« Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande. » Sartre

8 novembre 2009 0 Par caroline-sarroul

Ecoutez ce magnifique  extrait de la République du silence,

article paru en septembre 1944 dans les Lettres françaises, lu par Sartre lui-même:

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Lisez-le:

« Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. Nous avions perdu tous nos droits et d’abord celui de parler ; on nous insultait en face chaque jour et il fallait nous taire ; on nous déportait en masse, comme travailleurs, comme Juifs, comme prisonniers politiques ; partout sur les murs, dans les journaux, sur l’écran, nous retrouvions cet immonde visage que nos oppresseurs voulaient nous donner de nous-mêmes : à cause de tout cela nous étions libres. Puisque le venin nazi se glissait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête ; puisqu’une police toute-puissante cherchait à nous contraindre au silence, chaque parole devenait précieuse comme une déclaration de principe ; puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement. Les circonstances souvent atroces de notre combat nous mettaient enfin à même de vivre, sans fard et sans voile, cette situation déchirée, insoutenable qu’on appelle la condition humaine. L’exil, la captivité, la mort surtout que l’on masque habilement dans les époques heureuses, nous en faisions les objets perpétuels de nos soucis, nous apprenions que ce ne sont pas des accidents évitables, ni même des menaces constantes mais extérieures : il fallait y voir notre lot, notre destin, la source profonde de notre réalité d’homme ; à chaque seconde nous vivions dans sa plénitude le sens de cette petite phrase banale : « Tous les hommes sont mortels . » Et le choix que chacun faisait de lui-même était authentique puisqu’il se faisait en présence de la mort, puisqu’il aurait toujours pu s’exprimer sous la forme « Plutôt la mort que… ». Et je ne parle pas ici de cette élite que furent les vrais Résistants, mais de tous les Français qui, à toute heure du jour et de la nuit, pendant quatre ans, ont dit non . La cruauté même de l’ennemi nous poussait jusqu’aux extrémités de notre condition en nous contraignant à nous poser ces questions qu’on élude dans la paix : tous ceux d’entre nous – et quel Français ne fut une fois ou l’autre dans ce cas ? – qui connaissaient quelques détails intéressant de la Résistance se demandaient avec angoisse : « Si on me torture, tiendrai-je le coup ? » Ainsi la question même de la liberté était posée et nous étions au bord de la connaissance la plus profonde que l’homme peut avoir de lui-même. Car le secret d’un homme, ce n’est pas son complexe d’Oedipe ou d’infériorité, c’est la limite même de sa liberté, c’est son pouvoir de résistance aux supplices et à la mort. À ceux qui eurent une activité clandestine, les circonstances de leur lutte apportait une expérience nouvelle : ils ne combattaient pas au grand jour, comme des soldats ; traqués dans la solitude, arrêtés dans la solitude, c’est dans le délaissement, dans le dénuement le plus complet qu’ils résistaient aux tortures : seuls et nus devant des bourreaux bien rasés, bien nourris, bien vêtus qui se moquaient de leur chair misérable et à qui une conscience satisfaite, une puissance sociale démesurée donnaient toutes les apparences d’avoir raison. Pourtant, au plus profond de cette solitude, c’étaient les autres, tous les autres, tous les camarades de résistance qu’ils défendaient ; un seul mot suffisait pour provoquer dix, cent arrestations. Cette responsabilité totale dans la solitude totale, n’est-ce pas le dévoilement même de notre liberté ? Ce délaissement, cette solitude, ce risque énorme étaient les mêmes pour tous, pour les chefs et pour les hommes ; pour ceux qui portaient des messages dont ils ignoraient le contenu comme pour ceux qui décidaient de toute la résistance, une sanction unique : l’emprisonnement, la déportation, la mort. Il n’est pas d’armée au monde où l’on trouve pareille égalité de risques pour le soldat et le généralissime. Et c’est pourquoi la Résistance fut une démocratie véritable : pour le soldat comme pour le chef, même danger, même responsabilité, même absolue liberté dans la discipline. Ainsi, dans l’ombre et dans le sang, la plus forte des Républiques s’est constituée. Chacun de ses citoyens savait qu’il se devait à tous et qu’il ne pouvait compter que sur lui-même ; chacun d’eux réalisait, dans le délaissement le plus total, son rôle historique. Chacun d’eux, contre les oppresseurs, entreprenait d’être lui-même, irrémédiablement et en se choisissant lui-même dans sa liberté, choisissait la liberté de tous. Cette république sans institutions, sans armée, sans police, il fallait que chaque Français la conquière et l’affirme à chaque instant contre le nazisme. Nous voici à présent au bord d’une autre République : ne peut-on souhaiter qu’elle conserve au grand jour les austères vertus de la République du Silence et de la Nuit. »

Situations III, Paris, Gallimard, 1949, 311pages, pages 11-14


 
Voilà l’analyse qu’en propose Anne-Sophie Moreau dans Philosophie Magazine (n°14)

« Lois antisémites, travail obligatoire, déportations, censure et répression : sous l’Occupation, la plupart des Français ne semblent avoir été libres que de subir et d’obéir. Rares sont ceux qui ont rejoint la clandestinité et la Résistance, et parmi ces héros, Jean-Paul Sartre ne se place pas au premier rang. Comment le philo­sophe s’est-il permis une affirmation aussi extravagante ? Veut-il dire que la vie continuait malgré la barbarie, et la fête dans les soirées parisiennes en dépit du couvre-feu ?

En fait, sa formule ne prend sens qu’au prix d’une nouvelle définition de la liberté. L’objectif théorique de L’Être et le Néant, publié en 1943, est de démontrer que l’homme est onto­logiquement, par essence, liberté. ­Par sa conscience, il est capable de prendre ses distances avec le monde extérieur comme avec lui-même. Toute pensée sécrète, autour de l’homme, un néant : elle l’arrache à son contexte comme aux forces qui le conditionnent et­ l’oppressent. Par le simple fait d’exister et d’être conscient, tout homme est projet, visée. Selon une citation de L’Être et le Néant, il est même « condamné à être libre ». « Être libre n’est pas choisir le monde historique où l’on surgit – ce qui n’aurait point de sens – mais se choisir dans le monde, quel qu’il soit. » On peut ainsi être libre au milieu d’une guerre, dans un camp de travail, en prison ou même en montant sur l’échafaud. La liberté est toujours en situation, mais elle ne dépend pas de cette dernière. Elle a, dans la nature hu­maine, une assise plus profonde.
Mais pourquoi Sartre va-t-il plus loin en affirmant que « nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation » ? Les années de paix se placent-elles en dessous des années noires, sous ce rapport ? « Puisque le venin nazi se glis­sait jusque dans notre pensée, chaque pensée juste était une conquête », « puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement », poursuit Sartre dans l’article. Vivre sous l’Occupation, c’est être exposé en permanence au danger ; c’est avoir, à chaque seconde, la conscience d’être vulné­rable et mortel. Les actes, les paroles, les pensées prennent dès lors un poids qu’ils n’ont pas d’ordinaire. En temps de paix, nous accordons moins de prix à la liberté : tel est ici le paradoxe pointé par le philosophe.

Agaçante, la phrase de Sartre s’éclaire peu à peu… Comment l’intellectuel lui-même s’est-il comporté sous l’Occupation ? Son attitude a fait l’objet de maintes polé­miques. Précisons cependant que le tableau n’est pas aussi noir que le voudraient ses détracteurs, ni aussi blanc que le décri­vent ses hagio­graphes. À son débit : Sartre a fourni quelques textes à ­l’hebdomadaire collaborationniste Comoedia ; il a composé avec les forces occupantes pour faire jouer deux de ses pièces, Les Mouches en 1943, Huis clos en 1944 ; il n’a pas refusé de se voir attribuer, au lycée Condorcet, le poste du professeur de philosophie Henri Dreyfus-Lefoyer, mis à la retraite forcée par les lois antisémites de Vichy. À son crédit : Les Mouches sont une exaltation de l’insoumission et Huis clos, une injure à la conception vichyssoise des bonnes moeurs ; dès 1941, en compagnie de Maurice Merleau-Ponty et de Simone de Beauvoir, il a créé Socialisme et liberté, un groupe de résistance intellectuelle au na­zisme ; il a sillonné la France à bicyclette pour distribuer des tracts. S’il n’a pas pris les armes à l’instar d’un Jean Cavaillès ou d’un Georges Canguilhem, il a toujours vu dans le régime de Pétain un ennemi à combattre. Son morceau de bravoure n’est d’ailleurs peut-être pas à chercher du côté de l’action. À l’heure du triomphe du totalitarisme nazi en Europe, la parution de L’Être et le Néant, une oeuvre aussi ambitieuse, affirmant la valeur de l’existence et l’expérience de la liberté, est à elle seule remarquable. »

Jean-Paul Sartre en six dates
1905. Naissance à Paris.
1941. Fonde le groupe de résistance Socialisme et liberté.
1943. Les Mouches au théâtre de la Cité. Publication de L’Être et le Néant.
1944. Huis clos au Vieux-Colombier. Reportages pour Combat.
1956. Rupture avec le PCF après l’insurrection hongroise matée par l’Armée rouge.
1980. Mort à Paris.