pouvoir d’achat et mondialisation

Par Paul Fabra paru dans les échos pouvoir d’achat et mondialisation

L’abaissement du pouvoir d’achat continue d’empoisonner en France les relations politiques entre gouvernants et gouvernés. Cette nouvelle crise nationale se rattache à une dégradation des structures du capitalisme qui affecte pratiquement touts les pays dits « développés ». L’enjeu est ni plus ni moins que leur aptitude à le rester.

Sur les deux rives de l’Atlantique, le malaise date d’environ une vingtaine d’années. Ce n’est pas rien. La cause principale n’en serait-elle pas la conjonction de la précarité et du manque de perspectives pour une augmentation significative de la feuille de paie ? Et si c’était la capacité des entreprises à accueillir et à conserver une main-d’oeuvre motivée et fidèle qui était devenue déficiente, pour cause de contraintes financières démesurées ? Pour la première fois depuis deux siècles, hormis la grande dépression des années 1930, le niveau de vie de la majorité de la population apparaît compromis.

Dans un article publié le 5 mai par le « Financial Times », un célèbre professeur de l’université Harvard va aussi loin qu’un ancien homme de pouvoir (et qui pourrait le redevenir) peut aller dans la critique de ce qui est le cadre conceptuel de la politique internationale de son pays – et aussi de l’Union européenne et du Japon. Lawrence Summers écrit : « En s’opposant (…Smilie: ;) à l’internationalisme économique, les travailleurs (« workers ») ne font qu’exprimer une croyance qui s’est imposée progressivement à eux : ce qui est bon pour l’économie mondiale et le business qui s’en fait le champion ne l’est pas forcément pour les salariés. Les arguments rationnels ne manquent pas pour justifier ce point de vue. »

Summers préconise une coopération poussée des principaux Etats en matière de fiscalité, de régulation, de normes minimales du travail, etc. Un programme de bonne volonté. Reste la conclusion : « Le découplage entre les intérêts du monde des affaires et celui des nations est peut-être inévitable ; un découplage entre la politique économique internationale et les intérêts des travailleurs américains ne l’est pas. » A en croire le directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, les négociations de Doha portent en elles un démantèlement des obstacles aux échanges internationaux quatre à cinq fois plus « efficace » que les précédents rounds. Une raison péremptoire pour les laisser se perdre dans les sables ?

La question brûlante est la suivante : l’incomparable force d’entraînement que constitue le libre-échange généralisé pour la croissance économique – les progrès fulgurants de la Chine, de l’Inde et autres sont probants – serait-elle en train de se retourner contre les grandes puissances commerciales du monde développé qui l’ont promue ? Aujourd’hui comme hier, la notion d’« avantage comparatif », dérivée de l’oeuvre de David Ricardo (1772-1823), est au coeur du débat. Elle reste l’unique justification que l’on connaisse de la libéralisation universelle du commerce.

La confusion règne autour de ce sujet dans les « business schools » et parmi les dirigeants. On y oscille entre l’idée de guerre économique (le contraire du commerce) et le mythe du meilleur des mondes possibles. Rien de tel pour s’affranchir de ces phantasmes contradictoires que de réfléchir sur la dynamique de l’avantage comparatif (qu’il serait plus judicieux de dénommer « désavantage comparatif »). Dans l’économie de l’échange (appelée « de marché »), chaque transaction est une transaction indépendante. C’est par là qu’il faut commencer. Que la transaction en question s’inscrive dans le cadre d’un marché de village ou dans celui du village planétaire n’y change rien. D’où, soit dit en passant, le scandale constitué par la pratique de la titrisation et mis au jour par la contamination des crédits « subprimes ». Lamentable est un procédé destiné à disséminer les effets du contrat originel entre tel prêteur et tel emprunteur.

Un exemple simplifié (« stylisé »), célèbre dans l’histoire de la pensée économique, illustre à merveille le point de départ minuscule de la dynamique de l’échange. Voici deux artisans en présence l’un de l’autre. Ils confectionnent, l’un et l’autre, des chaussures et des chapeaux. L’un est plus doué que l’autre dans les deux emplois. Mais pas dans les mêmes proportions. En une journée, il fabriquera cinq chapeaux et son concurrent, quatre seulement (avantage compétitif : + 20 %). Pour les chaussures, l’écart est plus marqué : trois paires contre deux (avantage compétitif : + 33 %). Il est de leur intérêt mutuel que l’artisan le plus « compétitif » en tout se spécialise dans la fabrication des chaussures (où il donne le meilleur de lui-même) et que l’artisan à la traîne suive la même règle : qu’il se cantonne dans la confection des chapeaux où il donne, lui aussi, le meilleur de lui-même, sans égaler pour autant, il s’en faut de beaucoup, la performance de son concurrent.

La petite collectivité qu’ils forment ensemble tire ainsi parti du travail de tous ses membres. La production (et donc le revenu) est presque doublée par rapport à ce qu’elle serait si le « meilleur » en tout restait seul en lice. Et aucun des deux n’est obligé, via l’impôt par exemple, d’assister l’autre pour lui permettre de survivre.

De cette hypothèse à ras de terre, Ricardo passait à une autre tout aussi parlante pour nous. Il suppose que le Portugal surpasse en compétitivité l’Angleterre tant pour la production du vin que celle des textiles. Pourtant, chacun des deux pays aura intérêt à se spécialiser dans le secteur où il donne le meilleur de lui-même – le Portugal dans le vin, les Anglais dans le drap – et qu’ils échangent leurs productions. Ô surprise ! La théorie moderne du libre-échange s’est élaborée sur l’idée que le pays le plus développé est aussi le moins compétitif (en termes de productivité du travail).

Avec une prescience admirable, due à la seule vertu de la logique, Ricardo nous dit que dans cet arrangement naturel il y a deux perdants : les capitalistes anglais qui gagneraient bien davantage s’ils déménageaient capital et main-d’oeuvre au Portugal ; les consommateurs des deux pays. Mais il est bien clair que le sort des consommateurs anglais serait gravement compromis si le capital industriel devait quitter leur pays. Ricardo se félicite hautement que les capitalistes anglais, par « répugnance naturelle de l’homme à quitter son pays de naissance », autrement dit par patriotisme économique, renonce à maximiser leur profit. La théorie du « commerce parfaitement libre » qu’il nous a transmise exclut par construction la mobilité des facteurs de production.

La mondialisation n’est autre que la revanche à retardement mais sans limite des « capitalistes ». Pour combien de temps ?

About GhjattaNera

prufessore di scienze economiche e suciale a u liceu san Paulu in Aiacciu

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