ses penchants ; mais ce cœur indocile ne cessera de réclamer, et cent fois dans le cours de la vie vos caractères effrayants disparaîtront à nos yeux. Gravez sur le marbre : Tu ne mangeras ni de l’ixion ni du griffon ; tu ne connaîtras que ta femme, tu ne seras point le mari de ta sœur… mais vous n’oublierez pas d’accroître les châtiments à proportion de la bizarrerie de vos défenses ; vous deviendrez féroces, et vous ne réussirez point à me dénaturer.

A – Que le code des nations serait court, si on le conformait rigoureusement à celui de la nature ! combien de vices et d’erreurs épargnés à l’homme !

B – Voulez-vous savoir l’histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici. Il existait un homme naturel ; on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel, et il s’est élevé dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l’homme naturel est le plus fort, tantôt il est terrassé par l’homme moral et artificiel ; et dans l’un et l’autre cas le triste monstre est tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue, sans cesse gémissant, sans cesse malheureux, soit qu’un faux enthousiasme de gloire le transporte et l’enivre, ou qu’une fausse ignominie le courbe et l’abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l’homme à sa première simplicité.