« Ce n’est pas un corps que l’on forme, c’est un homme »

Dans un corps mal en point on sent l’âme inquiète,
Mais on peut aussi y deviner ses joies,
Car le visage exprime l’un et l’autre état.

[Juvénal , Satires, IX, 18-20.]

 

Montaigne dans les Essais, livre I chapitre XXV affirme que le sport et l’étude sont complémentaires :

74. Ainsi, sans doute, chômera-t-il moins que les autres. Mais de même qu’en nous promenant dans une galerie nous faisons trois fois plus de pas qu’il n’en faudrait et que nous ne nous en lassons pas, à la différence de ceux que nous devons faire pour suivre un chemin prévu d’avance, de même notre leçon, qui se fait comme par hasard, sans contrainte de temps ni de lieu, et se mêlant à toutes nos actions, se déroulera sans même se faire sentir. Les jeux eux-mêmes et les exercices constitueront une bonne partie de l’étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bonne tenue extérieure, la façon de se comporter en société, et la souplesse du caractère, se façonnent en même temps l’esprit.

75. Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps que l’on forme, c’est un homme; il ne faut donc pas les traiter séparément. Et comme le dit Platon, il ne faut pas former l’un sans l’autre, mais les conduire ensemble au même pas, comme un couple de chevaux attelés à un même timon. Et si on le comprend bien : ne semble-t-il pas accorder plus de temps et de sollicitude aux exercices physiques, parce que l’esprit en tire profit en même temps – alors que le contraire n’est pas vrai?

Un sprint grotesque

L’Athlète W n’a guère de pouvoir sur sa vie. Il n’a rien à attendre du temps qui passe. Ni l’alternance des jours et des nuits ni le rythme des saisons ne lui seront d’aucun secours. Il subira avec une égale rigueur le brouillard de la nuit d’hiver, les pluies glaciales du printemps, la chaleur torride des après-midi d’été. Sans doute peut-il attendre de la Victoire qu’elle améliore son sort : mais la Victoire est si rare, et si souvent dérisoire ! La vie de l’athlète W n’est qu’un effort acharné, incessant, la poursuite exténuante et vaine de cet instant où le triomphe pourra apporter le repos. Combien de centaines, combien de milliers d’heures écrasantes pour une seconde de sérénité, une seconde de calme ? Combien de semaines, combien de mois d’épuisement pour une heure de détente ?

Courir. Courir sur les cendrées, courir dans les marais, courir dans la boue. Courir, sauter, lancer les poids. Ramper. S’accroupir, se relever. Se relever, s’accroupir. Très vite, de plus en plus vite. Courir en rond, se jeter à terre, ramper, se relever, courir. Rester debout, au garde-à -vous, des heures, des jours, des jours et des nuits. À plat ventre ! Debout ! Habillez-vous ! Déshabillez-vous ! Habillez-vous ! Déshabillez-vous ! Courez ! Sautez ! Rampez ! À genoux !
Immergé dans un monde sans frein, ignorant des Lois qui l’écrasent, tortionnaire ou victime de ses compagnons sous le regard ironique et méprisant de ses Juges, l’Athlète W ne sait pas où sont ses véritables ennemis, ne sait pas qu’il pourrait les vaincre et que cette Victoire serait la seule qui le délivrerait. Mais sa vie et sa mort lui semblent inéluctables, inscrites une fois pour toutes dans un destin innommable.

Il y a deux mondes, celui des Maîtres et celui des esclaves. Les Maîtres sont inaccessibles et les esclaves s’entre-déchirent. Mais même cela, l’Athlète W ne le sait pas. Il préfère croire à son Étoile. Il attend que la chance lui sourie. Un jour, les Dieux seront avec lui, il sortira le bon numéro, il sera celui que le hasard élira pour amener jusqu’au brûloir central la Flamme olympique, ce qui, lui donnant le grade de Photophore officiel, le dispensera à jamais de toute corvée, lui assurera, en principe, une protection permanente. Et il semble bien que toute son énergie soit consacrée à cette seule attente, à ce seul espoir d’un miracle misérable qui lui permettra d’échapper aux coups, au fouet, à l’humiliation, à la peur. L’un des traits ultimes de la société W est que l’on y interroge sans cesse le destin : avec de la mie de pain longtemps pétrie, les Sportifs se fabriquent des osselets, des petits dés. Ils interprètent le passage des oiseaux, la forme des nuages, des flaques, la chute des feuilles. Ils collectionnent des talismans : une pointe de la chaussure d’un Champion Olympique, un ongle de pendu. Des jeux de cartes ou de tarots circulent dans les chambrées : la chance décide du partage des paillasses, des rations et des corvées. Tout un système de paris clandestins, que l’Administration contrôle en sous-main par l’intermédiaire de ses petits officiels, accompagne les Compétitions. Celui qui donne dans l’ordre, les numéros matricules des trois premiers d’une Épreuve olympique a droit à tous leurs privilèges ; celui qui les donne dans le désordre est invité à partager leur repas de triomphe.

Les orphéons aux uniformes chamarrés jouent L’Hymne à la joie. Des milliers de colombes et de ballons multicolores sont lâchés dans le ciel. Précédés d’immenses étendards aux anneaux entrelacés que le vent fait claquer, les Dieux du Stade pénètrent sur les pistes, en rangs impeccables, bras tendus vers les tribunes officielles où les grands Dignitaires W les saluent.

Il faut les voir, ces Athlètes qui, avec leurs tenues rayées ressemblent à des caricatures de sportifs 1900, s’élancer coudes au corps, pour un sprint grotesque. Il faut voir ces lanceurs dont les poids sont des boulets, ces sauteurs aux chevilles entravées, ces sauteurs en longueur qui retombent lourdement dans une fosse emplie de purin. Il faut voir ces lutteurs enduits de goudron et de plume, il faut voir ces coureurs de fond sautillant à cloche-pied ou à quatre pattes, il faut voir ces rescapés du marathon éclopés, transis, trottinant entre deux haies serrées de Juges de touche armés de verges et de gourdins, il faut les voir, ces Athlètes squelettiques, au visage terreux, à l’échine toujours courbée, ces crânes chauves et luisants, ces yeux pleins de panique, ces plaies purulentes, toutes ces marques indélébiles d’une humiliation sans fin, d’une terreur sans fond, toutes ces preuves administrées chaque heure, chaque jour, chaque seconde, d’un écrasement conscient, organisé, hiérarchisé, il faut voir fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec une efficacité implacable, à l’anéantissement systématique des hommes, pour ne plus trouver surprenante la médiocrité des performances enregistrées : le 100 mètres se court en 23’’4, le 200 mètres en 51’’ ; le meilleur sauteur n’a jamais dépassé 1,30m.

Celui qui pénétrera un jour dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu’il poursuive longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité…

Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance (p 217 à 220)
Collection L’Imaginaire, Gallimard.

La vie, ici, est faite pour la plus grande gloire du Corps

Il y aurait, là-bas, à l’autre bout du monde, une île. Elle s’appelle W.

Elle est orientée d’est en ouest ; dans sa plus grande longueur, elle mesure environ quatorze kilomètres. Sa configuration générale affecte la forme d’un crâne de mouton dont la mâchoire inférieure aurait été passablement disloquée.

Le voyageur égaré, le naufrage volontaire ou malheureux, l’explorateur hardi que la fatalité, l’esprit d’aventure ou la poursuite d’une quelconque chimère auraient jetés au milieu de cette poussière d’îles qui longe la pointe disloquée du continent sud-américain, n’auraient qu’une chance misérable d’aborder à W. Aucun point de débarquement naturel ne s’offre en effet sur la côte, mais des bas-fonds que des récifs à fleur d’eau rendent extrêmement dangereux, des falaises de basalte, abruptes, rectilignes et sans failles, ou encore, à l’ouest, dans la région correspondant à l’ occiput du mouton, des marécages pestilentiels. Ces marécages sont nourris par deux rivières d’eau chaude, respectivement appelées l’Omègue et le Chalde dont les détours presque parallèles déterminent sur un court trajet, dans la portion la plus centrale de l’île, une micromésopotamie fertile et verdoyante. La nature profondément hostile du monde alentour, le relief tourmenté, le sol aride, le paysage constamment glacial et brumeux, rendent encore plus merveilleuse la campagne fraîche et joyeuse qui s’offre alors à la vue : non plus la lande désertique balayée par les vents sauvages de l’Antarctique, non plus les escarpements déchiquetés, non plus les maigres algues que survolent sans cesse des millions d’oiseaux marins, mais des vallonnements doux couronnés de boqueteaux de chênes et de platanes, des chemins poudreux bordés d’entassements de pierres sèches ou de hautes haies de mûres, de grands champs de myrtilles, de navets, de maïs, de patates douces.

En dépit de cette clémence remarquable, ni les Fuégiens ni les Patagons ne s’implantèrent sur W. Quand le groupe de colons dont les descendants forment aujourd’hui la population entière de l’île s’y établit à la fin du XIXe siècle, W était une île absolument déserte, comme le sont encore la plupart des îles de la région ; la brume, les récifs, les marais avaient interdit son approche ; explorateurs et géographes n’avaient pas achevé, ou, plus souvent encore, n’avaient même pas entrepris la reconnaissance de son tracé et sur la plupart des cartes, W n’apparaissait pas ou n’était qu’une tache vague et , sans nom dont les contours imprécis divisaient à peine la mer et la terre.

La tradition fait remonter à un nommé Wilson la fondation et le nom même de l’île. Sur ce point de départ unanime, de nombreuses variantes ont été avancées. Dans l’une, par exemple, Wilson est un gardien de phare dont la négligence aurait été responsable d’une effroyable catastrophe ; dans une autre, c’est le chef d’un groupe de convicts qui se seraient mutinés lors d’un transport en Australie ; dans une autre encore, c’est un Nemo dégoûté du monde et rêvant de bâtir une Cité idéale. Une quatrième variation, assez proche de la précédente, mais significativement différente, fait de Wilson un champion (d’autres disent un entraîneur) qui, exalté par l’entreprise olympique, mais désespéré par les difficultés que rencontrait alors Pierre de Coubertin et persuadé que l’idéal olympique ne pourrait qu’être bafoué, sali, détourné au profit de marchandages sordides, soumis aux pires compromissions par ceux-là mêmes qui prétendraient le servir, résolut de tout mettre en oeuvre pour fonder, à l’abri des querelles chauvines et des manipulations idéologiques, une nouvelle Olympie.

Le détail de ces traditions est inconnu; leur validité même est loin d’être assurée. Cela n’a pas une très grande importance. D’habiles spéculations sur certaines coutumes (par exemple, tel privilège accordé à tel village) ou sur quelques-uns des patronymes encore en usage pourraient apporter des précisions, des éclaircissements sur l’histoire de W, sur la provenance des colons (dont il est sûr, au moins, que c’étaient des Blancs, des Occidentaux, et même presque exclusivement des Anglo-Saxons : des Hollandais, des Allemands, des Scandinaves, des représentants de cette classe orgueilleuse qu’aux Etats-Unis on nomme les Wasp), sur leur nombre, sur les lois qu’ils se donnèrent, etc. Mais que W ait été fondée par des forbans ou par des sportifs, au fond, cela ne change pas grand-chose. Ce qui est vrai, ce qui est sûr, ce qui frappe dès l’abord, c’est que W est aujourd’hui un pays où le Sport est roi, une nation d’athlètes où le Sport et la vie se confondent en un même magnifique effort. La fière devise

FORTIUS ALTIUS CITIUS

qui orne les portiques monumentaux à l’entrée des villages, les stades magnifiques aux cendrées soigneusement entretenues, les gigantesques journaux muraux publiant à toute heure du jour les résultats des compétitions, les triomphes quotidiens réservés aux vainqueurs, la tenue des hommes : un survêtement gris frappé dans le dos d’un immense W blanc, tels sont quelques-uns des premiers spectacles qui s’offriront au nouvel arrivant. Ils lui apprendront, dans l’émerveillement et l’enthousiasme (qui ne serait enthousiasmé par cette discipline audacieuse, par ces prouesses quotidiennes, cette lutte au coude à coude, cette ivresse que donne la victoire ? ), que la vie, ici, est faite pour la plus grande gloire du Corps. Et l’on verra plus tard comment cette vocation athlétique détermine la vie de la Cité, comment le Sport gouverne W, comment il a façonné au plus profond les relations sociales et les aspirations individuelles.

Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance chapitre 12
Collection L’Imaginaire, Gallimard.

« Abandonner la course, c’est mourir »

Au XVIII° siècle, Thomas Hobbes compare la vie humaine à une course à pied, course qui n’a d’autre but que de devancer les adversaires. Si nous voyons une actualité dans ces propos, c’est aussi parce que dans la course, nous cherchons à nous dépasser nous même. L’effort corporel est fondé, comme toute passion humaine, à la fois sur le dépassement de l’autre et sur l’effort sur soi – le conatus – consistant en l’effort de persévérer dans sa vie, appéter, désirer toujours plus, reculer ses propres limites et tendre vers le dépassement de soi. Or le paradoxe des affirmations de Hobbes est que tendre vers la vie, s’efforcer de vivre, c’est courir vers la souffrance et vers la mort. Course d’autant plus folle qu’elle prétend à l’équilibre vital et à la santé du corps tout en visant la démesure et la performance qui échappe à la raison en allant jusqu’au bout de soi-même…

S’efforcer, c’est appéter ou désirer. Se relâcher, c’est sensualité. Regarder ceux qui sont en arrière, c’est gloire. Regarder ceux qui précèdent, c’est humilité. Perdre du terrain en regardant en arrière, c’est vaine gloire. Être retenu, c’est haine. Retourner sur ses pas, c’est repentir. Être en haleine, c’est espérance. Être excédé, c’est désespoir. Tâcher d’atteindre celui qui précède, c’est émulation. Le supplanter ou le renverser, c’est envie. Se résoudre à franchir un obstacle prévu, c’est courage. Franchir un obstacle soudain, c’est colère. Franchir avec aisance, c’est grandeur d’âme. Perdre du terrain par de petits obstacles, c’est pusillanimité. Tomber subitement, c’est disposition à pleurer. Voir tomber un autre, c’est disposition à rire. Voir surpasser quelqu’un contre notre gré, c’est pitié. Voir gagner le devant à celui que nous n’aimons pas, c’est indignation. Serrer de près quelqu’un, c’est amour. Pousser en avant celui qu’on serre, c’est charité. Se blesser par trop de précipitation, c’est honte. Être continuellement devancé, c’est malheur. Surpasser continuellement celui qui précède, c’est félicité. Abandonner la course, c’est mourir

Hobbes, de la nature humaine

« On court, on ne lit plus »

« On court, on ne lit plus »

A lire sur Rue89 Sport

Au hasard des citations de ce philosophe de l’anti-sport, Fabien Ollier, professeur d’EPS :

« L’activité physique s’est historiquement transformée en sport et cela a des implications politiques. L’idée fixe du sport, c’est être le meilleur, celui qui pisse le plus loin. Tout cela va de pair avec l’idéologie capitaliste et son principe de rendement corporel.

L’institution sportive construite tout au long des XIXe et XXe siècles a provoqué l’uniformisation de l’activité physique par le biais d’organisations bureaucratisées qui ont répandu une seule idéologie : celle de la compétition de tous contre tous et du dépassement mortifère des limites physiques. »

Les gens ne lisent plus, ils marchent, courent, pédalent et adhèrent tous au dolorisme sportif pour se perdre dans cette douleur égotiste, s’oublier dans cette souffrance monomaniaque et par la même occasion devenir indifférents à l’égard des misères de ce monde. »

 

« Le combat du siècle »

Joe Frazier avait été le premier homme à vaincre le légendaire Mohammed Ali, s’emparant du titre des poids lourds sur décision à l’unanimité des juges après quinze rounds, en 1971, lire la suite sur Le MONDE.fr SPORT

Le sport. Je suis contre.

Le sport.
Je suis contre. Je suis contre parce qu’il y a un ministre des Sports et qu’il n’y a pas de ministre du Bonheur (on n’a pas fini de m’entendre parler du bonheur, qui est le seul but raisonnable de l’existence). Quant au sport, qui a besoin d’un ministre (pour un tas de raisons, d’ailleurs, qui n’ont rien a voir avec le sport), voilà ce qui se passe : quarante mille personnes s’asseoient sur les gradins d’un stade et vingt-deux types tapent du pied dans un ballon. Ajoutons suivant les régions un demi-million de gens qui jouent au concours de pronostics ou au totocalcio1, et vous avez ce qu’on appelle le sport. C’est un spectacle, un jeu, une combine, on dit aussi une profession : il y a les professionnels et les amateurs. Professionnels et amateurs ne sont jamais que vingt-deux ou vingt-six au maximum ; les sportifs qui sont assis sur les gradins, avec des saucissons, des canettes de bière, des banderoles, des porte-voix et des nerfs sont quarante, cinquante ou cent mille ; on rêve de stades d’un million de places dans des pays où il manque cent mille lits dans les hôpitaux, et vous pouvez parier à coup sûr que le stade finira par être construit et que les malades continueront à ne pas être soignés comme il faut par manque de place. Le sport est sacré ; or c’est la plus belle escroquerie des temps modernes. Il n’est pas vrai que ce soit la santé, il n’est pas vrai que ce soit la beauté, il n’est pas vrai que ce soit la vertu, il n’est pas vrai que ce soit l’équilibre, il n’est pas vrai que ce soit le signe de la civilisation, de la race forte ou de quoi que ce soit d’honorable et de logique. […]

À une époque où on ne faisait pas de sport, on montait au mont Blanc par des voies non frayées en chapeau gibus2 et bottines à boutons ; les grandes expéditions de sportifs qui vont soi-disant conquérir les Everest ne s’élèveraient pas plus haut que la tour Eiffel, s’ils n’étaient aidés, et presque portés par les indigènes du pays qui ne sont pas du tout des sportifs. Quand Jazy court, en France, en Belgique, en Suède, en U.R.S.S., où vous voudrez, n’importe où, si ça lui fait plaisir de courir, pourquoi pas ? S’il est agréable à cent mille ou deux cent mille personnes de le regarder courir, pourquoi pas ? Mais qu’on n’en fasse pas une église, car qu’est-ce que c’est ? C’est un homme qui court ; et qu’est-ce que ça prouve ? Absolument rien. Quand un tel arrive premier en haut de l’Aubisque3, est-ce que ça a changé grand-chose à la marche du monde ? Que certains soient friands de ce spectacle, encore une fois pourquoi pas ? Ça ne me gêne pas. Ce qui me gêne, c’est quand vous me dites qu’il faut que nous arrivions tous premier en haut de l’Aubisque sous peine de perdre notre rang dans la hiérarchie des nations. Ce qui me gêne, c’est quand, pour atteindre soi-disant ce but ridicule, nous négligeons le véritable travail de l’homme. Je suis bien content qu’un tel ou une telle «réalise un temps remarquable» (pour parler comme un sportif) dans la brasse papillon, voilà à mon avis de quoi réjouir une fin d’après-midi pour qui a réalisé cet exploit, mais de là à pavoiser4 les bâtiments publics, il y a loin.

Jean Giono, Les Terrasses de l’île d’Elbe,
© Gallimard, 1976.

 

1 totocalcio : loto sportif italien.
2 chapeau gibus : chapeau haut de forme qui peut s’aplatir.
3 l’Aubisque : col des Pyrénées.
4 pavoiser : orner de drapeaux.

« Un type comme tout le monde »

« Ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d’huile Emile est fournie avec le moteur Zatopek. »

JEAN ECHENOZ fait un personnage de roman l’athlète tchèque ZATOPEK, athlète qui est entré dans la mythologie du sport . Ce n’est pas une biographie mais un roman où peu de choses est inventé et cependant un style épuré fait d’un parcours glorieux, une vie ordinaire. Zatopek, au début des années 50 est un adolescent de Moravie qui n’a rien d’exceptionnel. Apprenti dans une usine de chaussures, il est contraint, à son corps défendant, de participer à une épreuve sportive… La suite, c’est une succession de scènes drolatiques – parmi elles, nombre de reconstitutions de compétitions sportives, à Berlin, à Londres, à Helsinki, au Brésil… – qui s’enchaînent de façon virtuose.

Le contexte historique est omniprésent : l’occupation allemande, puis très vite et pour longtemps l’installation à Prague du régime stalinien qui ne sait trop que faire de ce Zatopek – certes, il porte haut et loin les couleurs de la Tchécoslovaquie communiste, mais, sous ses airs inoffensifs, n’est-il pas trop singulier, incontrôlable ?

Hors du stade, il est, on l’a dit, « un type comme tout le monde » – ni un modèle de courage, ni un monstre de lâcheté, les circonstances politiques le prouveront. Mais surtout, il est insaisissable, cet infatigable et laconique Zatopek, dont les motivations échappent et dont les performances sont aussi spectaculaires que l’est son absence de style : cette « petite foulée courte, heurtée, inégale, saccadée », ce visage grimaçant qu’il arbore invariablement sur la piste. Il est au fond, en dépit de ses exploits, un homme sans qualités – une figure remarquable de la mélancolie, et c’est en cela qu’il attache et bouleverse.

Lire les premières pages  de COURIR aux éditions de minuit

Vie d’athlète

L’Athlète W n’a guère de pouvoir sur sa vie. Il n’a rien à attendre du temps qui passe. Ni l’alternance des jours et des nuits ni le rythme des saisons ne lui seront d’aucun secours. Il subira avec une égale rigueur le brouillard de la nuit d’hiver, les pluies glaciales du printemps, la chaleur torride des après-midi d’été. Sans doute peut-il attendre de la Victoire qu’elle améliore son sort : mais la Victoire est si rare, et si souvent dérisoire ! La vie de l’athlète W n’est qu’un effort acharné, incessant, la poursuite exténuante et vaine de cet instant où le triomphe pourra apporter le repos. Combien de centaines, combien de milliers d’heures écrasantes pour une seconde de sérénité, une seconde de calme ? Combien de semaines, combien de mois d’épuisement pour une heure de détente ?Courir. Courir sur les cendrées, courir dans les marais, courir dans la boue. Courir, sauter, lancer les poids. Ramper. S’accroupir, se relever. Se relever, s’accroupir. Très vite, de plus en plus vite. Courir en rond, se jeter à terre, ramper, se relever, courir. Rester debout, au garde-à -vous, des heures, des jours, des jours et des nuits. À plat ventre ! Debout ! Habillez-vous ! Déshabillez-vous ! Habillez-vous ! Déshabillez-vous ! Courez ! Sautez ! Rampez ! À genoux !Immergé dans un monde sans frein, ignorant des Lois qui l’écrasent, tortionnaire ou victime de ses compagnons sous le regard ironique et méprisant de ses Juges, l’Athlète W ne sait pas où sont ses véritables ennemis, ne sait pas qu’il pourrait les vaincre et que cette Victoire serait la seule qui le délivrerait. Mais sa vie et sa mort lui semblent inéluctables, inscrites une fois pour toutes dans un destin innommable.Il y a deux mondes, celui des Maîtres et celui des esclaves. Les Maîtres sont inaccessibles et les esclaves s’entre-déchirent. Mais même cela, l’Athlète W ne le sait pas. Il préfère croire à son Étoile. Il attend que la chance lui sourie. Un jour, les Dieux seront avec lui, il sortira le bon numéro, il sera celui que le hasard élira pour amener jusqu’au brûloir central la Flamme olympique, ce qui, lui donnant le grade de Photophore officiel, le dispensera à jamais de toute corvée, lui assurera, en principe, une protection permanente. Et il semble bien que toute son énergie soit consacrée à cette seule attente, à ce seul espoir d’un miracle misérable qui lui permettra d’échapper aux coups, au fouet, à l’humiliation, à la peur. L’un des traits ultimes de la société W est que l’on y interroge sans cesse le destin : avec de la mie de pain longtemps pétrie, les Sportifs se fabriquent des osselets, des petits dés. Ils interprètent le passage des oiseaux, la forme des nuages, des flaques, la chute des feuilles. Ils collectionnent des talismans : une pointe de la chaussure d’un Champion Olympique, un ongle de pendu. Des jeux de cartes ou de tarots circulent dans les chambrées : la chance décide du partage des paillasses, des rations et des corvées. Tout un système de paris clandestins, que l’Administration contrôle en sous-main par l’intermédiaire de ses petits officiels, accompagne les Compétitions. Celui qui donne dans l’ordre, les numéros matricules des trois premiers d’une Épreuve olympique a droit à tous leurs privilèges ; celui qui les donne dans le désordre est invité à partager leur repas de triomphe.Les orphéons aux uniformes chamarrés jouent L’Hymne à la joie. Des milliers de colombes et de ballons multicolores sont lâchés dans le ciel. Précédés d’immenses étendards aux anneaux entrelacés que le vent fait claquer, les Dieux du Stade pénètrent sur les pistes, en rangs impeccables, bras tendus vers les tribunes officielles où les grands Dignitaires W les saluent.Il faut les voir, ces Athlètes qui, avec leurs tenues rayées ressemblent à des caricatures de sportifs 1900, s’élancer coudes au corps, pour un sprint grotesque. Il faut voir ces lanceurs dont les poids sont des boulets, ces sauteurs aux chevilles entravées, ces sauteurs en longueur qui retombent lourdement dans une fosse emplie de purin. Il faut voir ces lutteurs enduits de goudron et de plume, il faut voir ces coureurs de fond sautillant à cloche-pied ou à quatre pattes, il faut voir ces rescapés du marathon éclopés, transis, trottinant entre deux haies serrées de Juges de touche armés de verges et de gourdins, il faut les voir, ces Athlètes squelettiques, au visage terreux, à l’échine toujours courbée, ces crânes chauves et luisants, ces yeux pleins de panique, ces plaies purulentes, toutes ces marques indélébiles d’une humiliation sans fin, d’une terreur sans fond, toutes ces preuves administrées chaque heure, chaque jour, chaque seconde, d’un écrasement conscient, organisé, hiérarchisé, il faut voir fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec une efficacité implacable, à l’anéantissement systématique des hommes, pour ne plus trouver surprenante la médiocrité des performances enregistrées : le 100 mètres se court en 23’’4, le 200 mètres en 51’’ ; le meilleur sauteur n’a jamais dépassé 1,30m.Celui qui pénétrera un jour dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant sous les hautes voûtes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu’il poursuive longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité…Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance (p 217 à 220)
Collection L’Imaginaire, Gallimard.

La religion et le sport

Voici les deux thèmes du concours IEP province : la religion et / ou le sport

Il faut se mettre au travail en commençant à lire quelques fondamentaux en philo et se mettre à l’affût de ces thèmes via l’actualité.

La première difficulté qui vient à l’esprit est que le thème de la religion appartient au programme de terminale en philosophie. Or, ce n’est pas tout à fait la même épreuve qui est exigée pour le concours IEP puisqu’il s’agit dune dissertation de culture générale et qu’il faut prendre en compte l’actualité.

Cependant, il faut donner un sens à ce mot religion, c’est-à-dire travailler sur le concept religion mot d’une étymologie latine contestée  religio, le lien, ce qui relie, terme qui vient du verbe religare =relier ou bien religere = recueillir de nouveau, rassembler.

Ces deux termes vous conduirons sur des pistes de réflexion différentes :

– La religion comme ce qui relie les hommes à une divinité, une transcendance (la croyance ou la foi)

– La religion comme ce qui relie les hommes entre eux, ce qui les rassemble en des pratiques culturelles diverses (les rites, les institutions)

Si l’on s’interroge sur LA religion, c’est sans doute le fait religieux qui semble être l’enjeu, malgré la multiplicité des pratiques, il y a une universalité de leur manifestation ? les études sociologiques ou ethnologiques seront convoquées…

On n’est pas loin du sport qui est aussi un fait universel dans l’espace et sans doute le temps humain (les premiers témoignages nous viennent de la Grèce antique mais aussi de l’Amérique précolombienne ou de l’Asie…) Il s’agit de certaines règles, voire d’interdits plus ou moins explicites pour pratiquer une activité physique ou des jeux donnant lieu à des compétitions. Et même si selon le célèbre adage du baron de Coubertin, « l’important est de participer », il s’agit d’endurer, de résister, de s’entrainer contre « les risques de dégénérescence psychologique et physiologique de l’homme »  revue STAPS 2004- 3 (no 65) ! Entre le divertissement, « l’éducation » physique et sportive et l’entrainement vers la performance, le débat reste ouvert pour cerner ce qu’est le sport.