Descartes : les « animaux-machines »

17 juin 2009 0 Par caroline-sarroul

   L’éthique extensive (respect étendu à tout le vivant et pas seulement réserver à l’homme comme seul être vivant étant à respecter, car ayant une dignité et valeur absolue en tant qu’être pensant) remet en question l’opposition sujet/objet et l’idée que le respect ne serait du qu’à l’homme qui seul est sujet.

Elle revient d’abord sur la réduction du vivant à un objet, une chose, une machine. Cette réduction est due à Descartes et à sa théorie des « animaux-machines ».

« […] ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes.

Et je m’étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s’il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieurs d’un singe ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela des vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle en profère quelques-unes à propos des actions corporelles qui causeront quelques changements en ses organes, comme si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on veut lui dire; si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange diversement pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ; d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie de même façon que notre raison nous fait agir. Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire, en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux?mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. (…) Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent des passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage; car s’il était vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre à nous qu’à leurs semblables. »                                      Descartes, Discours de la méthode, V

 

  Cette réduction part d’un constat, il y a dans le vivant certains fonctionnements mécaniques. On peut penser aux métabolismes, qui se font de manière automatique. Cela est renforcé par la pertinence des analogies mécanistes, par exemple comparer le cœur à une pompe permet de rendre compte de son fonctionnement (cerveau = ordi ; colonne vertébrale = charnière). Certains échanges standards, d’organes par des pièces mécaniques renforcent cette vision.

 Cette conception mécaniques a également une raison épistémologique (épistémée = science). À partir du XVIIème siècle, on veut faire de la biologie une véritable physique du vivant et donc on doit rompre avec le vitalisme qui consiste à penser le vivant comme ce qui est animé, c’est à dire doté d’une âme qu’on associe à un souffle, à une énergie, à un esprit ; d’où une approche qualitative du vivant. Alors que la physique pense du quantitatif. Et à cela s’ajoute une raison métaphysique, séparer l’esprit de la matière c’est autoriser la domination de la matière par l’esprit, donc la science et la technique. (homme = matière + esprit => individu).

  Mais ce mécanisme a été l’objet de différentes critiques:

           L’éthique extensive va montrer les limites de cette réduction mécanique en soulignant qu’il y a dans le vivant, en plus de la force motrice, une force formatrice et organisatrice qui fait qu’un être vivant et capable de se reproduire, de l’autoréparer (dans une certaine limite), de s’autoréguler, de l’organiser, de s’adapter. Cette force (formatrice, organisatrice) souligne qu’entre le vivant et la machine, il n’y a pas simplement une différence de degré dans la complexité, dans la miniaturisation, mais un « écart ontologique », c’est à dire une différence au plan de l’essence. (transition entre I (vivant = machine) et II).

« Dans une montre une partie est l’instrument du mouvement des autres, mais un rouage n’est pas la cause efficiente de la production d’un autre rouage ; certes une partie existe pour une autre, mais ce n’est pas par cette autre partie qu’elle existe. C’est pourquoi la cause productrice de celles-ci et de leur forme n’est pas contenue dans la nature (de cette matière), mais en dehors d’elle dans un être, qui d’après des Idées peut réaliser un tout possible par sa causalité.
C’est pourquoi aussi dans une montre un rouage ne peut en produire un autre et encore moins une montre d’autres montres, en sorte qu’à cet effet elle utiliserait (elle organiserait) d’autres matières ; c’est pourquoi elle ne remplace pas d’elle-même les parties, qui lui ont été ôtées, ni ne corrige leurs défauts dans la première formation par l’intervention des autres parties, ou se répare elle-même, lorsqu’elle est déréglée : or tout cela nous pouvons en revanche l’attendre de la nature organisée. Ainsi un être organisé n’est pas simplement machine, car la machine possède uniquement une force motrice ; mais l’être organisé possède en soi une force formatrice qu’il communique aux matériaux, qui ne la possèdent pas (il les organise) : il s’agit ainsi d’une force formatrice qui se propage et qui ne peut pas être expliquée par la seule faculté de mouvoir (le mécanisme). (…)
Dans la nature les êtres organisés sont ainsi les seuls, qui, lorsqu’on les considère en eux-mêmes et sans rapport à d’autres choses, doivent être pensés comme possibles seulement en tant que fins de la nature et ce sont ces êtres qui procurent tout d’abord une réalité objective au concept d’une fin qui n’est pas une fin pratique, mais une fin de la nature, et qui, ce faisant, donnent à la science de la nature le fondement d’une téléologie, c’est-à-dire une manière de juger ses objets d’après un principe particulier, que l’on ne serait autrement pas du tout autorisé à introduire dans cette science (parce que l’on ne peut nullement apercevoir a priori la possibilité d’une telle forme de causalité). »
         Kant, Critique de la faculté de juger, 1790

             Une machine n’est qu’une somme de pièces agencées de manière à réaliser une fin et elle n’est pas plus que cette somme qui peut être pensée analytiquement. (analyse = décomposer) Alors que un organisme vivant est plus qu’une somme qui ne peut être saisie que synthétiquement parce que il est une totalité où modifier une partie, c’est modifier l’ensemble. CANGUILHEM (1904-1955) disait en ce sens « il n’est pas certain qu’un organisme après ablation d’un organe soit le même organisme diminué d’un organe ».

                De plus, un organisme vivant est une totalité spécifique et individuelle, ce qui pose le problème de l’expérimentation en biologie qui présuppose des organismes témoins ou qui travaille sur des êtres de laboratoire. Cela soulève aussi la question de l’expérimentation sur l’homme. Et enfin cette totalité est irréversible, c’est à dire qu’elle tend vers une évolution comme vers une destruction.

            En ce sens BICHAT en 1800 définissait la vie comme « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » alors que dans la matière il n’y a que déterminisme, causalité, il y a aussi dans le vivant finalité externe et interne. Cela fait de l’être vivant un être téléonomique (ayant une fin, un but). Cette expression vient de Jacques MONOD (1910-19976) qui assimile cette téléonomie au « projet » de transmettre d’une génération à l’autre une certaine quantité d’informations. Pour lui, ce projet n’est pas une intention consciente ni le signe d’un esprit de la nature. MONOD n’est pas animiste ou vitaliste, pour lui c’est une loi chimique, mécanique, propre au vivant. Ceci dit il met dans la matière de la finalité.  Donc ce qui caractériserait le vivant, c’est une finalité interne, une certaine autonomie, une forme de liberté. C’est ce que souligne BERGSON : pour lui la vie est une tendance à agir sur la matière, une poussée à l’intérieur de la matière et il s’agit d’une poussée de liberté qui donne à la matière des formes variées, qui la fait évoluer, qui est créatrice. BERGSON n’est ni vitaliste ni mécaniste parce que pour lui, ce mouvement de la vie est libre et par là imprévisible donc opposé aux réductions des deux conceptions.

(Merci à Augustin)