Corrigé explication de texte: Du contrat social, Livre I Chap. 8

18 mai 2010 0 Par Caroline Sarroul

« Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, en donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et  le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et  se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide & borné, fit un être intelligent et  un homme.

Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et  la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.

On pourrait sur ce qui précède  ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maitre de lui ; car l’impulsion du seul appétit  est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. »

  Rousseau, Du contrat social, Livre I Chap. 8, 1762

Introduction 

Les lois de l’Etat sont vues par les uns, comme des contraintes imposées à l’homme qui viennent porter atteinte à sa liberté. C’est le cas des anarchistes, comme Bakounine, pour qui « Là où commence l’Etat la liberté cesse et vice-versa ». Mais elles sont vues par les autres, comme ce qui  permet de garantir au sein d’une société ordre et coexistence des libertés. Mais il faut bien avouer que même dans ce cas, on reconnaît que si la liberté est certes garantie par les lois, ce  n’est qu’une liberté partielle et limitée par ces mêmes-lois. Alors peut-on vraiment en obéissant aux lois  être pleinement libre ? Rousseau, dans ce chapitre 8 de Du contrat social, objet de notre explication,  soutient que cela est possible et que nous avons tout à gagner à entrer dans un Etat civil et rien à perdre, y compris concernant la liberté qui ne serait, selon lui, que par l’Etat civil. Pour le démontrer, il expose les changements dans la conduite humaine qu’entraîne l’entrée dans l’Etat civil aux lignes 1/3 et va jusqu’à assimiler ces changements à un vrai processus d’humanisation aux lignes 3/5 pour finir par la question de la liberté aux lignes 6 à 11. On pourra s’interroger sur la réalité de ce que l’homme gagne, selon Rousseau, à se soumettre à un Etat et à ses lois, Rousseau indiquant lui-même à la ligne 7 que ces gains sont conditionnels, puisqu’il précise « si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au dessous de celle dont il est sorti ».

 

                   Le texte s’ouvre donc aux lignes 1 à 3 sur une analyse du « passage de l’état de Nature à l’état civil. L’état de nature est un concept utilisé par les philosophies du contrat social, pour penser l’homme avant l’entrée dans l’Etat et pour tenter d’envisager les raisons pour lesquelles les hommes ont accepté ou ont été contraints (Hobbes)  d’y entrer et par là les raisons d’être de l’Etat civil et donc ses buts et missions. L’état de nature n’est pas un état historique, ce n’est qu’un état hypothétique théorique. L’Etat civil est donc une société avec à sa tête un Etat, c’est-à-dire un pouvoir politique séparé de la société civile, transcendant, chargé de permettre à cette société de se tenir debout. L’Etat est chargé de la création des lois, de leur application. Par un jeu d’oppositions, Rousseau va souligner en place l’hétérogénéité de ces deux états, ordres. Il annonce le dualisme que théorisera Kant : dualisme de la raison et de la nature, du moral et du physique, de la liberté et du déterminisme et l’idée que l’homme participe des deux en qualité d’être sensible et d’être raisonnable.

   On pourrait considérer que le passage de l’état de nature, vie sociale ou non sans lois établies hormis la loi de la nature, à l’Etat civil, vie sociale organisée par des lois humaines, est simplement un changement de cadre de vie pour les hommes, mais comme l’explique Rousseau, c’est bien plus. Ce changement d’état va changer profondément leur manière d’agir. D’instinctive et a-morale (innocente) , la conduite de l’homme va devenir juste et morale. L’homme à l’état de nature est un animal, un sauvage, il agit de manière impulsive, soumis au déterminisme, comme toute chose dans la nature. Il ne pense pas, ne parle pas, ne juge pas, ne choisit pas. Il n’agit pas par volonté mais par nécessité. Dès lors son comportement est a-moral dans le sens où il ne porte pas de jugement de Bien ou de Mal sur ce qu’il fait, il ne connaît que le bon et le mauvais pour lui, ce qui lui permet de se conserver en vie et ce qui l’en empêche. Il n’a pas le recul nécessaire pour porter un jugement. Et cela parce qu’il est dénué de « raison » ou plutôt parce qu’il n’en fait pas usage. L’entrée dans l’Etat civil va donc selon Rousseau l’obliger « à consulter sa raison avant d’écouter ses penchants ». Et dés lors en faisant usage de sa raison, il va se rendre compte qu’il n’est pas qu’un animal se contentant de ce qui est et de qu’il est, mais qu’il a aussi des devoirs et des droits. L’homme ne se réduit plus aux nécessités de l’Etre, il est confronté à un « devoir- être ». On peut ici penser aux prescriptions de la raison chez Kant, ma raison m’oblige à faire quelque chose qui sont universalisable et conforme au respect de la personne humaine en moi comme en l’autre. Donc à partir du moment où l’homme entre dans l’Etat civil, il ne peut plus se contenter de ce qui est, il doit considérer ce qu’il doit être. Apparaissent alors les notions de droit et de devoir absentes de l’état de nature. Et c’est en fonction d’elles que l’homme doit agir comme une personne, un sujet et non plus selon l’impulsion ou l’appétit du moment comme un animal, une chose soumise au déterminisme naturel.

 

         C’est pourquoi aux lignes 3/5, Rousseau souligne que ce changement de cadre de vie est un véritable processus d’humanisation, qu’il qualifie même de « bénédiction ». Ce changement fait « d’un animal stupide et borné », « un être intelligent et un homme ». On est loin ici de la critique sociale du  Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, où Rousseau dénonçait la dénaturation de l’homme (développement de l’amour propre, de la fureur de se distinguer, inégalités, disparition de la pitié naturelle…)  en entrant en société,  même s’il y  fait une allusion avec « quoiqu’il se prive dans cet état de certains avantages », ici la vie sociale est présentée comme une aubaine. Le commerce avec les autres hommes, rendu possible par l’ordre, permet à l’homme de développer les potentialités de sa nature et en particulier sa potentialité morale. « Ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève ». On retrouve donc ici l’idée que c’est au milieu des autres hommes, dans le bain culturel, qu’on se fait homme. On peut ici encore penser à Kant et à la métaphore de l’arbre et de la forêt, où chaque homme dans la société sert de tuteur à l’autre l’obligeant à se redresser et à se développer. On peut aussi penser au fait que la conscience de soi ne se développe que dans le rapport à l’autre, ou encore au fait que l’homme a à devenir , que c’est par son existence qu’il définit son essence.

    On retrouve donc ici l’idée de perfectibilité propre à l’homme, mais aussi l’idée suggérée aussi dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, que si l’homme est capable de s’élever très haut, il est aussi capable de tomber très bas, y compris en dessous de l’animal, qui par exemple méconnaît l’amour propre et les luttes qu’il entraîne, ne se battant que si sa vie est en jeu  ou qui, étant innocent, ne peut vouloir le mal pour le mal, en pleine conscience.

Ceci dit  Rousseau insiste plutôt ici sur le fait  que le passage de l’état de nature à l’Etat civil entraîne un changement ontologique, au niveau de l’être : d’animal, l’homme devient homme. D’homme possible, il devient homme réel. C’est par là qu’il est homme.

Mais se pose alors une question : cette humanité n’a-t-elle pas un prix ? Ne perd-t-on pas en entrant dans l’Etat civil sa liberté ?

 

                C’est à cette question que Rousseau va consacrer les lignes 6 à  11 pour démontrer qu’on ne la perd pas et que donc il y a tout à gagner à entrer dans l’Etat civil. Pour cela il va d’abord montrer les avantages de la liberté civile sur la liberté naturelle (lignes 6/9), puis que cette liberté naturelle n’est qu’une illusion de liberté ( ligne 10/11).  Donc il n’y a de vraie liberté que par et sous des lois. CQFD !

  • La liberté naturelle, c’est l’indépendance, le fait de faire ce qu’on peut faire et qui nous plaît. C’est la liberté que l’on prête au sauvage et même à l’animal qui ne semble contraint par rien : il va où il veut, fait ce qu’il veut, il ne connaît pas ces limites artificielles que sont les lois. Cette liberté  s’étend jusqu’où s’étend la force de l’individu. Elle coïncide avec l’affirmation de la vie dans son dynamisme naturel. Elle consiste à faire tout ce qui plaît, sans autre entrave que celle de la poursuite de la satisfaction. Ainsi si quelque chose « tente », rien ne m’arrête. La liberté naturelle n’est donc limitée que par mes  forces et mes envies. Mais  dans l’état de nature, sans lois,  la force fait le droit. Du coup cette liberté est précaire et en réalité limitée, entraînant des rapports de force. C’est ce que soulignait déjà Hobbes en faisant de l’égalité et de la liberté la cause de cet état de « guerre généralisée » qu’est finalement l’état de nature.

 La liberté civile est certes une liberté réglée par la loi ; elle est donc limitée par la volonté générale qui en est l’auteur.  Mais elle a un avantage elle est garantie, comme égale pour tous et par la force commune. Même si je n’ai pas tous les droits, ce dont j’ai le droit  est  permis, autorisé par la loi, protégé par la force publique contre ceux qui le menaceraient. Donc en renonçant par le contrat social à la liberté naturelle, en aliénant celle-ci, le citoyen n’a donc pas renoncé à la liberté, il a au contraire mis en place l’artifice lui permettant de jouir d’une liberté effective, réelle. Loin que la loi civile soit le tombeau de la liberté, elle en est la condition.

  Rousseau souligne la même chose, aux lignes 8/9 concernant la possession et le droit de propriété. La possession est un fait conséquence de la conquête par la force d’un territoire ou par le fait qu’on l’occupe. Mais c’est précaire, on peut être conquis ou si on quitte un lieu, le perdre. L’avantage du droit de propriété, c’est que celle-ci est légitime et garantie, même si du coup on peut peut-être moins posséder, ni voler ce qui appartient à l’autre. On possède peut-être moins ou plus difficilement, mais ce qui est à nous, le reste et est protégé par la loi, la force commune.

  • Mais Rousseau va même plus loin, non seulement la liberté est garantie et protégée, mais en plus elle est bien réelle. Ramené à sa signification fondamentale, le contrat social consiste à renoncer à une liberté fictive, illusoire pour une liberté réelle. La liberté réelle, c’est pour Rousseau la liberté morale : l’autonomie , « l’obéissance à la loi qu’on s’est  prescrite » ( ligne 11) Etre autonome, cela signifie d’abord être maître de soi au plan individuel, donc capable de s’affranchir des inclinations naturelles( de l’hétéronomie des pulsions, instincts et même désirs) pour soumettre sa conduite à la  loi qu’on se donne par l’exercice de sa raison. Etre libre, c’est alors être raisonnable. Mais c’est aussi être  maître de soi au plan collectif, donc capable en obéissant à la loi d’obéir à la raison et qu’à soi. C’est le cas dans le contrat que propose  Rousseau avec le principe de souveraineté fractionnée absolue, où chacun est membre du souverain absolu. Du coup chaque citoyen n’impose rien aux autres qu’il ne s’impose à lui-même et en obéissant à la loi, il n’obéit qu’à lui-même (pas d’hétéronomie). 

Mais  on a fait au contrat social de Rousseau plusieurs objections. Cette idée de liberté comme autonomie dans la citoyenneté pourrait paraître d’un autre âge. Ce serait la liberté des Anciens (du citoyen grec qui se sent libre  car il participe à la vie politique) à laquelle ne se réduit pas celle des Modernes, selon Benjamin Constant. « Il ne s’ensuit pas que l’universalité des citoyens ou ceux par qui ils sont investis de la souveraineté puissent disposer souverainement de l’existence des individus. Il y a, au contraire, une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante et qui est de droit hors de toute compétence sociale ». écrivait-il dans Ecrits politiques. On oppose souvent Hobbes à Rousseau, mais finalement si le pouvoir souverain est absolu chez Hobbes, il l’est aussi chez Rousseau. Il faut se plier à la volonté générale tout aussi absolue : au chapitre VII, Rousseau le dit :  « afin que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose qu’on le forcera d’être libre ; car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie le garantit de toute dépendance personnelle ; condition qui fait l’artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels sans cela seraient absurdes, tyranniques et sujets aux plus énormes abus. » Certains vont donc voir chez Rousseau un despotisme ou un danger car si le peuple est totalement souverain, cela peut être la tyrannie de la foule ou la dérive d’un pouvoir sans contre pouvoir, d’où par exemple le conseil constitutionnel habilité à vérifier la constitutionnalité des lois adoptées par le parlement, qui perd sa souveraineté absolue et est contrôlé pour éviter que sous l’influence des passions populaires,  il impose une loi liberticide..Sans aller jusque là,  Rousseau reconnaît que l’idéal de son contrat social s’avère très difficile à mettre en place (voir conditions d’application), d’où là encore des dérives possibles.

 Conclusion.

 Nous avons vu que Rousseau voulait dans ce texte prouver que l’entrée dans l’état civil n’était pas pour l’homme un simple changement de cadre de vie mais qu’il s’agissait d’un changement radical et « béni » de nature : d’animal, l’homme devient véritablement homme, d’esclave de ses impulsions, il devient véritablement libre et raisonnable. Nous avons souligné les limites de cette conceptions, en particulier que la soumission à la loi soit nécessairement synonyme de liberté. C’est le cas si on entend la liberté comme autonomie et si la loi est bien ce qu’elle doit être, mais si on entend la liberté comme liberté individuelle, on doit admettre que la loi est inévitablement une limite même si par ailleurs elle définit des libertés autorisées et garanties. Il faut accepter de se soumettre à un tout et comme le dit Schopenhauer cette volonté d’harmonie exige le sacrifice de soi, d’une partie de soi.