Hommage Samuel Paty

Simone Weil,
L’Enracinement, 1949


Une nourriture indispensable à l’âme humaine est la liberté. La liberté, au sens concret
du mot, consiste dans une possibilité de choix. Il s’agit, bien entendu, d’une possibilité
réelle. Partout où il y a vie commune, il est inévitable que des règles, imposées par
l’utilité commune, limitent le choix.
Mais la liberté n’est pas plus ou moins grande selon que les limites sont plus étroites ou
plus larges. Elle a sa plénitude à des conditions moins facilement mesurables.
Il faut que les règles soient assez raisonnables et assez simples pour que quiconque le
désire et dispose d’une faculté moyenne d’attention puisse comprendre, d’une part
l’utilité à laquelle elles correspondent, d’autre part les nécessités de fait qui les ont
imposées. Il faut qu’elles émanent d’une autorité qui ne soit pas regardée comme
étrangère ou ennemie, qui soit aimée comme appartenant à ceux qu’elle dirige. Il faut
qu’elles soient assez stables, assez peu nombreuses, assez générales, pour que la pensée
puisse se les assimiler une fois pour toutes, et non pas se heurter contre elles toutes les
fois qu’il y a une décision à prendre.
À ces conditions, la liberté des hommes de bonne volonté, quoique limitée dans les
faits, est totale dans la conscience.


Simone Weil, L’enracinement, 1ere partie (Les besoins de l’âme),
section « La liberté », 1949.

L’homme n’est pas un empire dans un empire

imagesUne pierre reçoit d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l’arrêt de l’impulsion externe. Cette permanence de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non pas parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion des causes externes ; et ce qui est vrai de la pierre, l’est aussi de tout objet singulier, quelle qu’en soit la complexité, et quel que soit le nombre de ses possibilités : tout objet singulier, en effet, est nécessairement déterminé par quelque cause extérieure à exister et à agir selon une loi précise et déterminée.
Concevez maintenant, si vous le voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, sache et pense qu’elle fait tout l’effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle le désire.
Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. ” (Spinoza , la Lettre à Schuler)