Un peuple sans mémoire ni histoire peut-il être libre ?

22 février 2009 1 Par caroline-sarroul

 

I. Si on entend par liberté le fait de pouvoir agir sans contrainte (indépendance), ne pas avoir de conscience ou de connaissance du passé, semble être une contrainte de moins. Le passé peut en effet être encombrant (Nietzsche) car omniprésent (nostalgie, refus de la nouveauté, « manie de l’antiquaille »), difficile à digérer (mauvaise conscience, sentiment de culpabilité), contraignant (on doit tirer des leçons, devoir de mémoire, de revanche,…). On peut penser qu’un peuple d’amnésique serait plus libre dans le présent et face à l’avenir. De même la connaissance historique nous apprend que le présent n’est que la conséquence du passé et que donc  nous sommes déterminés par ce passé. Or la liberté et le déterminisme ne semblent pouvoir aller de pair. Enfin, avoir la conscience ou la connaissance du passé, c’est savoir or la connaissance semble faire obstacle au choix innocent et libre : comment pouvoir choisir telle option quand on sait par expérience en quelque sorte que ces conséquences se sont déjà avérées néfastes dans le passé.

              Ne pas avoir de mémoire ou ne pas étudier le passé signifie-t-il pour autant ne pas avoir de passé? Et ne renonce-t-on pas trop vite à la mémoire et à l’historiographie au nom de leur excès ?

 

II. Le passé est bien plus encombrant ignoré que connu et étudié :  CAR avoir la mémoire du passé, c’est avoir la conscience du passé comme passé.  En cela, la mémoire s’oppose à l’oubli, mais aussi à ce que Freud appelle “la réminiscence”,c’est à dire le retour dans le présent ,la répétition du passé sans conscience de son caractère passé. Ce qui est le cas de l’hystérique qui n’a pas de passé conscient mais rejoue au présent un passé conservé dans son inconscient et le but de la psychanalyse est de lui redonner une liberté par la mémoire. Et selon Marrou, l’étude historique du passé a le même effet cathartique.

Ce qui fait qu’on pense que la mémoire  est aliénante, c’est qu’elle surdéterminerait le présent de tout son poids. Mais de toute façon, le présent est déterminé par le passé et ne pas en avoir la mémoire est pire, car on ne sait pas par quoi il est déterminé, on ne peut pas comprendre qui nous sommes (identité) et pourquoi nous allons déjà dans un certain sens.

Si l’oubli permet comme le dit Nietzsche, l’action nouvelle, l’oubli est actif ce n’est pas la passivité de l’amnésie ou de la mémoire déformée que l’étude du passé permet d’ailleurs de  corriger.  Et, même s’il faut oublier le passé ou du moins sa partie aliénante, il y a la mémoire des engagements, des projets qu’on s’est fixés.

Un peuple sans mémoire ne serait pas encore un peuple. Un peuple, ce n’est pas simplement des individus qui existent côte à côte, une agrégation. C’est une unité qui est se projette vers un même futur, mais parce que cimentée par un passé commun. « Les vivants sont toujours gouvernés par les morts », comme le disait A. Comte.

L’étude du passé permet aussi de sortir d’un temps cyclique pour entrer dans une conception linéaire du temps, qui distingue passé, présent et futur, condition d’une existence historique, du passage de la temporalité à l’historialité. Si on s’en réfère à l’histoire de l’histoire, on se rend compte qu’avant d’étudier le passé, il y avait une explication du passé, mais mythologique. Faire de l’histoire, c’est se défaire de ces explications « extra-humaines » pour redonner aux hommes un rôle dans leur propre histoire. On prosaïse et on redonne à l’homme la main sur son histoire. Donc un peuple sans histoire ne pourrait  avoir une Histoire.

           La mémoire, l’historiographie  sont donc nécessaires, mais la mémoire se doit d’être sélective de ne retenir du passé que ce qui est adapté au présent à ses exigences(analyses de Bergson impulsif, rêveur, actif) et si l’étude du passé doit avoir pour but d’éclairer le présent pour rendre possible une action dans l’Histoire. Ne sont-elles pas même une des  conditions d’une réelle action historique libre ?

 

III. La liberté n’est pas une indépendance illusoire et impossible, c’est l’autonomie, c’est-à-dire le fait de soit s’autodéterminer, soit d’être déterminé par des choses que l’on accepte comme siennes ou comprend, soit dans un sens plus précis être déterminé par sa raison. On peut aisément montrer que la mémoire et l’historiographie sont des éléments favorisants cette liberté :

– contrairement à ce qu’on avait supposé en I, la connaissance n’empêche pas la liberté de choix, elle est au contraire la condition d’un véritable choix  (DESCARTES), de même que la connaissance des déterminismes permet une certaine prévision et action. On ne peut transformer que ce qu’on connaît et comprend.

 si on en croit Sartre, la situation historique n’est pas suffisante pour nous déposséder de la liberté (argument contraire de mauvaise foi), car c’est nous qui l’interprétons, qui lui donnons tel ou tel poids. C’est le futur ( nos projets) qui détermine rétrospectivement notre passé

– On peut imaginer qu’un peuple sans mémoire serait un peuple capricieux, impétueux, agissant dans l’immédiateté sans distance critique, sans progrès, incapable de se rappeler ses erreurs comme ses réussites. Prisonnier de l’instant présent et donc ans histoire, ni liberté. C’est en ce sens que Schopenhauer disait de l’étude du passé qu’elle était au plan de l’espèce, l’équivalent de la raison au plan de l’individu. Elle permet de guider l’action, d’accumuler les progrès, sachant que chaque évènement reste unique et que l’histoire ne peut se réduire à des lois générales.